Bienvenue dans la lettre d’information de l’Observatoire des multinationales.
Au menu cette semaine, une question : de quoi nos « champions nationaux » sont-ils les champions au juste ? Réponses au choix : des superprofits, des dividendes, des énergies fossiles, du « greenwashing », ou de l’évitement fiscal.
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Bonne lecture
Une fausse évidence
L’Observatoire des multinationales s’est associé à Attac pour publier Super Profiteurs. Le petit livre noir du CAC40, aux éditions Les liens qui libèrent, disponible dans toutes les bonnes librairies depuis le 24 mai (216 pages, 12€).
Ce petit livre, dont l’introduction est désormais en ligne sur notre site, s’articule autour de quatre questions : Que nous coûtent réellement les grandes entreprises françaises (spoiler : cela va au-delà des plus de 200 milliards d’aides publiques débloqués désormais chaque année au profit du secteur privé) ? Que nous apportent-elles vraiment en termes d’emplois, de recettes fiscales ou autres ? Quel monde contribuent-elles à créer ? Et enfin comment pourrait-on changer de direction ?
En dépit des scandales et controverses à répétition, le mythe des « champions nationaux » continue à régner sur le débat médiatique et politique, comme une fausse évidence jamais interrogée comme telle. L’idée que ce qui est bon pour les grands groupes tricolores serait forcément et automatiquement bon pour la France dans son ensemble gouverne encore - et même de plus en plus - l’essentiel des politiques publiques en matière de fiscalité, de soutien public, de droit du travail ou encore d’écologie. C’est d’autant plus dangereux que contrairement aux « champions nationaux » version années 1960-70, ceux d’aujourd’hui sont entièrement entre les mains d’actionnaires privés, l’État s’étant mis à leur service.
Notre livre cherche à montrer qu’il est grand temps de briser l’enchantement, et que notre soumission à des « champions » de plus en plus abusifs n’a rien d’une fatalité.
Hasard du calendrier, c’est aussi le 24 mai que le gouvernement a présenté son projet de loi sur le « partage de la valeur », censé répondre à l’indignation sur les « superprofits » réalisés par les grands groupes au moment même où la société française subissait de plein fouet la vague de l’inflation. Le projet de loi ne contient quasiment rien, si ce n’est une généralisation facultative des dispositifs d’intéressement et de participation aux entreprises... de moins de 50 salariés. Les grands discours de Bruno Le Maire sur le « dividende salarié » puis d’Emmanuel Macron sur les excès des rachats d’actions des grands groupes n’ont débouché, comme on pouvait d’ailleurs s’y attendre, sur aucune mesure concrète.
La notion de « dividende salarié » (c’est-à-dire que les salariés puissent bénéficier d’une plus grande part des profits générés par les entreprises via la participation et l’intéressement) était de toute façon un jeu de dupes. Il s’agissait d’escamoter par principe toute discussion sur le juste partage des richesses entre salaires, contribution fiscale, investissements et profits financiers, en faisant comme si seul comptait la répartition de ces derniers. Quant à se pencher sur l’utilité ou la nocivité sociale des grands groupes générant des superprofits, c’était purement et simplement inimaginable. Ce sont précisément ces débats que nous voulons encourager et alimenter à travers notre nouveau livre avec Attac.
« Je m’en fous de votre planète »
Sur le même sujet, impossible de ne pas évoquer l’assemblée générale annuelle de TotalEnergies, qui s’est tenue le vendredi 26 mai. Comme ils l’avaient annoncé, les militants pour le climat et la justice économique ont bloqué pendant plusieurs heures l’accès à la salle, occasionnant des scènes devenues tristement habituelles de violences policières et des échanges tendus avec certains actionnaires venus assister à l’événement. L’un d’eux a été capturé par les réseaux sociaux en train de crier à un manifestant « Je m’en fous de votre planète ! ».
Les petits actionnaires oseraient-ils dire tout haut ce que les gros actionnaires – autrement dit les investisseurs institutionnels comme BlackRock, Amundi et autres, qui détiennent les trois quarts du capital de TotalEnergies – pensent tout bas ?
Le plan climat présenté par la direction a été approuvé à une large majorité de 89%, alors qu’un collectif de près de 200 scientifiques avait publiquement appelé les actionnaires de Total à le refuser. Une résolution climat plus ambitieuse déposée par un groupe minoritaire d’investisseurs (et désapprouvée par la direction) n’a recueilli que 30% des votes.
La substance du plan climat de TotalEnergies est de valider la poursuite de l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, à l’image des projets très contestés du groupe en Ouganda et au large du Mozambique. Si la direction l’appelle tout de même un « plan climat », c’est parce qu’il prévoit aussi le développement des renouvelables et autres énergies « vertes » et fait le pari qu’une partie des émissions de la multinationale pourront être compensées ou annulées à l’avenir via des technologies comme la capture-séquestration du carbone.
À l’approche de l’AG de TotalEnergies, plusieurs rapports d’ONG sont venus mettre un peu plus à nu le cynisme de ses dirigeants. Oil Change international a montré que pour chaque euro dépensé par le groupe dans ce qu’il considère comme des énergies « vertes » (ce qui inclut en réalité certaines utilisations de gaz naturel fossile), il en a consacré 8 à développer de nouveaux projets pétroliers ou gaziers ou à gratifier ses actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d’actions.
Bloom, de son côté, met en lumière la fâcheuse tendance de TotalEnergies à installer de nouveaux projets solaires ou éoliens en marge de ses projets pétro-gaziers, pour rendre ces derniers plus acceptables, voire les présenter comme « propres ».
On ne saurait mieux résumer à quoi servent les investissements tant vantés du groupe dans la « transition énergétique » – un mince vernis de renouvelables pour s’assurer que rien ne change.
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Faites un donEn bref
Piqure de rappel. L’Observatoire des multinationales est très heureux de recommencer à proposer des formations, avec deux dates à Paris. La première, le 1er juin, est une formation introductive pour présenter les principales sources et méthodes pour trouver les informations importantes sur les multinationales (données financières, actionnaires et dirigeants, informations sociales et environnementales). La seconde, le 20 juin, sera consacrée plus spécifiquement aux méthodes et sources d’enquête sur le lobbying (au sens large) en France et en Europe. Plus d’infos sur notre site.
Les douteuses affaires de l’empereur de la bière. La justice a ouvert une enquête sur le groupe Castel pour « soupçons de complicité de crimes contre l’humanité et complicité de crimes de guerre ». Ce géant de la bière et du vin, propriété de Robert Castel (10e fortune française), est soupçonné d’avoir financé une milice armée en Centrafrique pour protéger une usine sucrière, sur fond de guerre civile. Il est question de versement de « droits de passage » à des check-points tenus par des miliciens, mais aussi de formes d’aide plus matérielles. Le milliardaire de 96 ans s’est bâti un véritable empire en Afrique en nouant des liens d’amitiés avec Omar Bongo et d’autres dictateurs du continent, qui représente les neuf dixièmes de ses confortables profits. Sur cette nouvelle affaire, lire ou écouter l’enquête de la Cellule investigation de Radio France, qui se penche aussi sur les pratiques d’évasion fiscale de Pierre Castel.
Superprofits azotés. Après les géants de l’énergie, du transport maritime, de l’agroalimentaire et de la finance (entre autres), c’est autour des producteurs d’engrais chimiques de se distinguer par les profits record qu’ils ont enregistrés ces derniers mois. Selon l’ONG Grain, les bénéfices cumulés des neuf plus gros fabricants d’engrais au niveau mondial (dont Yara, Nutrien, Mosaic et quelques autres) sont passés d’une moyenne d’environ 14 milliards de dollars annuels avant la pandémie de Covid-19 à 28 milliards de dollars en 2021, puis à 49 milliards de dollars en 2022. On a beaucoup parlé de la perturbation de l’approvisionnement mondial en engrais azotés du fait de l’invasion russe de l’Ukraine, qui a fait monter les prix, mais la réalité est que les géants de l’engrais ont aussi et surtout profité de leur pouvoir de marché pour augmenter considérablement leurs marges. Premières victimes : les millions de paysans et de consommateurs dans le monde qui ont vu le coût des aliments grimper en flèche.
De Paris à Londres via le Luxembourg et la Suisse : l’Eurostar fiscal de Kering. Manifestement, les grands patrons du luxe sont faciles à effrayer. En 2012, suite à l’élection de François Hollande et aux promesses de ce dernier de mettre davantage à contribution les riches, Bernard Arnault avait sollicité en vain la nationalité belge. De son côté, le patron de Kering François-Henri Pinault a réfléchi à une exfiltration fiscale à Londres, décrite en détail dans une enquête du Monde. Il a finalement opté pour une solution mi figue mi raisin qui ne lui a pas réussi, mais la machinerie d’évasion fiscale conçue alors, passant par des filiales en Suisse et au Luxembourg, a été mise à profit pour d’autres dirigeants du groupe de luxe.
Lobbying toxique. Après avoir repoussé sine die la révision de la directive REACH sur les produits chimiques toxiques, l’Union européenne va-t-elle renoncer à interdire ou limiter le recours aux « polluants éternels », les PFAS ? C’est en tout cas ce que cherchent à obtenir les géants de la chimie, qui sont devenus les premiers acteurs du lobbying sur la scène bruxelloise, devant les GAFAM, selon une analyse de nos partenaires de Corporate Europe Observatory. Les quatre plus grosses entreprises de la chimie (BASF, Exxon, Bayer et Dow) et les trois principales associations industrielles du secteur ont dépensé la bagatelle de 33,5 millions d’euros en lobbying à Bruxelles sur un an. Non sans succès.