12.01.2024 • Actus, revue de presse et liens

Face aux plaintes des communautés d’accueil au Nigeria, le géant pétrolier Eni fait la sourde oreille

Reportage au Nigeria où les activités pétrolières du géant italien ENI continuent d’impacter négativement la vie quotidienne des communautés d’accueil, et où ces dernières peinent encore à obtenir des réparations tangibles.

Publié le 12 janvier 2024 , par Elfredah Kevin-Alerechi, Kevin Woke

Chaque année, Charity Alimezhie, agricultrice, installe ses six enfants dans un village voisin pendant quatre mois avant de retourner chez elle à Aggah, dans l’État de Rivers au Nigeria, pour nettoyer les débris de l’inondation qu’elle dit être causée par Eni et sa filiale Agip. C’est devenu une tradition annuelle pour elle et sa famille pendant la saison des pluies de juin et juillet.

À l’approche de la saison des pluies, raconte-t-elle, elle ne pense plus qu’à ça. À chaque petite averse, elle risque non seulement de voir sa maison envahie par les eaux, mais aussi tous ses champs de manioc détruits.

C’est au retour des champs que nous la rencontrons. Bien que son sac soit rempli de tubercules de manioc, elle semble mécontente, expliquant que ses récoltes ont été retardées en raison des inondations constantes.

« Eni/Agip est responsable de l’inondation, affirme-t-elle d’un ton dépité. Ils ont bloqué le cours d’eau et chaque goutte de pluie provoque une inondation. »

« L’eau submerge toutes mes cultures et les tiges de manioc, et la plupart du temps, à cause de l’inondation, je dois récolter le manioc plus tôt que normalement », explique-t-elle dans son dialecte local, en nous montrant le manioc prématuré, à la peau noire, qu’elle vient de déraciner dans ses champs.

Charity Alimezhie lors de son retour de la ferme. Crédit photo : Elfredah Kevin-Alerechi/juillet 2023

« Ce ne sont pas des catastrophes naturelles »

Cela fait plus de quatre décennies que la communauté d’Aggah est terrifiée par la saison des pluies et les inondations répétées que celle-ci amène avec elle. Les habitants furent donc fous de joie lorsque furent publiés en 2019 les termes d’un règlement amiable entre Eni et la communauté, suite à une plainte soumise au point de contact national (PCN) de l’OCDE deux ans plus tôt par Egbema Voice of Freedom (EVF) et ses représentants, Advocates for Community Alternatives (ACA) et Chima Williams & Associates (CWA).

Cependant, malgré l’accord signé avec Eni, selon plusieurs résidents que nous avons interrogés, les ponceaux destinés à permettre l’écoulement de l’eau ne remplissent pas leur fonction, et les problèmes d’inondation ne sont toujours pas réglés.

Selon Akunawa Felix, chef de la communauté d’Aggah, lorsqu’il pleuvait avant l’arrivée d’Eni, l’eau s’écoulait dans la rivière Oloshiri. Lorsque l’entreprise s’est implantée dans la zone, elle a construit une route d’accès qui a bloqué le cours d’eau. « Maintenant, chaque fois qu’il pleut, la communauté est inondée. »

« Il ne s’agit pas d’inondations causées par des catastrophes naturelles, mais d’inondations qui se produisent chaque année et qui sont causées par l’entreprise Eni/Agip, en raison du blocage de la rivière. »

Une rivière bloquée pour faire place au pétrole, et un enfant noyé

Alexandra Oba, un autre membre éminent de la communauté d’Aggah, explique que l’entreprise a construit une digue très élevée pour protéger la route que ses employés utilisent pour accéder aux puits de forage de pétrole et aux équipements. Depuis 1966, cet obstacle artificiel entraîne « de fortes inondations, ce qui nous a incités à faire pression sur l’entreprise pour qu’elle supprime cette obstacle, mais en vain ».

Un jeune enfant de la région est même mort à cause des inondations provoquées, selon Oba, par l’entreprise. Eni/Agip a fait construire douze ponceaux, dont aucun n’a jamais permis de rétablir l’écoulement de l’eau dans la rivière Oloshi telle qu’elle existait avant l’arrivée de l’entreprise. M. Oba ajoute que le problème est aujourd’hui plus grave qu’il ne l’était par le passé, car l’eau pénètre désormais jusque dans les maisons des habitants.

« Ce ponceau transporte l’eau d’un endroit à un autre et d’un village à un autre, mais à aucun moment cette eau ne peut se déverser dans la rivière », nous explique-t-il.

Le jeune garçon décédé est tombé dans une fosse d’eaux usées de l’entreprise, qui n’était pas recouverte, alors qu’il revenait des champs, au milieu d’une inondation qui avait englouti toute la région. Selon un autre chef de communauté, Nicholas Evaristus, son cadavre a été découvert quelques jours plus tard, après la décrue.

Evarastus Nicholas dans sa communauté à Aggah. Crédit photo : Elfredah Kevin-Alerechi, juillet 2023.

Différend autour de l’application de l’accord

L’un des points critiques de l’accord signé par Eni avec sa communauté d’accueil devant le PCN de l’OCDE, que nous avons pu consulter, était qu’Eni s’engageait à construire de nouveaux ponceaux pour laisser circuler l’eau avant la saison des pluies en 2019 et à ce que, si la communauté le jugeait nécessaire, un représentant de celle-ci soit impliqué dans le processus de détermination de l’emplacement des ponceaux et dans leur construction.

Bien que bien que l’entreprise n’ait pas tenu sa promesse de les associer aux travaux, les habitants ont été soulagés lorsqu’Eni a finalement fait construire les douze nouveaux ponceaux, deux ans après la signature de l’accord. Ils pensaient que les inondations allaient cesser. Mais selon Evarastus Nicholas, fondateur d’Egbema Voice of Freedom, une organisation locale luttant contre la pollution environnementale et pour la justice climatique dans la communauté d’Aggah, lorsque la pluie a commencé quelques semaines plus tard, les inondations ont été encore pires qu’avant la construction des ponceaux.

« L’entreprise a construit les drainages en secret, sans consulter les membres de la communauté », explique-t-il. « Aucun des nouveaux ponceaux construits par l’entreprise n’achemine l’eau au bon endroit ; au lieu de cela, ils continuent d’inonder la communauté. »

Bien qu’il n’ait pas plu lorsque nous avons visité la communauté en juillet 2023, les ponceaux étaient bien visibles à différents endroits, peints en jaune et noir, désormais recouverts de végétation, avec de l’eau stagnante à l’intérieur.

L’un des ponceaux construits par Eni qui serait à l’origine d’inondations dans la communauté d’Aggah. Crédit photo : Elfredah Kevin-Alerechi, juillet 2023

Augustine Oluma, géomètre avec plus de 35 ans d’expérience et l’un des membres d’Egbema Voice of Freedom qui ont examiné les ponceaux, raconte qu’il a bien repéré un problème lors de l’inspection, mais que, lorsqu’il en a informé les ouvriers, ces derniers ont ignoré ses préoccupations. « Les ponceaux n’ont pas été réalisés correctement. Ce ponceau était censé évacuer l’eau de la communauté, mais à l’endroit où l’entreprise l’a placé, le sol est plus haut que le niveau du ponceau, de sorte que l’eau ne peut pas s’écouler. »

Orji Chukwudike, ingénieur civil avec 12 ans d’expérience, faisait lui aussi partie de la délégation d’Egbema Voice of Freedom invitée par Eni à contrôler les ponceaux construits par leurs sous-traitants. Selon lui, la société l’a payé, ainsi que les quatre autres membres de l’Egbema Voice of Freedom, pour cette mission, mais au cours de la supervision, ils ont découvert que les ouvriers construisaient des ponceaux à des endroits inadaptés pour le drainage, et que les ponceaux construits ne réduisaient en rien les risques d’inondation. « Lorsque nous avons essayé de conseiller l’ouvrier sur la façon de faire le travail, il a refusé d’écouter, déplore-t-il. Chaque fois que nous nous rendions sur le site et que nous disions aux ouvriers ce qu’ils doivent faire, ils refusaient et se sentaient obligés de faire ce qui plaît à leur employeur (Eni). »

« Non seulement l’entrée, là où l’est est censée être drainée, ne fonctionnait pas, mais le point de sortie non plus. Ils ont utilisé les terres d’une personne pour évacuer l’eau, mais la profondeur était insuffisante. »

« Eni m’a demandé de rédiger un rapport conjoint avec ses sous-traitants, et nous avons rédigé nos conclusions. Mais nous avons constaté que le rapport final présenté par l’entreprise différait de ce que nous avions écrit », ajoute-t-il.

« Il y avait là une chance de faire ce qu’il fallait »

Au début de la procédure, Jonathan Kaufman, directeur exécutif de Advocates for Community Alternatives, a aidé la communauté d’Aggah à porter son affaire en Italie, estimant qu’Eni, la maison mère de NAOC, la filiale opérant sur le terrain, n’aurait aucun mal à remédier aux inondations en construisant des systèmes de drainage adéquats.

Tête de puits de pétrole d’Eni dans la communauté d’Aggah. Crédit photo : Elfredah Kevin-Alerechi, juillet 2023

« L’accord conclu avec Eni prévoit qu’Eni et NAOC doivent remédier aux inondations à Aggah en construisant des ponceaux et, si nécessaire, d’autres systèmes de drainage, explique-t-il. Mais les inondations se poursuivent, et pas seulement parce qu’ils ont construit des ponceaux de mauvaise qualité. Ils ont également refusé d’examiner le problème dans son ensemble et de concevoir un système qui permettrait réellement d’évacuer les eaux de crue. »

« Au lieu de résoudre le problème, Eni a gaspillé son argent, ainsi que le temps et la bonne volonté de la communauté. Il y avait là une chance de faire ce qu’il fallait, mais au lieu de cela, les gens continuent de souffrir et ont perdu toute confiance en Eni. »

« Eni ne peut pas se soustraire à sa responsabilité de lever les inondations à Aggah, même si elle vend ses parts dans le NAOC à Oando. C’est Eni qui a signé l’accord à l’amiable qui a conclu le processus du PCN de l’OCDE, de sorte que toutes les obligations énoncées dans cet accord resteront à la charge d’Eni, quoi qu’il advienne de ses activités nigérianes. »

« Je ne dis pas qu’Eni/Agip a apporté des moustiques de Milan »

Certains membres de la communauté affirment souffrir de la malaria en raison des inondations constantes causées selon eux par Eni.

Ekeigbo Chukwudi, chef de la communauté, déclare ainsi souffrir constamment du paludisme en raison des piqûres des nombreux moustiques infestant la communauté à cause des inondations. Les résultats de trois tests médicaux qu’il nous a communiqués confirment ces déclarations. « Chaque mois, j’ai la malaria, et je vais à l’hôpital à chaque fois. C’est à cause de l’inondation causée par Eni, qui a amené des moustiques. »

« Je ne dis pas qu’Eni/Agip a apporté des moustiques de Milan, mais je dis que la cause de la malaria et de la fièvre typhoïde qui nous affectent est due à l’environnement qu’ils [Eni] ont pollué. »

Sandra Uba, une infirmière locale, confirme que la plupart des personnes qui viennent se faire soigner auprès d’elle sont atteintes de paludisme, lequel est causé selon elles par les inondations provoquées par l’entreprise.

Les sous-traitants d’Eni en difficulté

La communauté d’Aggah, dans l’État de Rivers, n’est pas la seule où les activités d’Eni ont provoqué des inondations. Les habitants de Kwale et d’Asemoku, dans l’État du Delta, en ont également souffert. Là aussi, Eni a bloqué les cours d’eau pour protéger ses canalisations, rapporte Lucky Ukwosah, un entrepreneur engagé par la firme pétrolière pour restaurer l’écoulement.

Lucky Ukwosah, l’un des entrepreneurs engagés par Eni. Crédit photo : Elfredah kevin-Alerechi, juillet 2023

C’est après plusieurs plaintes des habitants qu’Eni a invité M. Ukwosah et son équipe à nettoyer les zones bloquées en 2013. Il raconte que lorsqu’il s’est rendu dans les communautés, il a constaté que les voies d’eau étaient bloquée par la boue, ce qui expliquait l’inondation. Et il affirme que bien qu’il ait procédé au travaux nécessaires pour débloquer le cours d’eau, Eni ne l’a jamais payé. « De 2017 à 2023, après que j’ai terminé mon travail, l’entreprise n’a pas payé le solde convenu. Eni a versé un paiement partiel de 1 million de nairas sur les 12 millions convenus pour l’ouverture des voies d’eau. Depuis lors, je ne cesse de les relancer, mais rien n’a été payé malgré toutes les lettres que je leur ai écrites. »

Emmanuel Omuabor est un autre entrepreneur engagé par Eni pour remédier aux inondations. Il déclare avoir travaillé dans les zones bloquées par l’entreprise pendant plus de dix ans, mais depuis 2017, après l’achèvement de travaux attribués en 2013, l’entreprise ne lui aurait pas payé la somme convenue. « Mon contrat était de 11 millions de nairas et la société n’a payé que 1,1 million de nairas, et depuis 2017, je n’ai plus été payé. »

« J’avais emprunté de l’argent pour réaliser les travaux, poursuit-il. J’ai perdu un grand nombre de mes propriétés parce que je les ai vendues pour rembourser le prêt que j’avais contracté, et je dois encore de l’argent. Mon problème est que je ne peux plus payer les frais de scolarité de mes quatre enfants et que les prêteurs continuent à me harceler. » Plusieurs lettres ont été adressées à l’entreprise ainsi qu’au gouvernement pour obtenir paiement, mais en vain.

Eni a ainsi eu recours à plusieurs sous-traitants depuis 2017. Plusieurs affirment ne pas avoir été payés la rémunération convenue, malgré de multiples relances, et certains déclarent être aujourd’hui aux prises avec des problèmes de santé.

Favour Uzuokuame a même perdu son père, l’un des entrepreneurs à qui Eni devait selon elle de l’argent. Lorsque son père était encore en vie, explique-t-elle, il se battait contre l’entreprise pour obtenir son salaire. Sa mère est tombée malade et a eu un problème rénal. « Pendant toute cette période, mon père continuait à lutter pour rencontrer Eni afin de pouvoir payer la dialyse, mais tous ses efforts ont échoué. »
.

La réponse d’Eni

Contactée au sujet des allégations détaillées dans cet article, Eni les a niées, affirmant avoir payé tous ses sous-traitants, et que ceux qui l’accusent de ne pas avoir payé les sommes convenues étaient des sous-traitants du « Delta du Niger ».

Nous avons demandé à Eni de nous fournir des preuves que les sous-traitants avaient été payés, en leur adressant une liste des noms des contractants et une lettre écrite par leur avocat à l’entreprise réclamant le paiement de leurs honoraires. Ces éléments ne nous ont pas été transmis.

M. Spina, porte-parole de l’entreprise, déclare : « Eni rejette fermement l’allégation selon laquelle elle serait à l’origine d’une "crise climatique" et responsable des inondations saisonnières à Aggah. La zone de la communauté d’Aggah est naturellement sujette à des inondations permanentes en raison de son terrain naturel et des rivières qui l’entourent, tout comme le reste de la région. C’est un fait avéré et bien documenté.

L’allégation remonte à 2017, à la suite d’une plainte déposée auprès du Point de contact de l’OCDE par l’organisation militante du plaignant, Egbema Voice of freedom (EVF), affirmant que certaines des installations de NAOC autour de la communauté d’Aggah (à savoir les routes d’accès aux emplacements des puits) étaient responsables des inondations affectant la communauté. NAOC a fermement rejeté ces allégations, mais a néanmoins accepté de participer à un processus de médiation non judiciaire, mené sous les auspices du point de contact national conformément aux lignes directrices de l’OCDE, en vue de convenir de mesures mutuellement acceptables dans un esprit de coopération, et a convenu de la construction de ponceaux et de drainages supplémentaires dans le périmètre limité des installations de NAOC identifiées dans la plainte.

La société a construit les ponceaux et les drainages convenus, en tenant compte des suggestions des plaignants lors d’inspections conjointes. Au cours d’un examen post-construction du projet par un consultant environnemental indépendant, nommé en accord avec les deux parties, il a été établi que les ponceaux permettaient effectivement à l’eau de traverser les installations de NAOC. »

Eni ajoute que « les plaignants ont produit leur propre rapport après le contrôle réalisé avec le consultant en environnement, qu’ils ont tenté en vain d’obliger le consultant et l’entreprise à signer.

Les plaignants ne sont pas des représentants accrédités de la communauté. NAOC entretient un dialogue régulier et constructif avec les dirigeants de la communauté d’Aggah et a mis en œuvre plusieurs projets de développement par le biais d’un protocole d’accord avec la communauté et d’autres communautés au sein du clan Egbema auquel elle appartient. Par exemple, il y a quelques jours, NAOC a commissionné un projet de plantation d’huile de palme pour améliorer les conditions économiques du clan Egbema, y compris la communauté d’Aggah.

Fait remarquable, le plaignant agit également - en plus de cette communauté d’Aggah - en tant que représentant d’entrepreneurs de l’État du delta du Niger qui n’auraient pas été payés pour le travail qu’ils ont effectué. Toutes les réclamations pertinentes ont été examinées et, le cas échéant, des paiements ont été effectués. »

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