Les entreprises françaises de l’eau se sont plues ces derniers temps à présenter l’Inde comme un nouvel eldorado. Ce marché au potentiel quasi illimité allait leur permettre de relancer leur expansion commerciale, de redorer leur image de marque, mais aussi de prouver la validité de la gestion privée de l’eau – un modèle passablement écorné aussi bien en France qu’à l’international.
En mars 2012, Veolia annonçait la signature du premier contrat global de gestion déléguée du service de l’eau à l’échelle d’une municipalité entière, celle de Nagpur dans le Maharastra (2,4 millions d’habitants), pour 25 ans. Annonce qui s’inscrivait dans une multitude de contrats de moindre envergure – projets pilotes sur des zones limitées, construction et maintenance de stations d’épuration, assistance technique et managériale, etc. –, souvent présentés comme des préalables à la signature de contrats plus importants. Dans l’État du Karnataka et à Delhi, notamment, les autorités locales ont ouvertement opté pour la mise en place de projets pilotes en vue d’ouvrir la voie, ultérieurement, à une privatisation plus générale. Une perspective alléchante pour Suez et Veolia au vu de l’ampleur du marché potentiel et de ses besoins.
Mais la réalité n’a pas tardé à rattraper les multinationales françaises de l’eau et leurs alliés indiens. Des résistances se sont fait jour aussi bien dans la société civile que dans l’administration. La dénonciation de plusieurs opérations financières douteuses et plus généralement de la connivence entre intérêts politiques et économiques n’est pas restée sans écho dans un contexte politique indien encore marqué par le grand mouvement social contre la corruption de 2011 et 2012. Enfin, en dépit des grands discours sur la supériorité supposée de la gestion privée, les entreprises concernées se sont rapidement trouvées empêtrées sur le terrain. Elles y ont retrouvé exactement les mêmes difficultés qui ont toujours entravé le développement et le fonctionnement d’un service public de l’eau de qualité dans les villes indiennes, en y ajoutant peut-être les désavantages de l’inexpérience et de nouvelles exigences financières impliquant des hausses de tarif à service égal.
Selon un bilan établi en juin 2013 par le magazine indien Outlook, on retrouve les mêmes problèmes dans tous les contrats de privatisation de l’eau récemment conclus en Inde, aussi bien avec les groupes français qu’avec les autres : sur 30 projets, aucun n’aurait encore tenu ses promesses, bien que le prix de l’eau aurait augmenté en moyenne de 100%. Plusieurs seraient au bord du naufrage. L’annulation du contrat de partenariat public privé (PPP) avec Jusco (groupe Tata) dans la ville de Mysore, par exemple, est à l’ordre du jour.
Dans le cas de Nagpur, le consortium privé emmené par Veolia semble avoir fini par faire l’unanimité contre lui. Élus du parti nationaliste du BJP (qui contrôle la municipalité) et du Congrès (opposition municipale) se sont pour une fois mis d’accord entre eux pour demander au maire Anil Sole l’annulation du contrat. Ils mettent en avant une multiplication d’erreurs, de retards et d’incidents, notamment avec les camions-citernes chargés d’approvisionner les quartiers non reliés au réseau, ainsi que la hausse du prix de l’eau pour les habitants. Le maire a promis en mai dernier d’engager des poursuites judiciaires pour obliger le consortium à respecter ses engagements contractuels, mais refuse pour l’instant de remettre en cause le contrat lui-même. Récemment, Veolia et ses partenaires ont dû admettre officiellement qu’il ne tiendraient pas les délais de réalisation des travaux prévus dans le cadre du contrat de financement avec l’État indien. Ce retard risque de remettre en cause les crédits associés et d’augmenter d’autant la facture dont devra s’acquitter la municipalité de Nagpur [1].
Au final, on reste avec une impression lancinante de déjà vu : accusations de corruption, conflits d’intérêts, opacité politique et financière, menaces d’une hausse drastique des tarifs, promesses mirobolantes non tenues, relations tumultueuses avec les autorités politiques locales... On se croirait revenu à la fin des années 1990 et au début des années 2000, lors de la grande vague de la privatisation de l’eau dans les métropoles du Sud, qui s’était soldée pour Suez et Veolia (alors Vivendi) par une série de scandales, de conflits et de départs plus ou moins forcés. Les groupes français sont-ils en train de répéter les errements du passé, et vont-ils vers les mêmes déconvenues ? Le rêve d’une relance et d’une réhabilitation de la gestion privée de l’eau semble déjà avoir du plomb dans l’aile.
Le rêve indien des groupes français de l’eau
Pourquoi l’Inde ? Le pays offre le double avantage d’être un marché « émergent » et, un peu à contre-courant du reste du monde, d’être gouverné par des politiciens ouvertement favorables à la privatisation de l’eau. Contrairement à ce qui se passe en Chine, par exemple, où les autorités encadrent encore strictement les investissements étrangers dans le secteur de l’eau et de l’assainissement, le gouvernement indien est un fervent partisan des « partenariats public privé » (PPP). Il en fait la promotion active à travers sa nouvelle « Politique nationale de l’eau » (National Water Policy) et, de manière plus pragmatique, en conditionnant ses crédits financiers aux États et municipalités à la présence de partenaires privés, indiens ou étrangers.
La plupart des contrats signés par les groupes français l’ont été dans le cadre de joint-ventures avec un petit groupe de firmes indiennes, dotées de solides complicités politiques et intéressées à court ou moyen terme à s’accaparer elles-mêmes la plupart des bénéfices de la libéralisation de l’eau. Une réalité sur laquelle Suez et Veolia n’insistent pas forcément dans leur communication. Les entreprises préfèrent souligner le potentiel quasi illimité du marché indien, du fait de la situation démographique du pays, d’une croissance urbaine chaotique et de l’état de délabrement des équipements et réseaux publics. Comment concevoir que le géant indien, en train d’acquérir le statut de grande puissance économique et politique du XXIe siècle, soit encore incapable d’assurer un service de l’eau moderne et efficace à une grande partie de sa population urbaine (sans parler des zones rurales) ? Comment concevoir que non seulement les pauvres et les exclus, mais même les classes moyennes et aisées ne bénéficient pas encore d’une alimentation en eau courante continue, 24 heures sur 24 et 7 jours par semaine (ce que l’on appelle en Inde le « 24x7 ») ?
À l’ère de la financiarisation de la gestion des entreprises, les projections et les effets d’annonce ont un poids important. Et c’est d’autant plus le cas pour les groupes français de l’eau. Ceux-ci voient leur modèle commercial historique sévèrement remis en cause du fait de la montée des exigences et des critiques, y compris dans leur bastion national. L’eldorado indien tombait à point nommé pour leur donner une nouvelle légitimité commerciale et morale. Suez et Veolia allaient apporter leur technologie et leur savoir-faire aux Indiens pour répondre aux aspirations de confort et de modernité des riches et satisfaire aux besoins vitaux des pauvres.
Cerise sur le gâteau, le contexte indien permettait aussi aux groupes français de se poser en amis des pauvres dépourvus d’accès à l’eau, et en particulier des femmes, des intouchables et de tous les discriminés de la société indienne. Car on n’allait surtout pas répéter les erreurs du passé. La page était tournée. Il s’agissait désormais de montrer comment les entreprises privées peuvent faciliter l’accès à l’eau des plus pauvres, en s’adaptant à leurs besoins particuliers à grand renfort de compétences anthropologiques et de « social business ». Et de prouver ce faisant que ces mêmes entreprises ont un rôle primordial à jouer pour atteindre les « objectifs du millénaire pour le développement », en justifiant au passage les avantages qui leur sont accordés par les institutions financières internationales et les agences d’aide au développement. Veolia opère ainsi en Inde à travers sa filiale Veolia Water India Africa, détenue à hauteur de 80,5%, le reste étant apporté par l’Agence française de développement (AFD) via sa filiale Proparco (5,6%) et la Société financière internationale (groupe Banque mondiale, 13,9%).
À Nagpur, Veolia affichait ainsi fièrement ses objectifs en matière de connexion au réseau des habitants des bidonvilles (« une première en Inde »), et soulignait le lancement d’une étude avec un laboratoire de l’école de commerce ESSEC pour « mieux comprendre les besoins des populations locales, notamment celles vivant dans les bidonvilles et coller au mieux à leurs attentes ». La percée indienne était d’ailleurs d’autant plus cruciale pour Veolia que, comme l’a souligné l’ONG Food and Water Watch, en dépit des beaux discours de l’entreprise sur le droit à l’eau et les objectifs du millénaire, la carte de ses implantations mondiales montre qu’elle évite à peu près systématiquement les pays où le défaut d’accès à l’eau reste un problème. L’Inde est l’une des seules exceptions.
Pour s’assurer que le message passerait bien auprès des investisseurs et de l’opinion publique française, Veolia a même invité un groupe de journalistes français et étrangers à Nagpur en septembre 2012. Bien que cette visite soit intervenue quelques mois à peine après le début effectif de la gestion privée (en mars de la même année), le ton des articles – parus dans le Figaro, les Échos ou encore Paris Match – était euphorique : « Enfin l’eau courante ! », « Une révolution initiée par une entreprise française »… Ces articles racontent tous la même histoire (et souvent interrogent les mêmes personnes) : comment Veolia, en apportant l’eau pour tous en continu, va sauver les pauvres Indiens et (surtout) Indiennes de la maladie, de la misère, de l’arriération et de l’exclusion. Et comment, du même coup, l’entreprise est en train de s’ouvrir un marché au potentiel infini. Les voix critiques n’y occupent qu’une place très marginale.
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Faites un donNagpur : Veolia empêtrée
Évidemment, ces articles omettaient de signaler que la grande majorité des investissements consentis provenait de fonds publics (nationaux et locaux), permettant à Veolia de se prévaloir des succès obtenus (aussi douteux qu’ils se soient avérés ensuite) sans en avoir assumé tous les risques, en particulier financiers. Ou encore de préciser que le groupe français ne détient que 51% des parts du consortium Orange City Water Ltd (OCW) et est associé à des partenaires locaux, en l’occurrence le géant indien du BTP Vishvaraj Infrastructure, dont il dépend pour ses bonnes relations politiques et pour la réalisation de ses promesses. Le groupe Vishvaraj constitue un bon exemple des acteurs indiens avec lesquels Veolia et Suez doivent nouer alliance : ayant accumulé en quelques années des profits énormes à travers ses concessions autoroutières, le groupe cherche désormais à s’étendre dans le secteur de l’eau, en profitant de son « expertise » en matière de PPP.
Surtout, ces articles ignoraient superbement les problèmes qui étaient en train de s’accumuler au même moment et qui empoisonnaient peu à peu les relations entre l’opérateur privé, une partie des habitants et les autorités. Selon le Times of India, Veolia avait même invité ces journalistes sans notifier le régulateur ni la municipalité. Et ceci intervenait à un moment où les autorités attendaient plutôt la visite d’une délégation du quartier général de Veolia pour « remettre de l’ordre », suite aux plaintes qui avaient été transmises aux dirigeants de l’entreprise par écrit et par oral quelques mois auparavant quant aux retards accumulés dans les travaux. Au moment même où la presse française saluait le contrat de Veolia sur un air de « mission accomplie », les chiffres de la municipalité de Nagpur indiquaient que la firme avait remplacé seulement 27 kilomètres de réseau et connecté 876 nouveaux foyers en 9 mois, un rythme largement insuffisant pour tenir ses engagements. Parallèlement, certains agents de l’OCW étaient accusés d’avoir facturé illégalement des sommes importantes aux habitants des bidonville pour leur connexion au réseau (qui devait théoriquement être gratuite) et leur consommation, et de les avoir menacé de couper l’eau en cas de non paiement [2].
Tout s’est donc passé comme si, pour les dirigeants de Veolia, les plaintes des autorités locales ne pesaient pas lourd par rapport aux exigences de la communication financière dans une période boursière difficile. Au moment même où l’entreprise peaufinait son marketing financier, le PDG de Veolia Inde Patrick Rousseau confiait au Times of India : « Nous avons du mal à trouver dans la ville la main d’œuvre qualifiée, les machines et les équipements nécessaires. Mais l’entreprise espère accélérer les travaux et les achever à temps avec l’aide de son partenaire local. Cela me dérange que Veolia soit mis sur le banc des accusés alors que c’est de la responsabilité de l’OCW [filiale à 51% de Veolia, NdR] [3]. »
Dans la même enquête
Certes, les objectifs de départ étaient ambitieux. Dans son communiqué de presse, le groupe soulignait ainsi que le contrat passé avec la municipalité de Nagpur (Nagpur Municipal Corporation) impliquait la connexion au réseau de la totalité de la population de la ville, bidonvilles compris, en cinq années seulement, soit la pose de 6000 à 8000 nouveaux compteurs par mois dans des conditions difficiles. Le contrat devait être la vitrine de Veolia en Inde, et prouver que la gestion privée de l’eau et les PPP pouvaient apporter l’eau 24 heures sur 24 non seulement aux classes moyennes et aisées, mais aussi aux pauvres.
Pour prouver sa capacité à atteindre ces objectifs, Veolia prétendait s’appuyer sur le « succès » du projet-pilote conduit depuis 2009 par l’entreprise française sur la zone de Dharampeth – celui-là même pour lequel les journalistes des Échos, du Figaro et de Paris Match avaient tant d’éloges. Il semble toutefois que les résidents de la zone n’aient pas été interrogés sur le bilan qu’ils en tiraient eux-mêmes. Et pour cause, peut-être. Le prix de l’eau y aurait été augmenté de 3 à 8 roupies par kilolitre, suscitant de violentes manifestations des résidents [4]. En 2011, une étude indépendante de l’Administrative State College of India (ASCI) [5] concluait que l’objectif d’approvisionnement continu de tous les foyers de la zone n’avait été atteint qu’à 50%. Elle notait aussi que les résidents n’avaient pas renoncé à leurs anciennes habitudes de stockage de l’eau et que la firme française n’avait pas remplacé les vieilles canalisations, ce qui annulait les bénéfices sanitaires d’un approvisionnement continu. En avril 2013 encore, la presse signalait qu’une partie de la zone de Dharampeth était toujours approvisionnée au moyen de camions-citernes.
Des questions se sont fait jour à propos des conditions de négociation du contrat global de PPP. Celui-ci a été signé entre le consortium privé OCW et la Nagpur Environmental Services Ltd (NESL), ancien opérateur public et entreprise détenue par la municipalité de Nagpur, mais sur laquelle elle semble n’exercer qu’un contrôle limité. Le rôle ambigu du directeur exécutif de la NESL, Shashikant Hastak, a été mis en cause. Architecte du contrat et soutien indéfectible du consortium privé, il aurait notamment accepté un voyage en France payés par Veolia. Apparemment proche des hautes sphères du BJP, il aurait néanmoins été suspendu de ses fonctions suite aux allégations de corruption et de harcèlement des habitants des bidonvilles, et remplacé par le leader local du BJP.
Les aspects financiers du contrat ont également été dénoncés par plusieurs parties prenantes. L’opposition municipale estime que le service de l’eau est devenu nettement plus cher pour la ville de Nagpur depuis le début de la gestion privée, en raison notamment des frais de gestion élevés accordés à OCW. Les dépenses annuelles de la municipalité auraient augmenté de 50% entre 2010-2011 et 2011-2012. Selon un militant politique et syndical au sein de la municipalité, l’OCW aurait délibérément surestimé le volume d’eau distribué pour gonfler ses revenus. Les opposants ont également accusé OCW de facturer certains services et équipements au prix fort à la municipalité, pour ensuite n’utiliser que des matériaux de qualité inférieure et sous-payer leurs sous-traitants (suscitant notamment un grève de la faim des plombiers de la ville). Le bureau du Contrôleur et Auditeur Général de l’État du Maharastra a lui aussi relevé de nombreuses irrégularités dans les opérations financières liées aux contrat de PPP signé par Veolia.
Fin 2012, la municipalité a discrètement relevé son budget estimé pour l’opération de 3,88 à 5,66 milliards de roupies (de 46 à 67 millions d’euros), alors même que les subventions gouvernementales avaient été accordées sur la base du budget initial [6].
Cette opacité financière n’a pas contribué à apaiser les inquiétudes de la population quant à une augmentation future du prix de l’eau, qui est l’une des principales sources de résistance à la privatisation. Au moment de la passation du contrat, le directeur de la NESL Shashikant Hastak indiquait qu’aucune décision n’avait été prise en matière de prix de l’eau, et Veolia assurait que « pour l’instant », la firme n’était pas dans une logique de rentabilité économique. Déclarations qui n’ont jamais inspiré confiance aux opposants à la privatisation. L’installation du réseau devait s’accompagner d’une généralisation des compteurs d’eau, avec pour objectif d’introduire un « changement de mentalités » parmi les résidents, en les habituant à devoir payer pour leur eau. Certes, les habitants des bidonvilles devaient bénéficier d’un traitement préférentiel, mais les diverses allégations sur les pratiques de certains agents corrompus de l’OCW montrent que ces bonnes intentions ont dû mal à trouver leur traduction dans les faits. Les opposants estiment quant à eux que même les nouvelles factures « légales » associées à l’arrivée de l’eau en continu sont financièrement hors de portée pour les habitants des bidonville [7].
La mise en place de méthodes innovantes de « social business » destinées à toucher les populations les plus pauvres – par exemple l’emploi de « water friends » pour sillonner les quartiers et prêcher la bonne parole quant au « changement de mentalités » attendu – suffira-t-elle à atténuer cette dure réalité ? Les critiques de la privatisation estiment qu’on retrouve là une stratégie adoptée depuis 20 ans par les institutions financières internationales et les grandes entreprises pour imposer en douceur la gestion privée de l’eau : tout d’abord, à coups de financements publics, étendre le service de l’eau dans des conditions relativement bénignes pour les habitants, puis les habituer progressivement à devoir payer pour leur eau. Une stratégie qui n’a jamais vraiment résisté à l’épreuve de la réalité – jamais la privatisation n’a recueilli les faveurs du public -, et il ne semble pas que Nagpur vienne infirmer la règle.
Plutôt que la mise en place et l’opération d’un réseau moderne assurant un approvisionnement continu en eau de bonne qualité, la réalité quotidienne du consortium emmené par Veolia semble parfois consister plutôt à coordonner laborieusement une vaste flotte de camions-citernes se relayant pour alimenter les quatre coins de la ville. Des camions-citernes ont continué à circuler dans des zones théoriquement reliées au réseau, sans que l’on sache toujours bien si c’est parce que l’eau n’y coulait pas ou parce que le business des camions-citernes était trop lucratif pour être abandonné – ou les deux. En avril 2013, selon le Times of India, la Nagpur Municipal Corporation et OCW opéraient pas moins de 240 camions-citernes effectuant 1440 déplacements par jour. Ce dernier était en train d’installer un système de GPS pour surveiller ces déplacements et prévenir les détournements d’eau. Le consortium emmené par Veolia semble en effet avoir de grandes difficultés à contrôler le comportement de ses conducteurs de camion, qui n’assureraient qu’un approvisionnement aléatoire, et souvent moyennant pots-de-vin, en pleine situation de pénurie. Des pratiques qui ont entraîné au printemps 2013 des émeutes dans plusieurs quartiers, les élus locaux étant parfois au premier rang des habitants pour saccager ou brûler les bureaux de l’opérateur privé. (OCW a répliqué à travers une communiqué de presse accusant ces élus d’interférer avec son travail et de nuire à l’ approvisionnement de la population.) Dans d’autres cas, les habitants auraient même empêché les employés du consortium privé de poser de nouvelles canalisations dans leur quartier [8]...
Citoyens et élus de tous bords réclament désormais l’annulation du contrat et dénoncent l’incompétence de l’opérateur privé, qui aurait multiplié les erreurs et les cafouillages, avec pour résultat de provoquer une pénurie artificielle. Un nouveau réservoir tout neuf aurait ainsi été mis en service dans la précipitation, pour des raisons politiques, sans avoir été nettoyé auparavant des déchets qui l’encombraient, d’où des problèmes de contamination tels que le service a dû être interrompu pendant quinze jours. Certaines zones de la ville auraient vu arriver moins d’eau que ce qu’elles recevaient auparavant. Selon les partis d’opposition, ce serait dû en partie au fait que la municipalité de Nagpur, contrôlée par le BJP a privilégié « ses » quartiers avec la complicité d’OCW, au détriment des quartiers votant pour l’opposition, y compris en « détournant » illégalement les nouvelles sources d’eau prévues pour ces derniers.
Les critiques reprochent également au consortium d’ignorer cavalièrement les plaintes qui leur sont adressées, même lorsqu’elles émanent d’élus locaux. Le débat a pris une ampleur nationale, mobilisant la Coalition nationale contre la privatisation de l’eau qui s’est constituée au niveau de l’Inde entière, le cas de Nagpur étant encore parfois présenté comme un « succès » prouvant la supériorité de la gestion privée.
Le maire de Nagpur Anil Sole refuse toujours l’abandon pur et simple du PPP. Fin mai 2013, il a toutefois autorisé le lancement d’une procédure en contentieux contre Veolia et OCW pour non respect d’un certain nombre de conditions contractuelles, notamment les retards dans les travaux de maintenance et l’absence d’approvisionnement en eau de quartiers pourtant connectés au réseau (Veolia dément aujourd’hui l’existence d’une telle procédure). Il a également annoncé une enquête sur les cas de détournement d’eau à des fins privées, qui seraient le fait de cadres de l’opérateur privé et du régulateur public.
En septembre 2013, la presse annonçait que pour la première fois, l’opérateur privé reconnaissait officiellement qu’il ne serait pas en mesure de tenir ses engagements en termes de travaux et de nouvelles connexions d’ici la date limite du 31 mars 2014. Ce délai, prescrit dans le cadre du programme de rénovation urbaine initié par le gouvernement central (la Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission, ou JNNURM), avait pourtant déjà été repoussé de deux ans [9]. Un retard dont l’opérateur privé n’est pas le seul responsable mais qui, s’il se confirme, pourrait entraîner l’annulation pure et simple des crédits associés, et augmenter encore d’autant la facture dont devront s’acquitter l’opérateur et la municipalité de Nagpur, c’est-à-dire, in fine, les habitants de la ville.
Autre signe des difficultés dans lesquelles se débat l’opérateur privé, l’entreprise DRA, l’un de ses principaux sous-traitants pour la conception et la réalisation du projet, avec qui les relations ne semblent pas avoir été au beau fixe, annonçait au même moment qu’il cessait tous travaux sur la centrale de potabilisation de Pench IV, cruciale pour l’approvisionnement de la ville et pour la viabilité du contrat de PPP, faute d’avoir été payé pour ses services depuis plus d’un an.
PPP en Inde : quand la réalité se venge
Les partenariats publics privés dans le secteur de l’eau ont déjà une longue histoire en Inde. Plusieurs fois, depuis les années 1990, les gouvernements successifs ont essayé d’initier une libéralisation du secteur, avec le soutien des institutions financières internationales et des diplomaties occidentales. À chaque fois, ils se sont heurtés à une vive résistance politique, citoyenne et bureaucratique qui a mis ces velléités en échec.
Les groupes français étaient parties prenantes de ces efforts. Au tout début des années 2000, avec le soutien actif de la Banque mondiale, Degrémont, filiale de Suez environnement, s’était vu accorder un contrat de type BOT (build-operate-transfer) pour la construction de l’usine de traitement Sonia Vihar à Delhi. Contrat qui aurait été secrètement conçu par les parties concernées et par les autorités de Delhi comme un prélude à la privatisation du service de l’eau à l’échelle de toute la métropole – une stratégie similaire à celle menée aujourd’hui avec les projets pilotes. La mobilisation de la société civile avait permis de porter à la connaissance du public la teneur du contrat secret conclu entre Degrémont et les autorités de Delhi, ainsi qu’un certain nombre d’irrégularités financières et de conflits d’intérêts dans les relations entre les autorités de Delhi, la Banque mondiale, les consultants et les firmes privées. Retards et problèmes se sont ensuite accumulés au cours de la construction de la centrale et du barrage de Tehri (également par Degrémont) qui devait l’approvisionner, et la tentative a tourné court [10].
La récente vague de PPP dans les villes indiennes correspond au lancement du programme de rénovation urbaine Jawaharlal Nehru, qui inclut un certain nombre de mesures destinées à encourager l’ouverture aux capitaux privés. Cette nouvelle génération de PPP s’est rapidement retrouvée sous le feu des critiques. Selon le magazine Outlook, qui a proposé son propre bilan (largement négatif) des PPP dans le secteur de l’eau, la Commission de planification de l’État indien s’est récemment penché en détail sur 13 exemples de PPP et les a tous évalués négativement, et a considéré que quatre d’entre eux n’étaient pas même viables. La ville de Latur dans la Maharastra a été la première à se trouver contrainte de reprendre contrôle de son système d’eau, qu’elle avait confiée à la société indienne SPML (également impliquée dans tous les PPP de Delhi). En réponse à ces critiques, les entreprises concernées mettent souvent en cause les pressions politiques et la désorganisation des agences et autorités publiques, ainsi que les chiffres erronés qui leur auraient été fournis au moment de l’appel d’offres.
Le magazine Outlook suggère que les PPP ont bénéficié principalement aux couches les plus aisées, tandis que les populations modestes se sont retrouvées sous le coup d’une hausse des prix et sous la menace d’une coupure de l’eau en cas d’impayé, alors même que les entreprises dans le même cas bénéficiaient d’une indulgence proportionnelle à leurs relations politiques. Le magazine estime que le prix de l’eau a augmenté en moyenne de 100% dans les zones sous PPP.
Ceux-ci sont également loin d’avoir tenu leurs promesses en matière d’apport d’investissements privés. L’exemple de Nagpur n’est pas isolé. Une étude réalisée en 2011 par le Centre for Science and Environment de Delhi montre que dans les PPP relatif au secteur de l’eau en Inde, les partenaires privés ne contribuent en moyenne qu’à hauteur de 29% des sommes investies (et dans certains cas, comme à Mysore, rien du tout), le reste étant apporté par les autorités locales, le gouvernement central ou les bailleurs de fonds internationaux. Malgré sa faiblesse, la présence de capitaux privés à rémunérer sert ensuite à justifier l’augmentation du prix de l’eau.
L’État du Karnataka a joué un rôle de pionnier dans la mise en œuvre de la politique de privatisation de l’eau en accordant plusieurs contrats relativement modestes à Veolia (mais soupçonnés de n’être qu’une préparation à la privatisation de l’eau dans des villes plus importantes, notamment Bangalore), ainsi que le contrat de l’eau et de l’assainissement de Mysore à Jusco. Aujourd’hui, les opposants locaux réclament l’annulation de ce dernier contrat au motif que Jusco n’aurait satisfait à aucun de ses objectifs de performance, et aurait même fourni des certificats falsifiés pour obtenir le contrat. Les autorités de Mysore et du Karnataka ont déjà infligé plusieurs amendes à Jusco pour non respect de ses objectifs contractuels.
Les projets pilotes de Veolia dans le Karnataka présentent des indicateurs de performance corrects, mais les critiques estiment que c’est dû au fait que l’eau destinée aux zones sous gestion publique a été détournée vers les zones pilotes pour s’assurer que les objectifs purement quantitatifs seraient atteints. Ces critiques ajoutent que le prix de l’eau y a été multiplié par 5 et par 6, et que les différentes sources publiques ou gratuites d’eau ont été délibérément détruites pour s’assurer que les habitants n’avaient d’autre recours que l’opérateur privé. L’entreprise française, si elle en propose un bilan très différent, souligne qu’il s’agit de contrats de portée limitée, financés par les derniers publics et assortie de conditions spécifiques. Les autorités du Karnataka s’apprêteraient désormais à lancer une nouvelle vague de contrats de PPP sur des zones plus vastes.
L’autre grand front de la privatisation, depuis les années 1990, est la métropole de Delhi, où la gestion de l’eau est confiée par la municipalité à un opérateur public, le Delhi Jal Board (DJB) – ni l’un ni l’autre ne cachant leur prédilection pour la privatisation de l’eau. Quatre zones différentes ont été récemment concédées dans le cadre de PPP pilotes. Il s’agissait des premiers contrats à Delhi portant sur la gestion du service elle-même et non sur la construction et maintenance de stations d’épuration. Selon Sunita Narain, la directrice du Centre for Science and Environment, tous ces contrats avaient un acteur commun, la firme indienne Subhash Projects (SPML), associée à différents partenaires étrangers selon les cas, au premier rang desquels Veolia et Suez [11].
Suez participe ainsi à hauteur de 74% auprojet pilote de Malviya Nagar (un contrat de 12 ans estimé à 75 millions d’euros, pour une zone de 14 kilomètres carré abritant environ 400 000 habitants), et Veolia à hauteur de 51% à celui de Nangloi (15 ans, 1 million d’habitants). Dans les deux cas, c’est le DJB qui apporte la majorité des investissements. Lors de la signature de ces contrats, la communication des deux entreprises a déployé exactement le même argumentaire que pour Nagpur : les groupes français allaient apporter « pour la première fois » l’eau en continu aux Indiens [12]. Malheureusement, la passation de ces contrats s’est aussi accompagnée des mêmes problèmes et des mêmes critiques qu’à Nagpur. Ici comme ailleurs, la hausse des prix (pour l’instant, programmés pour augmenter automatiquement de 10% chaque année) constitue le premier sujet d’inquiétude.
Selon S.A. Naqvi, militant du « Front citoyen pour la démocratie de l’eau » qui s’oppose à la privatisation de l’eau depuis deux décennies, les contrats passés « incluent des mécanismes destinés à s’assurer que les parties privées n’ont pas à risquer leurs propres investissements. Durant les deux premières années et demi des projets pilotes, lorsque les consortiums assureront la distribution, le Delhi Jal Board leur versera des frais de gestion très élevés, en plus de payer leurs factures d’électricité, de fournir une eau traitée et de fournir gratuitement ses propres employés à l’opérateur privé. » [13]. Des conditions particulièrement avantageuses que l’on retrouve ailleurs, par exemple dans le contrat de PPP passé à Khandwa, dans l’État du Madhya Pradesh, au profit de la firme indienne Vishwaa Utilities. En retour, comme le souligne encore Outlook, les opérateurs privés ne sont soumis à aucune obligation contractuelle en termes d’économies de l’eau ou d’assainissement, pourtant des problèmes criants dans les villes indiennes, comme si la seule priorité était de leur assurer des revenus.
Mais les opposants à la privatisation portent des accusations plus sérieuses encore contre le DJB et les consortiums privés. Ils estiment ainsi que le coût des travaux et des équipements du projet de Nangloi aurait été délibérément et outrageusement surestimé de plusieurs milliards de roupies par rapport au prix du marché pour avantager les prestataires privés, en l’occurrence Veolia et ses partenaires. Ils signalent aussi que la comparaison avec un autre contrat de PPP, à Patna, montre que des coûts systématiquement supérieurs sur la zone de Nangloi, pour des objectifs moindres, et alors même qu’il ne s’agissait que de rénover et étendre les équipements existants (et déjà rénovés en 2003) au lieu d’en créer de nouveaux. Ces accusations ont été contestée par le DJB ainsi que par Veolia [14]. Des pratiques dont le DJB serait malheureusement coutumier, selon le bureau indien de l’ONG Focus on the Global South : « Une puissante alliance de fonctionnaires corrompus, de lobbyistes, consultants et agents des entreprises (principalement des ingénieurs du DJB à la retraite désormais payés par les firmes privées) est très active au sein du DJB pour faciliter les aspirations du gouvernement de Delhi à privatiser le service de l’eau. (…) La course à la privatisation de l’eau à Delhi a entraîné une détérioration administrative et un effondrement total de la responsabilité financière des fonctionnaires du DJB. »
Il est encore trop tôt pour évaluer la situation sur le terrain (le consortium de Nangloi ne devait commencer ses opérations qu’au début de l’été 2013), mais la gestion privée de l’eau à Delhi commence sous de bien mauvais auspices.
À quand des infrastructures et services publics de qualité dans les villes indiennes ?
Les problèmes rencontrés par les entreprises françaises signifient-ils que la promesse de l’eau courante 24 heures sur 24, brandie comme un slogan par Veolia et les autres, est vouée à rester une chimère en Inde ? Les journalistes français invités à Nagpur par le groupe français s’étonnaient que certains Indiens puissent être opposés à la notion d’une alimentation continue en eau. Sur le papier, les bienfaits du 24x7 sont indéniables : l’approvisionnement continue à pression suffisante évite les contamination bactériales de l’eau, il prévient la détérioration accélérée des canalisations, et évite de devoir recourir à des sources alternatives plus coûteuses ou risquées. Mais les critiques invoquent le risque d’encourager le gâchis d’une ressource rare dans de nombreuses régions indiennes, surtout lorsque les contrats de PPP se focalisent sur des objectifs quantitatifs et ne sont accompagnés d’aucune forme de responsabilisation sur la gestion durable et la conservation des ressources disponibles. Les projets pilotes de 24x7, même lorsqu’ils fonctionnent à peu près correctement, sont extrêmement coûteux et extrêmement gourmands en eau, ce qui pose des questions sur leur viabilité à une échelle plus large.
Le plus souvent, le rejet du 24x7 dans la population traduit la crainte d’une augmentation vertigineuse du prix de l’eau – une résistance à ce « changement de mentalités » que Veolia appelle de ses vœux. Au final le slogan du 24x7 sonne bien vide s’il n’est qu’une occasion pour des entreprises de BTP de s’enrichir en posant des canalisations ou en construisant des nouvelles usines de traitement, sans garantie que des ressources suffisantes existent, ni que cette eau ne sera pas perdue, détournée, ou facturée au prix fort, ni sans garantie non plus que le réseau d’assainissement se développera au même rythme, auquel cas les avantages de l’alimentation continue resteront modestes au mieux.
Sunita Narain n’est pas tendre avec la nouvelle génération de partenariats public privé. Selon elle, la manière dont ces contrats sont conçus et mise en œuvre est foncièrement à la réalité des villes indiennes, notamment du point de vue de leur viabilité financière. Au lieu de réfléchir à quoi pourraient ressembler des infrastructures adaptées à la réalité indienne, les PPP existants reposent sur l’illusion qu’il serait possible d’amortir les investissements de construction, opération et maintenance du réseau d’eau avec les revenus collectés auprès des usagers, au prix d’une augmentation du prix de l’eau. Dans la pratique, la réalité de la pauvreté et l’inadaptation des systèmes de gestion et de gouvernance rendent cette approche quasi impossible. D’où la tentation, pour les opérateurs privés, de se rémunérer au maximum sur les travaux plutôt que sur l’opération au quotidien du réseau. Ou encore de renégocier en permanence les conditions du contrat et les financements qui doivent leur être attribués au motif que les données fournies lors de l’appel d’offre étaient erronées, et les travaux à réaliser sous-estimés. Pire encore, les contrats se concentrent sur la partie économiquement la plus rentable du système, celle de l’approvisionnement en eau potable proprement dit, en négligeant complètement l’enjeu tout aussi important du traitement et de l’assainissement, qui sont laissé à des opérateurs publics privés de revenus. « Le secteur public en prend un nouveau coup et le secteur privé n’en tire pas de bénéfices. Il n’y a pas développement. Ce à quoi on assiste, c’est au pillage au nom de la croissance. »
Au moment de la promotion du contrat de Nagpur, Veolia, tout en admettant que son chiffre d’affaires en Inde ne représentait encore que quelques dizaines de millions d’euros annuels, se plaisait à faire miroiter des perspectives de développement « quasi illimitées », avec « 8000 villes » potentiellement intéressées par des contrats similaires à celui de Nagpur. Suez, de son côté, rêvait de la construction de nouvelles usines de dessalement de l’eau de mer à Mumbai, Chennai et sur toutes les côtes indiennes, allant jusqu’à inviter des journalistes indiens en Australie pour promouvoir sa technologie. En est-il encore de même aujourd’hui alors que la croissance économique indienne semble battre de l’aile et que les entreprises privées de l’eau sont aux prises avec des difficultés politiques et techniques considérables [15] ?
Olivier Petitjean
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Photos : Vinod Chandar, cc ; ¡kuba ! cc ; India Water Portal ; tcktcktck cc.