Cet article est le deuxième épisode d’une série sur les développements industriels dans l’Arctique et les projets d’entreprises comme Total, Areva ou ArcelorMittal dans la région. Épisode précédent : Entre réchauffement et projets industriels, l’Arctique en mutation forcée.
Les conséquences du changement climatique sont déjà avec nous, et l’Arctique en est le symbole même. Chaque année, les médias internationaux font leurs grands titres sur le nouveau record de fonte de la banquise et la proportion de plus importante de l’océan Arctique devenue une mer ouverte. Mais pour beaucoup d’acteurs économiques, cette ouverture a plutôt le caractère d’une aubaine que d’une catastrophe. Les multinationales pétrolières et minières, en particulier, se promettent d’exploiter les vastes ressources potentielles restées jusqu’ici inaccessibles sous les glaces. Une étude de 2008 (dont les conclusions sont à prendre avec prudence) estime que l’Arctique abriterait pas moins de 30% des réserves récupérables globales de gaz naturel, et 13% des réserves récupérables de pétrole. Malgré les incertitudes, de tels chiffres expliquent que des multinationales comme Shell, Eni, Total ou Gazprom aient investi des milliards de dollars – ainsi parfois que leur réputation – dans des projets pétroliers et gaziers extrêmement complexes et risqués en Arctique, dans les eaux territoriales de la Russie, de la Norvège, du Canada et des États-Unis (Alaska).
De même, on ne compte plus les mégaprojets miniers sur tout le pourtour arctique, à la recherche d’uranium (cf. le projet de mine d’uranium d’Areva au Nunavut), de fer (comme la mine géante que vient d’ouvrir ArcelorMittal sur l’île de Baffin), de charbon (comme la mine géante projetée sur l’île d’Ellesmere ou celle qui a été ouverte en 2014 par la Norvège dans l’archipel de Svalbard), d’or, de diamants ou de terres rares…
Eldorado polaire
D’autres secteurs sont eux aussi mobilisés par les perspectives de développement de la région, notamment ceux de la pêche et du transport. Le premier lorgne sur les vastes stocks de poisson que recèlent les fonds sous-marins relativement inexploités de l’Arctique, y compris dans la vaste zone encore mal connue au centre de l’océan Arctique qui n’est sous la juridiction d’aucun pays (certaines zones périphériques étant déjà surexploitées depuis plusieurs décennies). Le second se réjouit de l’ouverture de nouvelles routes maritimes beaucoup plus courtes entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du nord, celle du « Passage nord-est » par la Russie et celle du « Passage nord-ouest » via le Canada. La distance entre Hambourg et Shanghai, par exemple, est plus courte de 2800 miles nautiques par l’Arctique que par le Canal de Suez. Sans compter que l’ouverture de ces routes permettra d’écouler plus facilement les minerais et les hydrocarbures qui seront extraits dans la région. Et pourquoi pas, à terme, délocaliser les industries les plus polluantes dans ces contrées largement inhabitées ? Le géant américain de l’aluminium Alcoa se propose ainsi de construire une fonderie géante au Groenland (comme il en existent déjà plusieurs en Islande), à laquelle seraient associés des barrages hydroélectriques pour l’alimenter en énergie.
À l’évidence, cette ruée sur les ressources de l’Arctique comporte des risques environnementaux majeurs. Greenpeace a déjà sonné l’alarme sur les dégâts causés par la pêche industrielle autour de l’archipel norvégien de Svalbard, qualifiés de « Galapagos arctiques », au nord de la mer de Barents. Selon l’organisation écologiste, les navires de pêche industrielle sont de plus en plus nombreux dans la zone, où la pratique du chalutage de fond contribue à détruire les récifs coralliens d’eau froide et les espèces vulnérables qu’ils abritent. Difficile de déterminer à quoi correspondrait un effort de pêche « soutenable » dans la région, étant donné que ces écosystèmes marins sont encore très peu étudiés et, de toute façon, en pleine transformation. C’est pourquoi certains scientifiques et décideurs en appellent aujourd’hui à un moratoire sur la pêche dans le haut Arctique.
Le spectre d’un désastre environnemental majeur
Mais ce sont évidemment les risques liés à l’exploitation pétrolière qui focalisent les débats. Les tentatives de Shell de forer en quête de pétrole dans les eaux de la mer des Tchouktches, au large de l’Alaska, en 2011-2012 puis en 2015, ont été l’objet d’une immense controverse internationale. L’abandon de ces recherches par Shell à la fin de l’année dernière « pour le futur prévisible », et la mise en sommeil de plusieurs autres projets similaires, ne doivent pas cacher le fait que l’exploitation pétrolière et gazière se poursuit dans d’autres zones de l’Arctique. Gazprom exploite depuis 2013 le gisement pétrolier offshore de Prirazlomnoye, dans la mer de Kara. Novatek développe en partenariat avec le groupe français Total un énorme projet gazier dans la péninsule de Yamal. Et pas plus tard qu’en mars 2016, la firme pétrolière italienne Eni a mis en opération une plateforme pétrolière offshore dans l’Arctique norvégien, le projet Goliat.
Les conséquences de la marée noire de l’Exxon Valdez sur les côtes méridionales de l’Alaska, en 1989, se font encore sentir aujourd’hui, malgré des opérations de nettoyage qui auront coûté au total plus de deux milliards de dollars. C’est à ce jour le pire désastre environnemental causé par l’homme de l’histoire de la région arctique et subarctique. Malgré les dénégations de Shell – dont un dirigeant est allé jusqu’à dire en 2011 que les conditions d’extraction dans l’océan Arctique étaient « relativement faciles » -, la survenue d’accidents pétroliers dans l’Arctique non seulement n’est pas impossible ; elle est virtuellement certaine. Or nous ne disposons ni des moyens ni des technologiques nécessaires pour y faire face.
Malgré ces risques, il n’y a sans doute rien d’étonnant à ce que de telles richesses potentielles aiguisent les appétits – y compris chez une partie des Inuit et des autres communautés traditionnelles de l’Arctique, fatigués de vivre dans la pauvreté et confrontés de toute façon à un bouleversement en profondeur de leurs modes de vie ancestraux. Autrefois négligées et discriminées, ces populations autochtones disposent désormais de droits mieux reconnus, notamment en Amérique du nord, et bénéficieront en conséquence d’une partie des royalties pétrolières et minières. Elles ne voient pas forcément non plus d’un bon œil les ingérences des écologistes « du Sud », qui ont eu parfois tendance dans le passé à les stigmatiser pour leurs pratiques de chasse.
Grand jeu diplomatique
Le poids des habitants historiques de l’Arctique reste de toute façon marginal par comparaison à celui des États de la région – Russie, Norvège, Danemark (via le Groenland), Canada et États-Unis (via l’Alaska) –, qui se précipitent désormais pour cartographier de vastes zones polaires totalement négligées jusqu’à aujourd’hui, dans l’espoir d’ajouter à leur territoire et d’y découvrir de précieuses ressources naturelles. Depuis le début des années 2000, Canada et Russie, s’affrontent dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer pour revendiquer la souveraineté sur le pôle Nord [1]. En 2007, les Russes ont même envoyé des plongeurs planter en fanfare un drapeau au fond de l’océan sous le pôle Nord, devant les caméras de la télévision nationale. Les relations se sont également tendues entre Canadiens et Danois autour d’un îlot inhabité de l’archipel Arctique, l’île Hans – chacun des deux pays envoyant à tour de rôle ses soldats occuper symboliquement le terrain et y planter un drapeau. Canada et États-Unis se disputent quant à eux une partie de la mer de Beaufort. Le statut des passages du nord-est et du nord-ouest – eaux intérieures (selon le Canada), eaux territoriales ou détroit international (selon les États-Unis notamment) – fait également débat. Et ainsi de suite.
Pour l’instant, au-delà de gesticulations sans conséquence, aucun de ces différends ne paraît de nature à dégénérer jusqu’à remettre en cause le cadre de coopération mis en place il y a deux décennies à travers le Conseil de l’Arctique, instance diplomatique regroupant les huit États riverains du cercle polaire (États-Unis, Canada, Danemark, Islande, Finlande, Suède, Norvège et Russie) ainsi que les représentants des populations autochtones. Même la crise ukrainienne n’a pas encore entraîné de détérioration des relations entre la Russie et ses voisins arctiques, quoique le souhait de la Suède et de la Finlande de rejoindre l’OTAN en tant que membres à part entière puisse être ressenti comme une menace par Moscou. Les pays concernés prennent néanmoins leurs marques, à l’image du Canada qui fait construire une base militaire à Nanisivik, au nord de l’île de Baffin. Et si, entre États souverains, tout se règle par la voie diplomatique, il n’en va pas de même vis-à-vis des acteurs extérieurs. On a beaucoup parlé de la détention en 2013 par la Russie de trente militants de Greenpeace qui avaient tenté, à bord du navire Arctic Sunrise, d’aborder la plateforme offshore de Prirazlomnaya pour protester contre les forages pétroliers dans l’Arctique. Deux ans auparavant, lors d’une action similaire au large du Groenland, ils avaient aussi été accueillis fusil au poing par des forces spéciales de l’armée danoise.
Les États de l’Arctique ont également injecté des sommes importantes, et se préparent à investir des centaines de millions de dollars supplémentaires, pour faciliter le développement des ressources naturelles de la région. Le gouvernement canadien a ainsi promis 300 millions de dollars pour la construction de la « route des ressources », reliant le petit village de Tuktoyaktuk, sur la côte arctique, au reste du pays, et destinée à faciliter le transport de matières premières, à laquelle serait associée un gazoduc pour acheminer le gaz qui serait extrait à l’avenir par Shell dans l’océan Arctique. 200 millions d’argent public ont par ailleurs été affecté à un programme de prospection géologique dans les fonds marins de l’Arctique canadien, visant à repérer des gisements qui pourraient intéresser les industriels. Parallèlement, le gouvernement conservateur de Stephen Harper avait drastiquement réduit les fonds alloués à la recherche scientifique sur l’Arctique, au moment même où le besoin se faisait de plus en plus criant. Certains observateurs estiment cependant qu’au-delà des effets d’annonce, les investissements publics consentis par les États de l’Arctique restent en réalité modestes, notamment là où ils seraient le plus utiles, comme en ce qui concerne les équipements et infrastructures nécessaires pour répondre efficacement à un désastre environnemental.
L’Arctique, bien commun mondial ?
D’autres pays sont venus progressivement rejoindre le grand ballet géopolitique autour de l’Arctique, à commencer par la Chine, qui a beaucoup investi dans la région, et dont un dirigeant a provoqué un grand émoi diplomatique en déclarant que l’Arctique était « à tout le monde ». En 2013, le Conseil Arctique a admis comme nouveaux « observateurs permanents » la Chine, mais aussi le Japon, la Corée du sud, Singapour, l’Inde et l’Italie [2]. Autant de pays plutôt éloignés de la région polaire, mais ayant un intérêt certain dans le développement de ses ressources et de ses routes maritimes… Le statut d’observateur permanent reste par contre pour l’instant refusé à l’Union européenne (déjà représentée via ses pays membres), face aux réticences de certains États comme la Russie, qui souhaitent que la gestion de l’Arctique ne « s’internationalise » trop. En réalité, si la Commission européenne suit de près ce qui se passe dans la région, c’est aussi au nom de la sécurisation de l’accès aux matières premières pour l’industrie européenne. En 2012, elle a déployé des efforts considérables pour convaincre le Groenland – territoire autonome danois qui ne fait pas partie de l’Union – de ne pas réserver aux Chinois le monopole de l’exploitation de ses gisements de terres rares. Le Groenland recèle également d’autres ressources potentiellement stratégiques comme l’uranium.
Le Conseil Arctique tel qu’il existe aujourd’hui n’a pas de pouvoirs contraignants. C’est pourquoi de plus en plus d’acteurs – notamment du côté des grandes organisations environnementalistes – en appellent à l’adoption d’un nouveau traité international sur l’Arctique, dans le cadre des Nations unies, qui leur apparaît comme le seul moyen efficace de protéger la région dans le contexte de fonte de la banquise et de réguler les activités industrielles appelées à s’y développer. Une perspective qui, on s’en doute, n’est pas forcément vue d’un bon œil par les grands États du cercle polaire, mais qui illustre la réalité d’un débat de fond sur qui doit avoir le droit de décider de l’avenir de la région – les États souverains, les communautés autochtones, les utilisateurs économiques, et/ou la communauté internationale dans son ensemble ?
Il y a des précédents. Dans les années 1960, un grand traité international avait été signé en pleine guerre froide, suite à la mobilisation de l’opinion publique, pour sauver (déjà) les ours polaires, alors menacés par une chasse intensive. Certes, aujourd’hui, les menaces qui pèsent sur ces animaux sont de nature sensiblement différente, et les réponses risquent de heurter davantage d’intérêts établis. Autre exemple : le traité international sur l’Antarctique, entré en vigueur en 1961, qui a donné au continent austral le statut de réserve naturelle et scientifique internationale et y interdit toute activité militaire et toute forme d’exploitation des ressources naturelles. Ceci dit, les différences entre l’Arctique et l’Antarctique sont nombreuses, à commencer par leur degré d’éloignement des grands pôles économiques mondiaux et le nombre de gens qui y vivent : autour de trois millions de personnes vivraient à l’intérieur du cercle polaire Nord, dont les deux tiers en Russie, tandis que l’Antarctique est désert, exception faite des bases scientifiques.
Barack Obama et Justin Trudeau, le nouveau premier ministre canadien, ont récemment annoncé une nouvelle politique commune en Arctique, visant à « saisir les opportunités et faire face aux défis » de la région en concertation avec les populations autochtones. Les deux leaders ont dévoilé plusieurs mesures pour mieux encadrer les développements industriels dans l’Arctique, ainsi qu’une extension des zones protégées, mais sans aller jusqu’à un moratoire sur les forages pétroliers ou gaziers. En attendant un hypothétique traité international, le destin de l’Arctique repose donc entre les mains des États de la région et, dans une bien moindre mesure, des populations autochtones, tandis que l’opinion publique internationale et les écologistes continueront à essayer de faire entendre leur voix dans ce concert d’intérêts discordants.
Olivier Petitjean
Cet article est le deuxième épisode d’une série sur les développements industriels dans l’Arctique et les projets d’entreprises comme Total, Areva ou ArcelorMittal dans la région.