11.06.2018 • Logement

Comment Airbnb veut faire plier Paris, Barcelone et Berlin

Face à l’expansion brutale des locations touristiques, qui rendent indisponibles des milliers de logements pour les habitants, les métropoles européennes comme Berlin, Paris ou Barcelone mettent en place des réglementations de plus en plus strictes, ciblant en particulier Airbnb. Non contente de contester ces règles en justice et de refuser toute coopération, la firme américaine s’est tournée vers la Commission européenne pour qu’elle empêche les élus parisiens, berlinois ou barcelonais de réguler le secteur.

Publié le 11 juin 2018 , par Rachel Knaebel

47 000 logements à Paris, 25 000 à Londres, plus de 10 000 à Berlin, 16 000 à Copenhague, 15 000 à Rome et Amsterdam… Dans toutes les grandes villes européennes, le nombre de logements intégralement loués à des fins touristiques sur Airbnb a pris des proportions considérables [1]. Comme il s’agit de villes où il est déjà difficile, voire impossible, de se loger décemment à des prix modérés, plusieurs municipalités ont décidé d’enrayer le phénomène par des moyens juridiques et réglementaires. À Paris, certains « hôtes » Airbnb louent ainsi des dizaines d’appartements différents pendant une très grande partie de l’année, et récoltent des centaines de milliers d’euros de revenus annuel (lire notre article Les vrais chiffres d’Airbnb à Paris : des centaines de milliers d’euros engrangés par quelques multi-propriétaires aux dépens des Parisiens).

La municipalité a réagi en instaurant une obligation d’enregistrement en mairie pour toute personne qui souhaite louer à des touristes, même occasionnellement, ainsi qu’une limite de location à 120 jours maximum par an. À Bruxelles aussi, toute personne qui veut proposer son logement sur Airbnb doit obtenir une autorisation municipale. À Barcelone, ville rongée par le tourisme de masse, la municipalité a décidé en 2015 de n’autoriser plus aucune location touristique d’appartements. Airbnb y a même écopé d’une amende de 600 000 euros pour ne pas avoir respecté les règles instaurées par la ville.

En 2017, Barcelone et Airbnb sont finalement parvenus à un accord pour tenter de chasser les annonces illégales de la plateforme. À Amsterdam, la ville a instauré une limite de location fixée à deux mois puis, depuis le début de l’année 2018, à seulement un mois par an. Les villes rencontrent, partout, le même problème : derrière des bonnes intentions de façade, Airbnb ne montre aucune disposition réelle à coopérer avec les municipalités pour lutter contre la transformation de leurs parcs de logements en hôtels illégaux. « Airbnb cherche par tous les moyens à mettre à mal les outils de régulation », constate même Ian Brossat (PCF), adjoint au Logement de la maire de Paris. Airbnb refuse toujours de retirer les annonces des loueurs qui n’ont pas de numéro d’enregistrement.

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À Berlin, des mesures radicales et 7500 logements remis sur le marché

La ville de Berlin a adopté l’une des réglementations les plus strictes d’Europe. En 2014, confrontée à une pénurie de logements à prix accessible et à une montée en flèche des loyers, la ville décide d’interdire la location touristique d’appartements qui ne soient pas homologués comme des hôtels. La possibilité est laissée aux Berlinois de louer une chambre de leur appartement, à condition que la surface concernée reste en deçà des 50% de sa surface totale. Berlin a aussi mis en place des inspecteurs chargés de contrôler le respect de ces règles, et demandé à la population de lui signaler les appartements loués constamment à des touristes, dans leur immeuble ou dans leur quartier... La mesure, radicale, aurait eu des effets rapides : selon les services de l’urbanisme de Berlin, 7500 logements ont été remis sur le marché locatif de long terme.

Il reste cependant plus de 10 000 appartements touristiques dans la capitale allemande. Après une première loi en 2014, « de nombreux propriétaires sont allés en justice pour la contester, fait savoir la porte-parole des services de l’urbanisme. De nombreuses décisions de justice ont confirmé la loi, mais certains juges ont aussi affirmé qu’on ne pouvait pas interdire la location touristique de manière aussi stricte. » La loi a donc été amendée cette année. Désormais, les Berlinois qui souhaitent louer leur résidence principale à des touristes, pendant qu’ils partent en vacances par exemple, doivent obtenir une autorisation des services de la ville, qui vérifient qu’il ne s’agit pas d’un business régulier. Pour les résidences secondaires, la location est autorisée dans une limite de 90 jours par an. Le niveau des amendes a été relevé, celle-ci pouvant s’élever jusqu’à un demi-million d’euros pour un appartement loué illégalement.

Batailles juridiques et lobbying intensif

« Il est cependant difficile pour la ville de repérer les appartements illégalement loués, parce qu’Airbnb ne coopère pas du tout, souligne l’élue municipale berlinoise Katalin Gennburg, du parti de gauche Die Linke. Airbnb ne fournit aucune informations sur les loueurs aux services de la ville. » Qui est par exemple cette « Steffi », qui loue 28 appartements différents sur Airbnb, dont un disponible 250 nuits par an dans un quartier cossu ? [2]. Une mairie de quartier a interrogé Airbnb pour obtenir l’identité de ces hôtes aux multiples appartements, ne respectant manifestement pas les règles en vigueur. Réponse de l’entreprise : un refus catégorique et une plainte déposée auprès du tribunal administratif de Berlin. Celui-ci a rendu son jugement mi-mars et a partiellement donné raison à la plateforme de location [3]. Selon cette décision, Airbnb Allemagne n’est pas tenue de fournir ces données, puisque c’est la maison mère d’Airbnb en Europe, basée en Irlande, qui les détient en réalité.

La voie judiciaire n’est pas la seule employée par la firme pour combattre ces réglementations : « Airbnb fait un gros travail de lobbying depuis au moins trois ou quatre ans à Berlin, rapporte l’élue berlinoise Katalin Gennburg. J’ai moi-même été contactée directement par l’entreprise. » Un ancien chef de cabinet du maire de Berlin s’est même rendu en avril 2017 au siège d’Airbnb à San Francisco, officiellement pour défendre le point de vue de la capitale allemande en matière de régulation. À Berlin, des hôtes Airbnb se sont aussi constitués en association, Homesharing Berlin, pour s’opposer aux restrictions, en organisant rencontres et débats avec les élus. Étrangement, la vidéo promotionnelle de l’association, qui fait l’éloge du partage et de la liberté de louer son appartement, est signée du sigle rose et blanc de la firme californienne...

Deux directives dans le collimateur des lobbyistes

La plateforme pratique aussi un lobbying intense au niveau européen. « Airbnb n’est pas restée assise à ne rien faire, en regardant les villes empiéter sur son "business model", souligne un récent rapport de l’ONG Corporate Europe observatory, publié le 2 mai. Peu de temps après que les premières villes ont commencé à renforcer leurs règlementations sur le logement touristique, Airbnb développé une réponse européenne et s’est tourné vers l’UE dès 2015. » Pourquoi se tourner vers les institutions bruxelloises ? C’est « un moyen de résoudre le problème une fois pour toutes », ajoute le rapport.

Airbnb dispose de trois lobbyistes enregistrés auprès des institutions européennes [4]. « De février 2015 à septembre 2016, Airbnb a rencontré à neuf reprises des officiels de la Direction générale de la croissance, dont des rendez-vous avec des membres du cabinet de la commissaire », souligne le rapport du CEO. En plus des ses propres lobbyistes, Airbnb profite à Bruxelles du relais de l’European Holiday Home Association (EHHA), l’organisation professionnelle du secteur du logement touristique chez les particuliers, dont Airbnb est l’un des principaux membres. « Comme Airbnb, l’EHHA est un invité régulier des salons de la Commission, avec quatre rendez-vous en 2016 et un autre en 2017 », ajoute le même rapport.

Les cibles de ce lobbying ? Deux directives européennes, sur le e-commerce et sur les services, qui régulent les activités des plateformes en ligne comme Airbnb. Les deux textes peuvent être compris dans un sens qui poserait de sérieux problèmes aux villes souhaitant réguler l’expansion de la location touristique. La directive sur le e-commerce, adoptée en 2000, dispose que des autorités publiques ne peuvent imposer une obligation générale pour réguler l’activité d’un site de commerce en ligne. Dans cette logique, Airbnb pourrait certes être contraint de vérifier, sur demande d’une municipalité, la légalité d’une offre en particulier, mais ne serait pas obligé de faire de même pour toutes les offres mises en ligne à l’échelle d’une ville.

Les réglementations mises en place sont déjà menacées

La directive sur les services couvre, elle, le champ de la location. Selon ce texte, les obligations imposées par des autorités publiques ne doivent être ni disproportionnées, ni discriminatoires. Cette directive pourrait être utilisée pour empêcher les villes de contraindre des hôtes Airbnb à obtenir une autorisation avant de louer leur appartement. Interprétés de manière restrictive, ces deux textes pourraient envoyer aux oubliettes toutes les règlementations récentes à Berlin, Barcelone, Amsterdam, Paris, ou Bruxelles… À moins que le critère d’intérêt général des mesures ne soit retenu parles autorités européennes. Bien sûr, les entreprises du secteur, Airbnb en tête, ne l’entendent pas de cette oreille. « Certaines villes comme Berlin, Barcelone et Bruxelles ont mis en place des restrictions que nous considérons comme des violations du droit européen », avançait le secrétaire général de l’EHHA dans une communication de juin 2016.

La menace est claire. L’EHHA veut que Bruxelles oblige les villes à supprimer leurs réglementations sur les locations touristiques d’Airbnb et des plateformes similaires. Un document envoyé par l’EHHA à la Commission que nous avons pu consulter donne une idée claire de ce que l’association professionnelle entend mettre en œuvre au niveau européen. « Les plateformes en ligne fournissent un service neutre et ne peuvent pas être rendus responsables ou être forcé de chercher activement des activités qui seraient illégales sur leur plateformes, comme il est bien indiqué dans la directive e-commerce », défend l’EHHA dans son document de travail destiné à la Commission. Le document s’oppose aussi à toute tentative de limiter le nombre de jours de location autorisée.

« Une question majeure pour les métropoles européennes »

Pour parvenir à ses fins, l’EHHA est même allée plus loin que les traditionnels rendez-vous avec les commissaires ou que les envois réguliers de documents à leurs cabinets. Elle est allée jusqu’à déposer une plainte auprès de la Commission européenne contre quatre villes – Paris, Berlin, Barcelone et Bruxelles – et les restrictions qu’elles ont mises en place. Cette procédure pourrait entraîner une décision de la Cour de justice de l’Union européenne.

Que contient cette plainte ? Impossible de le savoir. Aucun élément n’a été rendu public, pas même aux villes mises en cause. « La Commission a rejeté les demandes répétées de Corporate Europe observatory d’avoir accès aux informations sur ces cas », rapporte l’ONG bruxelloise. Ce qui est pourtant en jeu, c’est la possibilité pour les villes européennes de réguler leur marché du logement, une question majeure pour les métropoles du continent. « Airbnb traite la question d’un point de vue exclusivement économique, alors qu’il s’agit d’une question urbaine, résume l’élue Die Linke Katalin Gennburg. Les locations touristiques d’Airbnb modifient en profondeur les villes »

Rachel Knaebel

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Notes

[1Ces données proviennent du site Inside Airbnb, une plateforme non-commerciale indépendante qui a récolté les données de locations d’une vingtaine de villes des États-Unis et de 25 grandes villes en Europe, d’Australie et d’Asie. Voir ici.

[2D’après les données disponibles sur le site Inside Airbnb.

[3Voir ici.

[4Voir ici.

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