La disponibilité de certains métaux est jugée « critique » par l’Union européenne, des pénuries durables pouvant apparaître dans les prochaines années. C’est l’un des arguments officiels mis en avant pour justifier la perspective d’une relance de l’activité minière en France (lire notre article). Les métaux, en voie de raréfaction ou situés de plus en plus profondément sous terre, sont indispensables au bon fonctionnement de l’économie, notamment dans « les secteurs du bâtiment, du transport, ou de la production d’énergie », défend le gouvernement sur le portail français officiel des ressources minières nationales, « Mineralinfo ».
Ces secteurs sont, dit le site « les plus gros consommateurs de ressources minérales ». Le portail gouvernemental n’oublie pas, bien sûr, « la fabrication des biens de consommation et les produits issus des technologies de l’information et de la communication (téléphone portable, écran plat…) ». La logique est limpide : il faut rouvrir des mines, en dépit de toutes les conséquences potentiellement néfastes pour l’environnement, pour assurer la production de nos téléphones portables ou celle des énergies renouvelables, nécessaires à la transition écologique.
Avions de chasse ou missiles, de gros consommateurs de minerais
Soit. Mais ce que la communication gouvernementale omet de mentionner, ce sont les besoins de l’industrie de l’armement. Qui est pourtant bel et bien une forte consommatrice de minerais, et un secteur stratégique au yeux du pouvoir [1].
Ces deux dernières années, Dassault a signé des contrats pour livrer 36 avions de chasse Rafales à l’Inde, et 24 à l’Égypte. Or de quoi est constitué un Rafale ? Les ailes sont faites de titane, d’aluminium, de cuivre, de manganèse… Son moteur contient du nickel, du cobalt, du molybdène, du tantale, du tungstène, entre autres. Dans ses systèmes électro-optiques, on trouve notamment du néodyme et de l’yttrium, deux minerais qui font partie de la famille des « terres rares », produites presque exclusivement par la Chine.
En 2016, le groupe européen producteur de missiles MBDA a engrangé pour 4,7 milliards d’euros de commandes. Dans un missile, on trouve encore du titane, du carbone, du nickel, du lithium, du tungstène, du cuivre, du cobalt, du néodyme, du tantale. Dans les chars, c’est le tungstène qui est utilisé pour le blindage. Et le tantale est présent dans les obus, pour son haut coefficient de « perforation » [2].
Le prétexte des éoliennes
« La question militaire pourrait expliquer des incohérences dans les discours sur les minerais, en particulier concernant les terres rares. On ne peut que constater le fossé qu’il y a entre la mise en avant de l’argument de la transition énergétique par les institutions européennes, états-uniennes et japonaises pour justifier de l’importance économique de ces matières, et d’une diplomatie économique agressive envers la Chine, et la réalité du développement du secteur éolien dans les pays concernés, analyse Judith Pigneur, doctorante au Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic). Elle rédige une thèse sur le néodyme, l’un des métaux de la famille de terres rares. Selon les estimations, ce sont seulement 2 ou 3 % du néodyme produit mondialement qui sont finalement utilisés pour construire des éoliennes. » L’installation de nouvelles éoliennes est d’ailleurs en baisse, en France, depuis trois ans [3].
De fait, même si ce n’est pas précisé sur le portail Mineralinfos, le Bureau français de recherches géologiques et minières (BRGM) indique bien dans ses analyses les usages militaires des divers métaux classés comme « critiques », ce qui signifie qu’il peut devenir difficile de s’en procurer. Pour le néodyme, le BRGM mentionne « aérospatiale » et « défense » dans le cadre des « principales applications dans les domaines des hautes technologies » [4]. Et les géologues soulignent que l’industrie française de la défense est dépendante de cette matière première, au même titre que celle de l’automobile et des éoliennes. Une dépendance industrielle et militaire qui s’étend au tantale [5] et au tungstène, qui a pour principal utilisateur l’industrie de l’armement.
Une industrie dépendante des approvisionnements chinois
La France ne produit aucun de ces minerais. Une mine de tungstène était en activité jusqu’en 1986 – à Salau dans l’Ariège – et les sous-sols français contiendraient encore quelques réserves de ce métal stratégique. Un permis d’exploration a d’ailleurs été accordé fin 2016 pour relancer l’exploration de la mine de Salau. La mine a ensuite été acquise par une société minière australienne. Mais pour l’instant, la quasi-totalité de ce minerais est produite en Chine, tout comme pour le néodyme. Pour le tantale, 44 % de la production mondiale vient du Rwanda et près de 20 % de République démocratique du Congo.
La France et l’Europe ne sont pas les seules à s’inquiéter de leur approvisionnement en métaux stratégiques. Aux États-Unis, 750 000 tonnes de minerais seraient consommées chaque année pour le département de la défense. C’est le chiffre donné, depuis des années, par la National Mining Association, le groupement des industries minières. En fait, les données précises sont plus que rares sur les volumes exacts des différents minerais consommés par le secteur militaire états-unien. Ce qui est sûr, c’est que la question de la sécurité de l’approvisionnement en minerais du secteur de l’armement préoccupe au plus haut niveau.
« La République populaire de Chine domine actuellement la chaîne d’approvisionnement en terres rares, contrôlant plus de 90% de la production mondiale. Les terres rares sont utilisées dans une foule d’applications et de technologie avancées de défense, qui seraient rendues largement ineffectives sans ces matériaux », soulignait un député Républicain dans une proposition de loi déposée en mars 2017. Pour assurer le secteur militaire états-unien de pouvoir s’approvisionner en métaux, le député proposait d’établir un fonds d’investissement pour ce type de minerais stratégiques.
Sans terres rares, pas d’aéronautique, pas de satellites, pas d’électroniques
« La plupart des industries françaises des secteurs de l’aéronautique, du spatial et de la défense (groupe Safran, groupe Thalès, EADS, Dassault Aviation, MBDA, etc.) sont susceptibles d’utiliser des terres rares, écrivait en 2014 le BRGM dans un panorama sur les terres rares. Néanmoins, ces quantités sont très peu documentées. ». De fait, en France aussi, il est impossible de savoir quelles quantités de minerais l’industrie des armements engloutit. Nous avons interrogé à ce sujet toutes les grands entreprises du secteur de l’armement : aucune n’a accepté de nous répondre.
En 2011, le Sénat français lui-même se penchait dans un rapport sur « la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France » en métaux. Au cœur des craintes : la « demande sans cesse accrue de métaux sur le marché mondial qui pourrait affecter les industries de défense ». Pour ce rapport, les sénateurs avaient interrogé les plus grandes entreprises d’armement françaises. « Au cours de la période allant de 2006 à 2008, une vive tension a surgi sur le marché du titane suite, d’une part, à une forte augmentation des besoins de l’aéronautique, d’autre part, à un accroissement des besoins de la Chine », répondait Dassault aviation. Là aussi, c’est surtout la disponibilité des terres rares, produites en Chine, qui préoccupait : « Les systèmes de défense et spatiaux ont des contraintes d’emploi et de performances qui conduisent à utiliser des solutions techniques requérant l’emploi de terres rares, pour des alliages de magnésium, des traitements de surface, certains composants électroniques ou les lasers. »
Le groupe producteur de navires et sous-marins militaires DCNS (renommé depuis Naval Group) indiquait de son côté toute une liste de métaux susceptibles de faire l’objet de difficultés d’approvisionnement : argent, cuivre, chrome, germanium, lithium, molybdène, nickel, palladium, platine, titane, cobalt… « Pour un petit nombre de matériaux rares (terres rares telles que Yttrium, Cerium...) ou métaux rares (Rhénium, Indium..) la production est souvent concentrée en un nombre de sources très limitées », relevait encore le groupe Safran au Sénat.
Seize métaux classés « critiques » par l’UE
En 2011 toujours, l’État français créait un Comité pour les métaux stratégiques (Comes). Celui-ci doit être un « lieu de dialogue et de réflexion force de proposition auprès du ministre chargé des mines dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de gestion des métaux stratégiques ». Il regroupe des organismes publics comme le BRGM, mais aussi des fédérations industrielles. Dont celle des industries militaires : le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) et celui des industries de construction et activités navales (Gican), dont font partie Safran, le producteur de missiles MBDA, Airbus Defense, Dassault, Thales, ou encore Naval Group.
La Commission européenne s’intéresse elle aussi depuis plusieurs années à l’approvisionnement en minerais de l’industrie du vieux continent. « La Commission européenne avait établi une première fois en 2011 une liste de métaux stratégiques qui peuvent devenir difficiles à se procurer, et dont l’industrie européenne, pas uniquement d’armement, a besoin », explique Raf Custers, chercheur et journaliste belge du Groupe de recherches pour une stratégie économique alternative. « 39 matériaux bruts ont été identifiés comme essentiels pour la production des systèmes de défense et de leurs composants », précise la dernière étude de la Commission européenne sur le sujet. 16 d’entre eux sont classés « critiques » par l’Union.
Des pays d’approvisionnement instables
Concernant les terres rares, c’est surtout le monopole chinois qui pèse sur l’approvisionnement des industries militaires. Pour d’autres minerais, comme le tantale, le cobalt, le tungstène, c’est l’instabilité politique des pays d’origine qui inquiète. Le cobalt, par exemple, est utilisé dans le domaine militaire pour les missiles, les réacteurs et les turbines des avions et navires militaires. Or, plus de la moitié du cobalt produit dans le monde provient de République démocratique du Congo [6], pays en proie à des conflits meurtriers.
Un récent article de la revue états-unienne Foreign Affairs pointait d’ailleurs les effets que la violente crise politique en cours dans la région minière congolaise du Katanga pourrait avoir sur la sécurité des États-Unis et de l’Europe : « Le Katanga abrite 50 à 60 % des réserves mondiales de cobalt, comme de grandes quantités de cuivre (…). Le Pentagone a identifié le cobalt et le cuivre comme des minerais stratégiques et critiques pour la production d’avions militaires et de systèmes de guidage des missiles », écrivait la revue en octobre.
Apple et Samsung mises à l’index, mais quid d’Airbus, Dassault ou Thales ?
En outre, le mines du Congo sont régulièrement montrées du doigt pour les terribles conditions de travail qui y règnent [7]. « D’après les estimations du gouvernement de RDC, 20 % du cobalt actuellement exporté depuis le pays provient de mineurs artisanaux basés au sud du pays. Il existe environ 110 000 à 150 000 mineurs artisanaux dans cette région, qui travaillent aux côtés d’exploitations industrielles beaucoup plus importantes. Ces mineurs artisanaux, appelés "creuseurs" en RDC, extraient le minerai à la main en utilisant les outils les plus rudimentaires pour déterrer des pierres de tunnels souterrains profonds », rappelait l’ONG Amnesty international dans un rapport en novembre (lire notre article).
L’ONG dénonce aussi régulièrement le recours au travail des enfants dans les mines de RDC. Mais si des multinationales comme Apple et Samsung sont mises à l’index pour l’opacité de leurs approvisionnements en minerais au regard des conditions de travail dans les mines, et à cause de l’extraction de minerais dans des zones de conflit, l’industrie de l’armement n’est, de son côté, jamais mentionnée sur ces questions.
De la mine au champ de bataille, une logique circulaire
Deux autres minerais identifiés comme stratégiques pour l’industrie militaire, le tungstène et le tantale, se trouvent sur la liste des minerais dit « de conflits » de l’Union européenne [8]. Au printemps, l’UE a enfin adopté un règlement sur ces minerais, en grande partie extraits dans les zones parmi les plus instables d’Afrique : au Katanga, mais aussi au Kivu pour le tantale, et au Rwanda. Le règlement européen doit entrer en vigueur en 2021 seulement, et contraindre les importateurs de ces métaux à adopter un comportement « responsable » à l’égard de leurs chaînes d’approvisionnement.
Le sujet, négocié depuis des années au sein des institutions de l’UE, a été l’un des thèmes sur lequel l’entreprise d’armement française Safran a déclaré avoir fait du lobbying auprès de l’UE en 2015 [9]. L’entreprise Airbus, qui produit des équipements militaires, a décroché au moins un rendez-vous avec des membres de la Commission européenne au sujet de ce règlement sur les minerais de conflits [10], après avoir fait part à la Commission de sa préoccupation quant au « coût de la traçabilité » des minerais de sang [11].
« Dans certaines régions politiquement instables, il est fréquent que des groupes armés recourent au travail forcé pour l’extraction de minerais, qu’ils vendent ensuite afin de financer leurs activités, notamment pour acheter des armes. Ces minerais provenant de zones de conflit peuvent se retrouver dans nos téléphones mobiles, nos voitures et nos bijoux », écrit la Commission européenne au sujet de ce règlement. Là encore, il n’est fait aucune mention des missiles, chars ou avions de chasse produits en Europe, avant d’être exportés ou utilisés sur des zones elles-mêmes en proie à des conflits.
Rachel Knaebel
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Photo : CC Royal Navy Media Archive