Comment définiriez-vous la grande entreprise, ou corporation en anglais ?
Joel Bakan : La grande entreprise est une construction légale. Elle n’a pas été créée par Dieu ni par la Nature. C’est un ensemble de relations, créé au moyen du droit et que le droit permet de faire respecter, destiné à lever des capitaux pour les grands projets des industriels. Sa fonction principale est de séparer les propriétaires d’une entreprise de l’entreprise elle-même. Cette dernière est transformée de manière quasi alchimique en une « personne » (morale) porteuse de droits et d’obligations juridiques, qui lui permettent d’agir dans la sphère économique. Les propriétaires – c’est-à-dire les actionnaires – disparaissent, n’étant plus pertinents d’un point de vue juridique : c’est la personne « enteprise » elle-même (et parfois ses dirigeants et ses administrateurs) qui détient les droits légaux, et qui peut être mise en cause devant les tribunaux en cas de problème.
Il s’ensuit que le seul risque pour les actionnaires est de perdre de l’argent si la valeur de leurs actions baisse. Ils ne peuvent être poursuivis pour rien de ce que fait la multinationale. En outre, afin de créer des conditions encore plus favorables à leur investissement, la loi impose aux dirigeants et aux administrateurs de l’entreprise l’obligation d’agir selon les intérêts (évidemment financiers) des actionnaires.
L’intérêt de cette construction très favorable aux actionnaires est qu’elle a créé une forte incitation pour de nombreuses personnes, en particulier issues de la classe moyenne émergente des XIXe et XXe siècles, à investir dans des entreprises capitalistes. C’était là l’objectif principal de la « grande entreprise » : générer la base de capital nécessaire au financement des grands projets – chemin de fer, usines, etc. – qui ont rendu l’industrialisation possible. De fait, c’était fondamentalement une institution de « crowdfunding », comme on dit aujourd’hui.
Et qu’est-ce qu’est devenue cette institution depuis ?
La fonction centrale de la grande entreprise – concentrer des milliers, voire des millions de capitaux d’investisseurs en une seule firme – a aussi créé les conditions pour que ces firmes deviennent de plus en plus grosses et de plus en plus puissantes. Initialement, des limites étaient imposées à leur pouvoir – limites à leur croissance, restrictions sur les investissements dans plusieurs secteurs à la fois, droit de la concurrence, etc. - mais elles ont été affaiblies et éliminées au cours du XXe siècle. Aujourd’hui, les grandes entreprises peuvent fusionner, acquérir, et devenir de plus en plus grosses, accumulant toujours plus de pouvoir sans rien pour les contraindre. C’est ainsi qu’elles sont devenues ces vastes concentrations de capital qui dominent non seulement l’économie, mais aussi la société et la politique.
Elles ne sont pas démocratiques et sont légalement tenues de servir les intérêts de leurs actionnaires dans tout ce qu’elles font. Vous avez donc ces institutions énormes et puissantes, institutionnellement obligées de poursuivre leur intérêt propre quelles que soient les conséquences, déterminées à renverser ou contourner tout ce qui entrave leur mission de créer de la richesse pour des actionnaires anonymes et irresponsables – qu’il s’agisse de régulations, de fiscalité ou de service public –, sans responsabilité démocratique vis-à-vis de ceux (autres que les actionnaires) qui sont affectés par leurs décisions et leurs actions.
Qu’est-ce qui a changé durant les 15 années écoulées depuis que vous avez écrit The Corporation ?
Certaines différences sont évidentes. Les géants de la technologie n’existaient pas à l’époque de notre projet (ou du moins pas sous leur forme dominante d’aujourd’hui). Le changement climatique était un problème, mais pas encore la crise urgente et existentielle qu’il est devenu aujourd’hui. L’extrême-droite populiste était encore marginale, la mondialisation battait son plein, et les multinationales – tirant les leçons des luttes altermondialistes de par le monde et soucieuses de la défiance croissante de l’opinion et des inquiétudes suscitées par leur pouvoir croissant – ont changé de manière stratégique leur image et leur mode opératoire.
Dans la même enquête
À peu près au moment de la sortie de mon premier livre et du film, les multinationales ont commencé à prendre des engagements grandiloquents de durabilité et de responsabilité sociale : consommer moins d’énergie, réduire leurs émissions, aider les pauvres, sauver les villes, et ainsi de suite. Capitalisme créatif, capitalisme inclusif, capitalisme conscient, capitalisme connecté, capitalisme social, capitalisme vert... Tels étaient les mots d’ordre à la mode, visant à faire croire que le capitalisme était en train de muter vers une version plus sensible au social et à l’environnement.
L’idée fondamentale, quelle qu’ait été la rhétorique dans laquelle elle était enveloppée, était que les multinationales avaient fondamentalement changé, qu’en dépit du fait que la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) et la durabilité étaient restées auparavant à la marge – un peu de philanthropie ici, quelques mesures vertes là –, elles étaient désormais ancrées dans l’ethos même et les principes opérationnels des multinationales.
Et alors, cela a changé quelque chose ?
Oui, mais le changement n’a pas été nécessairement positif. Le sous-titre de mon nouveau livre est « Pourquoi les ’bonnes’ entreprises sont mauvaises pour la démocratie ». Je m’explique. Pour commencer, malgré toute la belle rhétorique, la « nouvelle » multinationale reste fondamentalement la même qu’avant. Le droit des affaires n’a pas changé. La configuration institutionnelle des grandes entreprises n’a pas changé. Ce qui a changé, ce sont les discours, et certains comportements. Le nouvel ethos est bien résumé par le slogan « faire des profits en faisant le bien » : trouver une synergie entre gagner de l’argent et apporter des bénéfices sociaux et environnementaux, au lieu de partir du principe que ces objectifs sont incompatibles.
Ainsi donc, les multinationales parlent beaucoup aujourd’hui de leur objectif de faire le bien, mais elles parlent nettement moins du fait qu’elles ne feront jamais le bien que pour autant que cela leur permettra de faire de l’argent. Malgré toutes les proclamations exaltées, il n’en reste pas moins que les multinationales ne sacrifieront jamais – de fait, ne peuvent pas sacrifier – leur intérêt et celui de leurs actionnaires pour faire le bien. C’est une contrainte fondamentale. Et c’est aussi de fait une licence pour « faire le mal » dès lors qu’il n’y a pas de justification économique de faire le bien.
L’autre problème – et c’est ici que nous en venons à la question de la démocratie – est que les multinationales utilisent le prétendu « bien » qu’elles font désormais pour faire valoir qu’elles n’ont plus besoin d’être régulées par les gouvernements, parce qu’elles peuvent maintenant s’auto-réguler ; et aussi qu’elles peuvent faire mieux que le gouvernement pour gérer les services publics comme l’eau, les écoles, les transports, les prisons, et ainsi de suite.
S’il est un domaine où les multinationales ont été particulièrement rusées, c’est bien celui du climat. Elles ne peuvent plus dénier la réalité du changement climatique de manière crédible, donc elles y ont renoncé. Au lieu de ça, elles disent : « Oui, c’est une réalité, nous le reconnaissons. Désormais nous nous en préoccupons, nous pouvons mener le mouvement et apporter des solutions. Nous n’avons pas besoin de régulations étatiques. »
Parlez aux scientifiques, ils vous diront tous que nous aurions déjà dû passer aux énergies renouvelables hier pour empêcher des scénarios cataclysmiques, et que tout cela va nécessiter des changements massifs, conduits par les États. Parlez aux industriels des énergies fossiles, ils vous diront quelque chose de très différent, quelque chose de plus compatible avec leurs projets de continuer à profiter des énergies carbonées aussi longtemps que possible. Ils disent que nous avons le temps, que nous ne devrions pas et ne pouvons pas passer aux renouvelables rapidement, que le gaz naturel et le « fracking » sont de bonnes alternatives, qu’il n’y a aucun problème à ce qu’ils continuent de développer des mégaprojets d’extraction d’énergies fossiles (y compris du charbon, comme la mine Adani en Australie), qu’ils peuvent prendre en charge le développement des renouvelables. Bref, que nous devrions nous fier à eux – et pas aux gouvernements – pour trouver une solution pour le climat.
En décembre 2019, le géant pétrolier BP a lancé une campagne de promoition de son engagement pour un avenir bas-carbone. Les avocats de ClientEarth ont déposé plainte, accusant BP de tromper les consommateurs, dès lors que sur 100 livres sterling, BP en consacre moins de 4 aux investissements bas-carbone, contre 96 pour continuer à alimenter la crise climatique.
Cette nouvelle stratégie est probablement encore plus dangereuse que le déni pur et simple. En s’affichant désormais comme « les gentils », ils embrouillent et obscurcissent la réalité de leurs intentions de manière plus subtile, usant de leur influence sur les gouvernements et dans les sommets climatiques pour s’assurer que leurs modèles commerciaux à base d’énergie fossile restent largement préservés.
Dans mon premier livre The Corporation, j’ai dit que si les multinationales étaient véritablement des personnes, du fait de leur comportement et de leurs traits de personnalité, elles seraient considérées comme des psychopathes. Aujourd’hui, en se recouvrant le visage d’un masque, elles sont devenues de fait des « psychopathes charmeurs ».
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Faites un donL’essor des géants du numérique change-t-il la nature de la multinationale ?
Lorsque l’internet et l’intelligence artificielle sont mises au service de la compulsion de générer des profits, le pire est à craindre. Certes, comme le soulignent les défenseurs de la Silicon Valley, il en résulte des innovations et des « disruptions ». Mais ni les unes ni les autres ne sont nécessairement de bonnes choses. Par exemple, les innovations des géants du numérique ont provoqué une « disruption » de la lutte contre les monopoles.
Chez beaucoup de ces géants, la recherche de monopole est le cœur même de leur modèle commercial. Facebook, par exemple, doit être l’endroit par où tout le monde passe pour se connecter socialement. Amazon doit être la plateforme unique pour tous les consommateurs et les vendeurs, Google le moteur de recherche que tout le monde utilise. La valeur de ces entreprises est fondée sur le fait qu’elles sont l’endroit par où tout le monde passe. Ce qui leur donne un monopole sur les deux choses qui ont de la valeur dans l’industrie du numérique : l’attention et les données.
Cela les incite aussi à aller au-delà de leur secteur d’origine et à en envahir et dominer d’autres – comme lorsque Amazon se lance dans le cloud ou le médicament, lorsque Facebook devient un portail d’information d’actualités jouant un rôle plus en plus central dans les campagnes électorales, ou que Google s’essaie à l’urbanisme avec Sidewalk Labs. Les lois anti-monopole et les autorités de concurrence sont trop faibles (du fait de la dérégulation) et n’ont pas la volonté politique de suivre, ce qui a permis à ces entreprises de devenir des mastodontes qui étouffent leurs concurrents et exercent une influence illégitime sur la politique et la société – bref, qui « disruptent » la démocratie elle-même.
Un autre problème est que ces multinationales collectent toujours plus de données et cartographient par la triangulation nos moindres mouvements et nos moindres émotions, à mesure que les objets de notre vie quotidienne sont de plus en plus connectés à l’internet (à travers l’« Internet des objets ») et que leurs programmes deviennent de plus en plus sophistiqués pour surveiller et prévoir nos actions. On aborde souvent ce problème en termes de vie privée – que notre vie privée est envahie par la collecte de toutes ces données. Mais le vrai problème, c’est le contrôle : comment ces données seront probablement utilisées pour contrôler comment nous agissons, et ce que nous pensons et ressentons, de manière à servir les intérêts économiques des multinationales.
La possibilité pour les employeurs de contrôler les moindres mouvements de leurs travailleurs est déjà à l’oeuvre par exemple avec la micro-surveillance par Amazon de la performance des employés de ses entrepôts. De la même manière, les compagnies d’assurance commencent à surveiller la forme et l’état physiologique de leurs clients assurés sur la vie à l’aide d’appareils portables et autres.
Comment tout ceci affecte-t-il la démocratie ?
À mesure que les multinationales accroissent leur contrôle direct sur les individus grâce à la technologie, il devient plus difficile, sinon impossible, pour les gouvernements démocratiques de réguler les relations entre entreprises et citoyens. Dès lors qu’une compagnie d’assurances a un contrôle direct sur les individus qu’elle assure – en connaissant leurs habitudes de conduite, ou s’ils sont en bonne forme physique, et en ajustant leurs taux ou refusant des remboursements sur cette base –, il devient plus difficile pour les institutions démocratiques, agences de régulation ou tribunaux, de protéger les droits des consommateurs. Lorsqu’une plateforme comme Uber utilise la technologie pour contourner en pratique la relation d’emploi (une construction réglementaire conçue pour prémunir les travailleurs face au pouvoir largement supérieur de leurs employeurs), ils devient plus difficile de protéger les travailleurs.
La démocratie est également affectée par l’essor de la désinformation, de la haine et des discours incendiaires, qui sont magnifiés par internet et les médias sociaux. Là aussi, cela tient au cœur même du modèle commercial des géants du numérique. Une firme comme Facebook prospère en faisant en sorte que les gens restent connectés et impliqués plus longtemps. Plus est toujours mieux – et les enjeux de vérité, d’intérêt public ou de démocratie ne comptent pas.
De manière plus générale, l’expansion de l’autoritarisme de droite par le biais d’élections démocratiques représente pour une bonne part une réaction face à quarante années de politiques néolibérales qui ont détruit des emplois et des services publics, et donc des vies et des communautés. Les multinationales ont été – et continuent d’être – les fers de lance de ces politiques, en utilisant leurs ressources pour faire du lobbying, financer des campagnes électorales, délocaliser ou menacer de délocaliser leurs usines en réponse à des tentatives de régulation, faire baisser ou éviter l’impôt, et ainsi de suite. Les leaders du mouvement de la « nouvelle multinationale », les mêmes multinationales qui se prétendaient conscientes, socialement responsables et durables, ont été à la pointe de ce mouvement. Aucune d’entre elles n’a dit : « Les valeurs sociales et environnementales sont importantes, donc nous avons besoin de plus de régulation et de plus de taxes pour les protéger. » Bien au contraire.
Les multinationales cherchent aujourd’hui à tirer profit de leur prétendu nouveau visage pour réduire l’espace démocratique, en prétendant, comme signalé auparavant, qu’elles peuvent se réguler elles-mêmes et n’ont pas besoin d’encadrement légal, et qu’on devrait leur confier la fourniture des services sociaux en lieu et place des autorités publiques. C’est coup double pour elles. D’un côté, elles font pression pour éviscérer la capacité des gouvernements à faire face aux problèmes sociaux et environnementaux, de l’autre elles montent au créneau pour qu’on leur confie les tâches que les gouvernements ne sont plus à même d’assurer à cause d’elles. Le résultat de tout ça, c’est moins de gouvernement et plus de multinationales dans nos vies et dans nos sociétés. Ce qui signifie moins de démocratie dans l’ensemble.
Comment la société civile et les mouvements sociaux ont-ils répondu à l’essor des multinationales ?
Ces vingt dernières années ont été marquées par une floraison remarquable de mouvements pour contenir le pouvoir des multinationales et la menace qu’il représente pour la démocratie. Plus de 200 villes dans le monde ont rejeté la privatisation de l’eau en remunicipalisant leurs services (lire Remunicipalisation : comment villes et citoyens tentent, malgré l’austérité, d’inventer les services publics de l’avenir). Des peuples indigènes ont gagné des batailles contre les industries extractives et pour la reconnaissance de leur droit à la terre et à l’autodétermination. Le « mouvement des places », dont le mouvement Occupy, s’est propagé en 2011 dans les villes du monde entier. Des leaders politiques progressistes ont remporté des victoires dans des villes comme Barcelone et Paris en Europe, New York, Jackson, Seattle et Tucson aux États-Unis, Vancouver au Canada – parmi de nombreuses autres.
Aux États-Unis, Bernie Sanders a monté une campagne crédible pour les élections présidentielles (en 2016, et à nouveau en 2020) tout en se réclamant du socialisme, et a inspiré des milliers de candidatures progressistes, dont beaucoup ont débouché sur des victoires électorales, comme celle d’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) et d’autres nouveaux élus à la Chambre des représentants. Et il y a aussi une nouvelle énergie et une nouvelle urgence dans la vague d’activisme en cours dans le monde, avec des mouvements de masse exigeant qu’on agisse face à la crise climatique, contre les projets des industries extractives, pour les droits des indigènes et contre le racisme. Tout ceci est très positif et exaltant.
Nous devons cependant prendre garde aux tentatives des multinationales pour coopter cette vague de résistance. Elles sont déjà en train d’essayer, en tâchant de nous faire croire qu’elles sont les véritables acteurs de changement, que notre meilleure chance de construire un monde meilleur est d’acheter leurs produits « verts », de soutenir leurs initiatives sociales et environnementales, de suivre leurs conseils en matière de recyclage, de réduction, etc.
Les multinationales et leurs PDG prennent position sur de nombreux sujets, et elles nouent de plus en plus de partenariats avec des ONG comme le World Wildlife Fund (WWF) Save the Children (SCF) ou Conservation International, ou encore avec des organisations intergouvernementales comme les diverses entités des Nations unies. Certes, il peut en découler quelques avancées, mais il est essentiel de bien voir que les mêmes multinationales qui s’allient avec les ONG ou prennent position contre le racisme ou la discrimination contre les personnes LGBQT (lesbienne, gay, bisexuel, queer et trans) exercent dans le même temps un lobbying agressif pour échapper au contrôle des gouvernements, réduire la fiscalité, étendre le marché, couper dans les dépenses sociales, et ainsi de suite.
Y a-t-il un rôle pour la multinationale dans le futur ?
Je pense qu’il y a une place pour un véhicule de financement de grands projets nécessitant un apport important de capitaux, ce qu’est à la base la grande entreprise. Mais elle doit être conçue comme un outil, un moyen, et non une fin en soi. La grande entreprise a été créée par l’État précisément pour cet objectif d’être un outil de financement. Son efficacité pour inciter à l’investissement – son mandat juridique de créer de la richesse sans contraintes – est aussi son plus grand danger. Pour cette raison, elle doit être régulée, et elle ne doit pas être utilisée pour fournir des biens par nature sociaux, et certainement pas pour gouverner la société. Elle est complètement inadaptée à ces missions, puisqu’elle ne poursuit que son intérêt propre et n’est démocratiquement responsable devant personne, sinon ses actionnaires.
Nous devrions aussi penser à utiliser d’autres formes d’organisation économique pour produire des biens et des services, comme des coopératives ou des institutions publiques dédiées à l’intérêt général. Aucun élément probant ne permet d’affirmer que la grande entreprise privée est toujours, souvent ou même parfois, l’institution idéale. Beaucoup d’éléments suggèrent exactement le contraire. La grande entreprise devrait plutôt être envisagée de la même manière qu’une tondeuse à gazon par exemple. Elle est parfaite pour couper l’herbe du jardin. Mais il ne vous viendrait pas à l’esprit de l’utiliser pour couper vos cheveux ou faire le ménage.
Tout ceci pourrait être un argument pour sortir du capitalisme vers un autre système – tels que ceux imaginés par le socialisme démocratique, le mouvement des communs ou les cosmologies indigènes – où les finalités écologiques et sociales auraient la priorité sur l’accumulation du capital. Il est possible quelque chose du genre soit à l’horizon, mais entre-temps nous devons trouver les moyens de dompter les tendances les plus dangereuses des multinationales et du capitalisme tels qu’ils existent aujourd’hui, et nous assurer qu’ils ne mènent pas – comme ils pourraient très bien le faire – à la fin du monde.
Qu’en est-il des « B-Corps » et des entreprises à bénéfice social [1] ? Est-ce que cela représente une évolution positive ?
Non. Les « B Corps » ne sont pas une solution, et je m’y suis opposé, y compris dans ma province canadienne de Colombie-Britannique où le gouvernement a pris des mesures leur donner une reconnaissance légale. Une « B Corp » n’est rien d’autre qu’une certification octroyée par une firme privée (comme B-Lab) selon laquelle une multinationale respecte certains standards sociaux et environnementaux. Les entreprises non cotées n’en ont pas besoin, dans la mesure où elles ont déjà la possibilité de subordonner leurs objectifs financiers à des objectifs sociaux et environnementaux si elles le souhaitent. Quant aux entreprises cotées en bourse, même si elles deviennent des B Corps (et aucune grande multinationale ne l’a fait à ce jour), elle restent légalement tenus de prioriser les intérêts financiers de leurs actionnaires. Une certification privée ne change rien au droit.
Au final, donc, les B Corps ne sont qu’une forme de privatisation de la régulation, un faire-valoir pour l’idéologie selon laquelle les multinationales peuvent protéger et promouvoir l’intérêt public à travers des mécanismes de marché et une supervision privée. Il n’est pas question de règles promulguées démocratiquement pour contrôler les multinationales, ni de mécanismes de mise en œuvre de ces règles par les pouvoirs publics. Ce n’est encore une fois qu’un gant de velours pour cacher la main de fer du néolibéralisme.
Une approche différente consiste à reformuler la définition légale de l’entreprise pour inclure des objectifs sociaux et environnementaux à côté des objectifs financiers. Là non plus, je n’y suis pas favorable. Le première problème est qu’une multinationale ne va jamais subordonner ses objectifs financiers à des considérations sociales et environnementales – ces dernières ne seront toujours prises en compte que pour autant qu’elles sont compatibles avec la maximisation du profit. Le deuxième problème est que cela donne aux dirigeants d’entreprise, plutôt qu’à des régulateurs démocratiquement élus, la capacité de juger de manière indéterminée de l’accomplissement d’objectifs sociaux et environnementaux – lesquels doivent être poursuivis, comment et dans quelle mesure. Enfin, la création d’un nouveau type de grande entreprise sera inévitablement mise à profit pour essayer, et peut-être réussir, à rogner encore sur les régulations en place, sur la base de l’argument selon lequel ces dernières seraient redondantes dès lors que les normes sont rendues intrinsèques à l’entreprise elle-même.
La seule raison d’être de la grande entreprise au sein du capitalisme, c’est inciter à l’investissement. En conséquence, les retours sur investissement des actionnaires auront toujours la priorité sur d’autres valeurs concurrentes inscrites dans la définition légale de l’entreprise. Les impératifs des grandes entreprises dans le système capitaliste resteront toujours des impératifs capitalistes. Nous devons faire face aux dangers que cela implique par des moyens démocratiques, par des mesures politiques, des lois et des règles, plutôt qu’en modifiant à la marge la forme légale de l’entreprise, ce qui revient à déléguer les fonctions de régulation aux dirigeants d’entreprises et aux actionnaires.
Comment y parvenir ?
Je n’en appelle pas à la révolution, parce que je crois que les structures démocratiques, aussi corrompues soient-elles, peuvent être réappropriées, remises à jour, réalignées sur les mouvements de terrain et sur les véritables besoins et les voix des citoyens. Entre-temps, nous avons une tâche énorme de démystification devant nous, afin de révéler la vérité : que les multinationales et les marchés ne sont pas capables de nous donner les biens sociaux et environnementaux dont nous avons besoin, et que la démocratie et les institutions démocratiques doivent être ranimées.
Nous devons travailler avec et au sein de nos quartiers, de nos écoles et de nos syndicats pour nous éduquer et nous inspirer les uns les autres. Travailler avec, rejoindre ou voter pour des partis politiques progressistes, rejoindre ou lancer des mouvements, promouvoir la solidarité tout en célébrant la différence. Nous devons nous considérer nous-mêmes comme des acteurs politiques, des citoyens, tenus de participer et de contribuer à la création de sociétés bonnes et justes. Nous devons accepter que la gouvernance démocratique est faite de désordre et d’incertitudes, que les processus de participation sont aussi importants que les politiques qui en résultent, et qu’ils ne peuvent s’épanouir que dans des conditions sociales qui favorisent l’empathie et la solidarité entre les citoyens.
Propos recueillis par Nick Buxton, pour State of Power 2020. Traduit de l’anglais.
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Portrait de Joel Bakan : Simon Fraser University, CC BY
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