29.09.2023 • Actus, revue de presse et liens

Atos, ou la répétition de l’histoire

La revente programmée du groupe numérique Atos et ses contrats stratégiques au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky fait scandale. Au-delà de la personnalité du repreneur, l’affaire est une énième illustration du mélange d’aveuglement patronal et de relations incestueuses avec la sphère publique qui caractérise le capitalisme français.

Publié le 29 septembre 2023 , par Olivier Petitjean

Il y a quelques années, le groupe Atos – spécialiste des services informatiques et de la cybersécurité - pouvait sembler promis à un brillant avenir du fait de la numérisation accélérée et du souhait des dirigeants français de faire émerger des champions européens dans ce secteur. Aujourd’hui, Atos s’est effondré en bourse et s’apprête à se couper en deux pour faire face à ses difficultés financières. La première moitié du groupe, sous le nom de Tech Foundations, reprendrait les activités historiques d’infogérance, tandis que la seconde, Eviden, garderait les activités dans les mégadonnées, les supercalculateurs et la cybersécurité, avec des contrats stratégiques liés au secteur nucléaire et à la défense.

Tout ceci n’aurait sans doute pas intéressé le grand public si, au milieu de l’été, les dirigeants d’Atos emmenés par le président Bertrand Meunier n’avaient pas annoncé une double opération avec le milliardaire tchèque Daniel Kretinksy (allié à des hommes d’affaires français comme Marc Ladreit de Lacharrière). Non seulement celui-ci allait racheter Tech Foundations – dans des conditions qui semblent extrêmement favorables, puisqu’on parle aujourd’hui d’une vente un prix négatif de 900 millions d’euros -, mais il allait également prendre une participation importante dans Eviden, dont il deviendrait le premier actionnaire.

La lourde responsabilité des dirigeants

L’opération devait être validée à l’occasion d’un assemblée générale extraordinaire en octobre. C’était sans compter sur la fronde d’une coalition hétérogène de parlementaires et de militaires soucieux de la protection des intérêts stratégiques français, de fonds d’investissements se posant en défenseur des petits actionnaires (mais dont le profil pose question, puisqu’il s’agit avant tout d’un fonds basé à Singapour dont le dirigeant est cité dans les Panama Papers et derrière lequel se cache l’homme d’affaires Hervé Vinciguerra), et de représentants des travailleurs qui craignent, non sans raison, d’être les premières victimes de toute l’affaire. Aujourd’hui, le deal semble au bord de l’explosion, et le président Bertrand Meunier sur un siège éjectable [1]

Il y a quelques mois, nous avions consacré un article aux origines de la fortune de Daniel Kretinksy, magnat du charbon et du gaz qui a racheté ces dernières années de nombreux médias en France et pris des participations dans des secteurs aussi variés que l’édition, l’énergie et le commerce (Casino, Fnac-Darty).

Mais si la personnalité de Daniel Kretinksy attire l’attention, l’affaire illustre autre chose qu’un nouveau « fleuron français passant sous pavillon étranger ». Si le « fleuron » en question est menacé, c’est surtout du fait de ses propres dirigeants. Comme auparavant ceux d’Alstom, Alcatel et autres, il se sont montrés plus intéressés par le prestige et par la finance et ses revenus que par le développement de leur groupe en lui-même. L’ex PDG d’Atos Thierry Breton, ancien ministre et aujourd’hui commissaire européen, est montré du doigt pour sa stratégie de rachats tous azimuts payés rubis sur l’ongle qui ont fait grandir le groupe jusqu’à la faire entrer – de manière éphémère – dans le CAC40, mais au prix d’un endettement massif et d’une perte de son centre de gravité. Le président actuel Bertrand Meunier est issu tout droit du milieu du capital-investissement et semble avoir monté son projet de revente d’Atos en collaboration étroite avec des banquiers d’affaires – les mêmes qui avaient orchestré la fusion Veolia-Suez – et le cabinet de conseil McKinsey. Un nombre impressionnant de membres du conseil d’administration d’Atos viennent du monde du conseil et de la finance (on y trouve notamment l’ancien supérieur de Jérôme Kerviel à la Société générale).

Zone grise publique-privée

Atos dépend pour une grande partie de son chiffre d’affaires des marchés publics et des aides de l’État français. En plus de jouer un rôle clé dans les secteurs de la défense et du nucléaire, Atos (à travers Tech Foundations) est responsable des logiciels sous-jacents au fonctionnement de nombreux services publics, depuis la carte vitale jusqu’à France Connect et au compteur Linky (voir la liste dressée par la CGT Atos). La plupart de ces liens avec la sphère publique sont un héritage historique de Bull, l’ancêtre du groupe qui a été nationalisé en 1982 puis progressivement privatisé au fil des années 1900 et 2000. Avant l’arrivée de Daniel Kretinksy, personne ne semblait se soucier que tous ces contrats soient confiés à une une entreprise désormais 100% privée.

Il faut dire que cela n’empêchait pas Atos d’être très proche du pouvoir politique... mais par d’autres biais. L’histoire d’Atos est aussi une histoire de portes tournantes public-privé. À commencer par celles empruntées par Thierry Breton lui-même, PDG de France Telecom puis ministre puis PDG d’Atos puis commissaire européen. Le groupe a aussi nommé à son conseil d’administration l’ex Premier ministre Édouard Philippe à son départ de Matignon (et jusqu’en juin dernier), et voulait également y recruter l’ex secrétaire d’État au numérique Cédric O – sauf que celui-ci s’est vu opposer le veto de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Siège également au conseil d’administration d’Atos Laurent Collet-Billon, ancien directeur général de l’Armement qui a été chargé ce printemps d’une mission par le ministre des Armées tout en travaillant pour les industriels de la défense via une société de conseil.

Et si c’était la culture française de connivence public-privé qui était la première responsable – avant même les milliardaires et les investisseurs étrangers qui viennent ensuite cueillir les proies – du triste destin de nos prétendus « fleurons » industriels ?

OP

— 
Photo : Département des Yvelines cc by-nd

Notes

[1On peut trouver plus d’informations sur les nombreux replis et points obscurs de l’affaire dans les articles de Martine Orange pour Mediapart et de Marc Endeweld.

Les enquêtes de l’Observatoire

L’Observatoire est à votre écoute

  • Besoin d’éclaircissements ?
  • Une question ?
  • Une information à partager ?
Contactez-nous