Votre documentaire s’intitule Les sentinelles. Pourquoi ?
Pierre Pézérat : Quand le flocage d’amiante a commencé à tomber à Jussieu, et que des chercheurs ont été atteints de maladies, Henri Pézerat a aussitôt pensé aux ouvriers qui avaient été en contact permanent avec cet amiante, se disant qu’ayant été davantage exposés que les chercheurs, ils devaient avoir développé encore plus de maladies, et sans doute plus gravement. C’est ainsi que la mobilisation contre l’amiante a pu prendre de l’ampleur et mener à son interdiction.
Les ouvriers sont des sentinelles du milieu environnemental : à chaque fois qu’il y a un empoisonnement derrière un poste de travail, on peut être sûr que quelques années plus tard, il y en aura parmi le reste de la population. Le dossier des pesticides l’illustre très bien. Les maladies professionnelles donnent l’alerte d’un empoisonnement bien plus large. Raison de plus pour aller déterrer les atteintes à la santé qui restent cachées dans le monde du travail.
Dans votre film, une veuve de victime de l’amiante déclare : « Il savait que c’était dangereux, mais il fallait bien manger. » Certains ouvriers ont pourtant décidé que ce n’était plus possible de payer ce prix là. Ils ne veulent plus sacrifier leur santé pour avoir du travail...
Mon père a longtemps été perçu comme quelqu’un de dangereux par les syndicats. Josette, leader CGT chez Amisol (usine de fabrication de matelas, tresses et bourrelets à base d’amiante) raconte à quel point elle et ses collègues regardaient ce chercheur parisien avec méfiance. Car ce qui était important pour elles, et pour leur syndicat, c’était de conserver leur emploi.
Henri Pézérat leur a toujours répondu que, avant de se soucier d’emploi et de salaires, il fallait se soucier des conditions de travail, parce que là, c’était leur vie même qui était en jeu. C’est un vrai retournement de stratégie par rapport au habitudes des luttes menées par les salariés ; et ce retournement n’est pas du tout facile à opérer. Pour l’amiante, tout a basculé après son interdiction en 1997. Les salariés n’avaient plus peur de perdre leur travail. Ils ont adhéré aux associations, ont fait des examens médicaux…
Vous montrez que c’est en luttant ensemble que les ouvriers recouvrent leur dignité...
Prenons les salariés de chez Triskalia, qui ont été intoxiqués par des pesticides pulvérisés sur des céréales : ils ont été traités comme des chiens, et ont retrouvé leur dignité d’humains en luttant. Quand on est ensemble, on se rend compte que l’on a des points communs : cette façon, notamment, dont on se sent individuellement attaqué dans ce qu’on est, dans sa chair. Les autres apportent un réconfort affectif et humain indispensable. Tout seul, c’est trop dur.
Prenons par exemple les convocations pour les reconnaissances en maladie professionnelle : on fait face, seul, à trois médecins experts qui essaient de vous coincer, en vous faisant passer soit pour quelqu’un qui veut récupérer de l’argent, soit pour une personne psychologiquement fragile. Ce sont des moments très difficiles, et très perturbants pour les malades, qu’ils soient salariés ou agriculteurs indépendants. Ils sortent parfois en se demandant s’il n’y a pas un soupçon de vérité dans ce que sous-entendent les médecins conseils. Sans le collectif, ces moments sont insupportables.
Du point de vue du rapport de force ensuite, les victimes sont beaucoup plus efficaces quand elles se regroupent : elles ont un pouvoir de mobilisation médiatique très important, et la possibilité de saisir des avocats. Ajoutons que les actions collectives ne sont pas simplement plus efficaces politiquement, elles apportent aussi des moments de bonheur.
Cela m’a surpris lors de l’assemblée générale de l’association Henri Pézérat, qui réunit divers collectifs de défense de la santé au travail : tout le monde est là pour évoquer des sujets révoltants et des histoires dramatiques, mais il y a de la joie à être là tous ensemble. S’extraire de la tristesse ensemble aide aussi à recouvrer sa dignité.
Jamais un dirigeant d’entreprise ne s’est présenté face aux victimes de l’amiante, regrette Me Lafforgue dans votre documentaire. L’avocat explique que c’est très difficile pour les victimes de ne pas avoir d’interlocuteur. Et qu’elles s’impatientent de voir cette affaire arriver au pénal...
Jusqu’à présent, tout s’est joué au civil, devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale (Tass). C’est une première étape, qui embête les employeurs, obligés de contribuer aux fonds d’indemnisation des victimes. Mais c’est insuffisant. Au Tass, on fait face aux avocats des firmes mais il n’y a pas les responsables. C’est complètement dépersonnalisé, contrairement à la justice pénale où quelqu’un est personnellement mis en cause. Les victimes veulent que les responsables répondent de leurs actes face à elles, elles ont besoin de les voir s’exprimer, besoin aussi de les voir attaqués par leur avocat.
Le passage au pénal, c’est aussi ce qu’il y aurait de plus efficace pour faire changer les pratiques des industriels. Passer à la barre leur ferait très peur ; bien plus que de passer devant le Tass ou de donner de l’argent. Cela dit, la possibilité qu’un procès pénal ait lieu ne cesse de s’éloigner. Des mises en examen ont été annulées, des poursuites arrêtées, le pôle santé publique à Paris, où sont centralisés les dossiers amiante, ne compte plus que deux juges…. Il y a vraiment une volonté politique, en France, de ne pas toucher aux intérêts des industriels.
Les ordonnances signées par Emmanuel Macron portant sur la réforme du code du travail renforcent-elles cette impunité ?
La plupart des salariés qui travaillent sur ces questions de santé sont membres des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), seul espace où l’on pouvait discuter de santé au travail, et faire changer les choses. Les CHSCT ont permis à des ouvriers de développer des tas de compétences, mais aussi de financer des expertises indépendantes sur la mesure de la qualité de l’air, ou d’autres sujets liés à la santé des travailleurs. La suppression de ces enquêtes va faire disparaître la preuve qu’un milieu de travail peut être toxique. Les CHSCT, c’était vraiment une bonne réforme de la gauche. C’est un scandale de les supprimer, et je m’étonne de l’indifférence incroyable face à la disparition de cet outil.
Vous montrez dans votre documentaire que pour chaque polluant, l’histoire semble se répéter. Pourquoi ?
Amiante, pesticides, nucléaire... c’est toujours la même histoire : au nom du profit, on se donne le droit de tuer ou d’empoisonner, en brandissant la pancarte de la sauvegarde de l’emploi. La sauvegarde de l’emploi, c’est vraiment un parement pour déguiser la volonté de faire davantage de profit. La preuve : sur le dossier amiante, les industriels savaient depuis longtemps quels matériaux de substitution utiliser. Simplement, cela coûtait 30% de plus. Ils ont donc préféré continuer à empoisonner sciemment les ouvriers.
Le chantage à l’emploi est pratiqué par les industriels, mais aussi par les pouvoir publics. Et c’est dans la tête de tout le monde : sans emploi, on n’est rien. Les salariés sont vraiment pris en otage. Chez Triskalia, par exemple, il y a plein de gens malades, mais ils ne disent rien parce qu’ils ont peur de perdre leur travail. Ils sont prisonniers ; et pour les aider à se libérer, il faut faire pression depuis l’extérieur et faire en sorte que ces empoisonnements cessent ou pour le moins diminuent. Il faut que la société s’en mêle. Qu’elle dise haut et fort que l’on ne peut pas avoir le droit de tuer impunément derrières les portes des usines.
Les syndicats doivent également se mobiliser plus fortement. Ils ne sont pas toujours au clair, c’est le moins que l’on puisse dire, avec la défense des salariés victimes d’empoisonnement au travail. Je comprends bien qu’il faille négocier, ou plutôt « se concerter » avec la direction, comme ils aiment le dire. Mais les atteintes à la santé des salariés doivent être une ligne rouge. D’abord, on arrête les atteintes, après on discute.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
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Photo de Une : CC Murray Williams