Nichée dans le centre-ville de Vannes, à quelques encablures des quais, la crèche Richemont ressemble à n’importe quelle autre : des mini-toboggans en plastique et des dessins sur les murs, des bacs de surchaussures hygiéniques à l’entrée, et ces couleurs chaudes, partout, qui dégagent une ambiance douce et rassurante. Mais ici, les parents qui défilent en cette fin d’après-midi de septembre sont un peu plus sereins qu’ailleurs. « Quand je viens récupérer Suzanne, je sais qu’elle a bien mangé, des produits frais et sains, témoigne Laëtitia, maman de la petite tête blonde de 2 ans et demi. Elle en découvre même que je ne cuisine jamais, comme le butternut ou le fenouil... C’est une formidable initiation à la nature et à la saisonnalité. »
Voilà quelques semaines que la cuisine de cette crèche reçoit les fruits et les légumes cultivés directement par la régie agricole de la ville, et livrés tout frais le matin, sans autre intermédiaire, deux fois par semaine. De quoi donner le sourire aux parents... quand ils ne deviennent pas les victimes collatérales, bien malgré eux, d’un drôle de paradoxe : « Le problème, c’est que ça devient compliqué de faire aussi bien le soir ! Je n’avais pas envisagé que mon fils se plaigne parce que c’est meilleur à la cantine... », ironise gentiment, de son côté, le père de Johan.
Pouvoir s’alimenter avec une nourriture de qualité, traçable et si possible locale : la démarche fait l’unanimité. La directrice de la crèche y songeait et militait en ce sens, depuis quelques années déjà : « C’est une transition qui est dans l’air du temps, il y a une vraie demande des parents pour des produits bio et naturels », assure Bérengère Picard. Problème : impossible de s’approvisionner en conséquence. On ne nourrit pas un bambin de la même manière qu’un adulte, et avec 75 enfants âgés entre 2 mois et 3 ans, les besoins de la crèche restent limités. « Nous ne trouvions pas de fournisseurs capables de nous livrer d’aussi petites quantités en produits frais. Venir livrer 4 kilos de haricots verts, ça n’intéresse personne... », poursuit la directrice.
À la même période, la mairie de Vannes fait une expérience similaire avec ses écoles : malgré sa bonne volonté, pas le moindre maraîcher local ne se présente pour fournir les cantines scolaires. « Nous sommes soumis au marché public. Cela veut dire pouvoir garantir un certain volume tous les jours, livré en temps et en heure, avec des normes de suivi et d’analyse de qualité très strictes... C’est beaucoup de contraintes pour un seul agriculteur à son compte. Sans compter l’étape de l’appel d’offres, chronophage et complexe, qui peut décourager les plus motivés », explique Bérengère Trénit, la responsable Environnement de la ville de Vannes. Une situation qui favorise inévitablement les grands groupes au détriment des petits producteurs. Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’agriculture : les PME ne capteraient, en valeur, que 32 % des marchés publics [1].
Une commune peut-elle produire ses propres fruits et légumes ?
C’est de cette impasse que germe, au début de l’année 2018, un pari audacieux : puisque personne, sur le territoire vannetais, ne veut s’engager à produire des fruits et légumes pour sa restauration collective, qu’à cela ne tienne, la municipalité le fera elle-même ! Pour cela, elle récupère 1 hectare inexploité sur une partie de son domaine horticole, et mandate le GAB 56, un réseau de producteurs bio du Morbihan, pour faire une étude de faisabilité. « Il fallait faire une analyse agronomique du terrain puis établir un planning de culture, en calculant les surfaces nécessaires à un système maraîcher diversifié, à partir des besoins déterminés et des volumes que cela pouvait représenter », raconte Maëla Peden, la conseillère en charge de ce projet pour le GAB 56.
En l’occurrence, le projet est circonscrit pour commencer aux 3 crèches municipales, soit environ 350 repas/jour (170 déjeuners et 170 goûters), histoire de jauger concrètement le potentiel de cette expérimentation. Car le défi est de taille : « On a l’habitude de faire ce genre d’accompagnement technique pour les producteurs, individuellement, mais pas pour une collectivité, c’est une première, explique l’ingénieure. Au vu des conditions, avec un sol qui n’était plus travaillé depuis des années et l’objectif de cultures variées et en bio, il fallait trouver un maraîcher particulièrement expérimenté... » Au printemps 2019, une candidature retient tout particulièrement l’attention et le profil idoine est aussitôt recruté. Le premier coup de bêche ne tarde pas à suivre ; la régie publique de maraîchage de Vannes est officiellement née.
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Si ce concept reste très rare en France, il n’est pas tout à fait nouveau. Depuis bientôt 10 ans, la commune de Mouans-Sartoux, dans les Alpes Maritimes, joue fièrement son rôle de pionnier en matière de régie agricole. Pas une mince affaire, à première vue, pour cette petite ville de 10 000 habitants coincée entre Grasse, Antibes et Cannes. Avec Nice à une trentaine de kilomètres, la conurbation totalise près de 1,2 million d’habitant, 90 % de la population du département. Dans ce paradis du béton, Mouans-Sartoux a tout du village gaulois avec ses 4 hectares cultivés au domaine de Haute-Combe. Pourtant, l’expérience porte littéralement ses fruits : chaque année, ce sont 25 tonnes de production bio qui alimentent chaque jour 1300 assiettes dans les cantines municipales (3 écoles, 3 crèches et quelques personnels municipaux en sus), désormais autonomes à 85 % en fruits et légumes. Complétée par un petit approvisionnement bio de circonstance, cette production a fait la renommée de Mouans-Sartoux, première collectivité française à garantir du 100 % bio dans ses écoles.
Ce succès peut certes s’expliquer par l’avantage du climat : de Vannes à Cannes, il n’y a pas qu’une lettre qui change. Sur la Côte d’Azur, le soleil frappe encore fort, au début du mois d’octobre. Pour le plus grand plaisir des plantations, mais pas uniquement : une immense couleuvre s’échappe justement de la rangée des choux mis sous filets, à quelques mètres de Gilles Pérole, à peine effrayé. « C’est bon signe pour la biodiversité ! », s’amuse l’élu, adjoint à l’éducation et à la petite enfance. C’est lui qui porte en grande partie ce projet depuis sa genèse, en 2009. À l’époque, le Grenelle est encore tout frais et n’a pas vu moisir son objectif de « 20 % de bio dans les cantines d’ici 2012 ». Le maire alors en place, André Aschieri, ancien député apparenté Verts de 1997 à 2002, fait des enjeux de santé-environnement une priorité.
« On s’est dit “si le bio, c’est si bon, pourquoi n’en faire que 20 % ?”, se remémore Gilles Pérole. Or on s’est vite rendu compte qu’en approvisionnement bio, les produits pouvaient venir de très loin, en plus d’être bien plus chers... Il s’agissait autant d’être cohérent que pragmatique : faire du 100 % bio dans les cantines nécessitait d’avoir une approche locale. » Mais le soleil ne fait pas tout : même avec un climat plus favorable, il n’est guère plus facile dans le Sud de trouver un producteur local répondant aux appels d’offres en restauration collective... Le son de cloche est le même qu’en Bretagne : « Trop compliqué, trop d’incertitudes, aucun agriculteur ne peut s’engager à produire des légumes pour autant de repas chaque jour, pendant un an », corrobore l’élu mouansois, instituteur de métier.
« Les mêmes camions qu’on voit dans toute la France »
L’idée de la régie s’impose alors d’elle-même, dans une ville plutôt familière avec ce genre d’outil : les cuisines scolaires, mais aussi l’eau et l’assainissement, le transport scolaire ou les pompes funèbres sont autant de services gérés directement par la municipalité de Mouans-Sartoux, très attachée à une certaine idée du service public. « Par définition, une DSP (délégation de service public, ndlr), ça veut dire perdre la main sur le pilotage d’un service, sur sa qualité mais aussi sur son coût. C’est d’autant plus vrai dans l’agriculture, où on ne se prive pas sur les marges arrières : les fournisseurs cherchent toujours à vendre le plus cher ce qu’ils ont acheté le moins cher, sans grand égard pour les standards de qualité... », témoigne Gilles Pérole.
C’est tout l’intérêt de la régie agricole : pouvoir s’affranchir des quelques grands groupes industriels qui imposent leur loi et leurs prix sur le marché de la restauration collective. Aujourd’hui, ce marché est partagé essentiellement entre deux types d’acteurs. Ou bien des sociétés de restauration collective, lorsque les cuisines elles-mêmes sont privatisées : Sodexo et Elior sont les deux plus importantes, avec plus de 500 millions de repas servis en 2018. Ou alors des grossistes alimentaires, quand la restauration reste gérée en interne par les collectivités. Des entreprises comme Pomona ou Brake France sont parmi les plus gros acteurs du marché. « Les mêmes camions qu’on voit dans toute la France », souffle Gilles Pérole. Des camions qui n’ont pas vraiment la réputation de transporter des aliments de la meilleure qualité qui soit...
Avec 3,7 milliards de repas par an, en France, pour 17 milliards de chiffres d’affaires, le marché de la restauration collective représente pourtant un sacré levier pour structurer des filières agricoles à l’échelle locale. Dont elles ne profitent guère à l’heure actuelle, et ce malgré les objectifs clairement affichés à l’article 24 de la loi Egalim (votée le 30 octobre 2018) : « 50 % de produits de qualité et durables » dans les repas servis en restauration collective d’ici 2022, dont 20 % de produits bio.
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Faites un don« Aujourd’hui, être agriculteur, c’est être smicard, esclave, et endetté à 1 million d’euros ! »
La régie agricole n’est d’ailleurs pas seulement une promesse faite aux jeunes papilles, c’en est également une pour les agriculteurs. Installé sur les parcelles du site du Pérenno, à 6 kilomètres du centre-ville de Vannes, Franck Kerguéris le dit sans détour : « À mon âge, je ne serais pas reparti dans n’importe quoi... » À 52 ans et avec trois enfants, l’homme aux cheveux dégarnis mais à la langue bien pendue est revenu à un « métier-passion », abandonné par dépit et par épuisement devant ces journées de travail sans repos qui ne font « pas beaucoup bouillir la marmite ». En 2014, il avait mis fin à son activité de maraîchage sur la ferme familiale à Plouhinec, une quarantaine de kilomètres depuis Vannes, où il cultivait depuis vingt ans 25 hectares, labellisés bio dès 2000. « Aujourd’hui, être agriculteur, c’est être smicard, esclave, et endetté à 1 million d’euros pour avoir ce statut ! », rappelle-t-il.
Depuis, il enchaînait les petits boulots de jardinier et de vendeur-conseil dans les grandes enseignes du secteur (Gamm vert, Truffaut). Pas franchement l’éclate, même s’il y découvre tout de même un autre rythme de travail. Alors, quand il découvre un peu par hasard l’annonce de la mairie de Vannes, son sang ne fait qu’un tour : « J’ai compris que ça m’avait manqué, que j’avais envie de reprendre. » S’il n’a pas hésité, c’est parce que beaucoup de choses l’ont convaincu : le sens du geste d’abord, ce qu’il appelle « le souci du destinataire », c’est-à-dire produire du frais pour des enfants – « le bon produit à la bonne personne ». Jusqu’alors, en tant que maraîcher, il n’avait guère accès à ce genre de marché : « J’avais essayé un temps avec TerreAzur (un grossiste alimentaire appartenant au groupe Pomona, ndlr), qui approvisionne plusieurs collectivités. Mais j’ai vite arrêté : les conditions pour être référencé chez eux sont intenables pour un petit producteur... »
Ce geste a d’autant plus de sens qu’il s’inscrit dans une logique plus globale, et plus cohérente selon lui : « Une commune est par définition le lieu de consommation de beaucoup de légumes. Participer à ce projet de régie c’est donc construire concrètement l’idée d’autonomie. » Mais, l’homme ne le nie pas, les conditions d’exercice ont également pesé lourd dans la balance, au moment de replonger : « La garantie salariale est un énorme avantage ! Le maraîchage, c’est 80 % de l’activité sur 6 mois, et sur les 6 autres, on passe son ton temps à courir derrière le pognon. On a la précarité d’un petit chef d’entreprise, avec toutes les urgences à gérer en permanence : les mauvaises herbes, l’arrosage, etc... Là, le salaire est lissé sur l’année. C’est un modèle très intéressant et il faut le dire », assume celui qui se revendique aujourd’hui comme « paysan-fonctionnaire ». Et tant pis pour ces agriculteurs qui pestent contre une mauvaise concurrence, en demandant les preuves de l’affiliation à la MSA... Fonctionnaire, Franck Kerguéris ne l’est d’ailleurs pas encore tout à fait : embauché comme agent contractuel de catégorie C, en CDD renouvelable une fois, il a bien l’intention de passer le concours d’agent de maîtrise pour obtenir le statut et les conditions qui l’accompagnent. « La retraite agricole à taux plein, c’est 700 euros après 40 années de cotisation... », rappelle-t-il, encore ébahi devant le nombre de jours de vacances qu’il doit poser avant la fin de l’année.
Le choix du bio, une évidence
En attendant, son salaire, autour de 1500 euros par mois, reste tout de même bien faible au regard de sa mission. D’ici 2021, il devra cultiver, seul, une trentaine de fruits et légumes différents sur cet hectare de parcelle, qui accueillera bientôt une serre sur 1000 m2, ainsi qu’un tracteur pour labourer – principaux investissements de la collectivité sur ce projet. Pour l’heure, quelques potirons y traînent encore, à côté des grandes feuilles de rhubarbe. L’été a été rude, comme partout, mais la sécheresse a finalement aidé à rattraper le retard pris dans la mise en culture.
Aux quelques fraises, salades et courgettes modestement prévues pour démarrer le millésime 2019 se sont finalement ajoutés melons, pastèques, tomates, poivrons, et haricots, entre autres. En plus de mieux protéger contre les maladies, la serre doit in fine permettre d’augmenter la production, avec des rendements supérieurs, tout en régulant un peu la dure réalité de la saisonnalité – le véritable défi, en fin de compte, dans la quête d’autonomie.
« La nature n’est pas si bien faite : c’est quand les besoins sont les moins importants, l’été, parce que les enfants sont en vacances, qu’on produit le plus... », raille l’agriculteur breton. À Mouans-Sartoux, c’est d’ailleurs pour cette raison que la commune a investi dans des « ateliers de transformation », en l’occurrence du frais vers le surgelé. « Si nous ne parvenons pas encore aux 100 % d’autonomie sur les fruits et légumes consommés, ce n’est pas à cause d’un manque de surface : c’est un problème de saison, l’hiver, c’est tout de suite plus compliqué..., confirme Gilles Pérole. On estime qu’avec 4 à 5 tonnes de surgélation par an, nous atteindrons cette autonomie ! »
Dans les deux communes, toutefois, le choix du bio n’a pas fait l’ombre d’un doute, au moment de lancer le projet. « Quitte à devoir produire nous-mêmes, on n’a pas beaucoup tergiversé : on était tous convaincus qu’il fallait fournir l’alimentation la plus irréprochable en termes de qualité, donc en bio ! », rapporte Bérengère Trénit, du côté du golfe du Morbihan. Une évidence qui est aussi une exigence supplémentaire pour l’agriculteur. « Le principe du maraîchage bio, c’est tout simplement de remplacer les produits de synthèse par de la main d’œuvre. Mais cela demande un vrai savoir-faire : il faut gérer les adventices, chaque légume a sa propre technique de désherbage, etc. Toutes ces méthodes ne s’acquièrent pas du jour au lendemain », témoigne Franck Kerguéris.
Mais n’allez surtout pas lui parler rendement, le simple fait de poser encore la question le fait enrager : oui, nombre d’études prouvent désormais sans peine que les rendements du bio sont équivalent au conventionnel, dans la plupart des cultures. Le paysan-fonctionnaire va même plus loin dans la démonstration : « On assiste à une véritable explosion des prix en bio, où les marges sont deux fois supérieures qu’en conventionnel, avec le risque aussi par conséquent d’importer de plus en plus de produits des filières étrangères... Ici, le coût de production est garanti, je peux continuer à produire 1 kilo de poireau pour 1 euro jusqu’à la fin de ma carrière, plutôt que de l’acheter 3 euros aujourd’hui, et 4 euros demain. C’est tout de même plus intéressant pour la collectivité, non ? »
Une nouvelle relation à la nourriture
Plus intéressante, la régie agricole l’est aussi pour Isabelle Marty, la cuisinière en chef de la crèche Richemont. À l’en croire, c’est presque un nouveau métier : « C’est quand même pas pareil d’équeuter des haricots frais que d’ouvrir une boîte de conserve... Le fait de travailler avec de beaux produits, ça nous oblige à trouver de nouvelles idées et à développer notre créativité, c’est beaucoup plus valorisant ! Les gens pensent qu’en crèche, on ne fait que des purées... » Et ils se trompent : au menu ce midi, salade, poisson et compote. Une salade faite à partir des « légumes du jardin » comme l’indique la pancarte, et aménagée en conséquence : devant la trop faible quantité de concombre finalement disponible, Isabelle a finalement composé une salade de crudités avec tomates, piment doux et oignons rouges. Et il faut croire que ça plaît, même si le public concerné est souvent trop jeune pour l’exprimer : « Maintenant, il reste bien plus de pâtes ou de riz que de légumes dans les assiettes ! », assure celle qui mijote tous ces petits plats dès 7h30 le matin.
De son côté, ça veut dire aussi plus de travail, mais elle a vite trouvé la parade avec sa collègue aide-cuisinière : désormais, les enfants sont régulièrement mis à contribution pour écosser les petits pois, et ça n’a rien d’une corvée. « Au contraire, c’est fondamental dans le rapport alimentaire des enfants, qui ne se limitent pas qu’au goût. Un enfant travaille avec tous ses sens, il va sentir, toucher, lécher, faire attention aux couleurs... Cela met de la convivialité et ça constitue une grande partie du travail pour qu’ils mangent, à la fin ! », poursuit Isabelle Marty. Résultat : plus un légume qui ne se refuse désormais à tous ces palais en éveil. La semaine dernière, les butternuts n’étant pas mûrs, il a fallu se rabattre en catastrophe sur les courges dites « spaghettis ». Une révélation : « Quand on les a ouvertes, les enfants étaient émerveillés devant tous ces fils, s’amuse Isabelle. Ils sont dans les histoires, et chaque légume est l’occasion d’en raconter une nouvelle. On peut absolument tout leur faire avaler, cela dépend juste de la façon dont on l’amène. Depuis, ces courges-spaghettis ont trouvé leur nouveau surnom : c’est le “produit magique”. »
Quelques semaines semblent avoir suffi pour que la plupart des acteurs concernés s’adaptent à ces nouvelles habitudes, qui, selon Bérengère Trénit, reposent sur une simplicité de fonctionnement : « Le maraîcher décroche son téléphone, et hop il est en relation directe avec les cuisinières ! Ils se parlent, il dit ce qu’il a et demande ce qui les intéresse, et le lendemain, c’est livré... C’est cette fluidité de l’échange qui fait que ça marche bien. » Pour autant, cette régie agricole n’a pas véritablement bouleversé le système général des cantines dans les crèches de Vannes : viande, lait, pain ainsi que la plupart des fruits et des légumes-racines restent approvisionnés par les mêmes grossistes, dont les contrats n’ont pas bougé.
D’ailleurs, le prix des repas facturés n’a pas pris un centime non plus. La production municipale s’ajoute en bonus à l’approvisionnement classique, comme un petit supplément d’âme. À Vannes, pour le moment, cette régie reste plus utile dans les plaquettes de communication du maire (Les Républicains), entre les ruches et l’éco-pâturage, que pour atteindre une quelconque autonomie : « On en est encore loin, admet Bérengère Trénit. Il y a des problématiques de foncier disponible, et par ricochet de coût de fonctionnement supplémentaire si l’on agrandit la surface. Une petite ville comme Mouans-Sartoux y parvient, mais est-ce jouable et intéressant à plus grande échelle ? Nous n’avons pas encore assez de recul pour le dire... » Le paysan-fonctionnaire, lui, se veut optimiste. « La disponibilité des terres agricoles est un enjeu, c’est sûr : en ville, entre construire pour tous les Parisiens qui veulent rappliquer ou faire des patates, forcément... Mais on pourrait acheter des terres dans des zones maraîchères, il y a une ceinture verte autour de Vannes. C’est d’abord une question de volonté. »
Une exception agricole dans les marchés publics ?
De la volonté, il en a justement fallu à la mairie de Mouans-Sartoux pour faire une place à ce projet d’agriculture, au milieu des résidences de luxe et des constructions immobilières qui fleurissent en même temps que le prix du foncier (l’un des plus chers de France). Il a fallu sortir le portefeuille pour préempter le terrain, acheté 1 million d’euros avec la belle maison de maître où s’est aujourd’hui installée la Maison d’éducation à l’alimentation durable. Puis aller devant les tribunaux pour gagner le procès face aux promoteurs immobiliers et face aux anciens propriétaires. « Ça nous rend un peu atypique dans le territoire, cette volonté de maîtriser le foncier et de préserver des espaces naturels... », euphémise Gilles Pérole. La ville ne s’est pas arrêtée en si bon chemin : en 2012, le plan local d’urbanisme de Mouans-Sartoux passe même de 40 à... 112 hectares classés agricoles, sur 1 350 hectares au total. À partir des chiffres tirés de l’expérience mouansoises, Gilles Pérole s’est amusé à un petit calcul : ramené en surface, il estime qu’il faudrait 80 000 hectares pour produire tous les légumes nécessaires à la restauration collective. Soit 0,3 % de la surface agricole utile en France...
Pour autant, il ne fait pas de la régie agricole un modèle unique et indépassable pour parvenir à des cantines bio et locales : « Cela dépend des territoires et du contexte : à Mouans-Sartoux, c’était pertinent car il n’y avait pas de producteurs. Mais dans des lieux où il en existerait déjà, en capacité de production, il peut y avoir d’autres schémas ! » L’enjeu, c’est celui de la souveraineté alimentaire, terme qu’il privilégie à celui d’auto-suffisance : « C’est plus réaliste, car pour les céréales ou sur les produits laitiers, c’est beaucoup plus compliqué à envisager. La souveraineté, c’est d’abord définir ce qu’on veut manger, et d’où ça vient. »
« Il s’agit seulement de donner aux collectivités et aux communautés d’habitants le droit de relier intelligemment nature, agriculture et nourriture, à partir du puissant levier de la restauration collective », résume de son côté François Collart-Dutilleul [2], professeur émérite et membre de l’Académie de l’agriculture française, spécialiste des questions de démocratie et de sécurité alimentaire. L’une de ses pistes de réflexion consiste à défendre une « exception alimentaire dans les marchés publics », une façon de pouvoir échapper au principe fondamental du non-localisme dans les marchés d’approvisionnement des collectivités. Car aujourd’hui, sacro-sainte règlementation de la concurrence oblige, il reste interdit de faire de l’origine géographique d’un produit un critère dans les appels d’offre. « Il faut reconnaître un statut spécial à l’alimentation, qui n’est pas une ‘‘marchandise’’ comme les autres. On ne s’approvisionne pas en tomates comme on s’approvisionne en stylos », avance Gilles Pérole.
Au côté de l’universitaire, l’élu compte porter ce combat auprès des parlementaires européens dans les prochains mois, défendant par exemple la revendication d’un certain quota de gré-à-gré auprès des producteurs locaux : « Combien de fois les producteurs du coin nous proposent leurs courgettes, qu’ils ont à revendre, en surplus, sans qu’on ne puisse rien en faire pour empêcher qu’elles terminent au rebus... C’est absurde », poursuit-il.
Au-delà de ce genre de situation kafkaïenne, c’est bien d’une toute autre vision de l’agriculture dont il est ici question. « Et si on faisait de la restauration collective scolaire un service public ?, interroge ainsi François Collart-Dutilleul. Le droit humain fondamental à l’alimentation, reconnu à l’ONU, en Europe et en France, serait renforcé. Les règles de concurrence de l’Organisation mondiale du commerce, dont les services publics sont exclus, n’empêcheraient pas de favoriser un approvisionnement des cantines en fonction des choix locaux. Et le service public serait l’occasion de mettre en œuvre une politique de santé (équilibre alimentaire) et d’éducation à la nutrition, à la diversité des cultures alimentaires, au goût, au gaspillage [3]... »
En attendant, ces premières expériences de régie agricole ont inspiré plusieurs communes, qui se sont lancées à leur tour dans l’aventure : c’est le cas de Gonfreville L’Orcher en Normandie ou de Cussac-Fort-Medoc en Gironde. Avec les marques d’intérêt qui s’intensifient (une dizaine de communes s’est déjà manifestée), Gilles Pérole a l’intention de créer prochainement un réseau des régies agricole, afin de mutualiser compétences et retours d’expérience. À l’image du Pacte de Milan [4], dont Mouans-Sartoux est signataire aux côtés de plus de 200 villes du monde entier, ce mouvement s’inscrit dans un cadre bien plus global, et international, de réflexion autour de l’alimentation durable. Bonne nouvelle donc pour les courges-spaghettis et les couleuvres : elles ont peut-être devant elles des jours encore plus radieux.
Barnabé Binctin
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Illustration originale : Eduardo Luzzatti. Photos : Rieul Techer CC BY-SA via Wikimedia Commons