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Bonne lecture
IA : pour qui roulent nos champions ?
Le mercredi 13 mars, le Parlement européen a officiellement approuvé l’« AI Act », législation européenne destinée à réguler les produits et services basés sur l’intelligence artificielle. Le texte a été largement vidé de sa substance par rapport aux ambitions initiales, en particulier depuis que les start-ups européennes du secteur, comme Mistral AI en France et Aleph Alpha en Allemagne, ont réussi à convaincre leurs gouvernements respectifs de réduire leurs obligations au minimum.
Ces prétendus « champions » ont largement obtenu gain de cause. « Dans sa forme finale, l’AI Act est tout à fait gérable pour nous », se félicitait ainsi Arthur Mensch, cofondateur et directeur de Mistral AI dans un récent entretien avec Le Monde. Le patron d’Aleph Alpha, Jonas Andrulis, est plus direct encore : « La version actuelle de l’AI Act est bonne. Il y a eu beaucoup de travail qui a mené à des améliorations importantes près de la ligne d’arrivée. »
Nous nous sommes penchés sur le travail d’influence mené par ces start-ups dans le cadre d’une enquête menée en collaboration avec LobbyControl et Corporate Europe Observatory.
Nous y revenons bien entendu sur le rôle clé joué par Cédric O, ancien secrétaire d’État au Numérique devenu actionnaire et lobbyiste en chef de Mistral AI (lire notre article)... tout en continuant à conseiller le gouvernement dans le cadre d’un comité sur l’IA.
Ledit comité vient d’ailleurs de rendre son rapport, également ce mercredi 13 mars. Il prône notamment plusieurs milliards de financements pour développer l’IA en France, ainsi qu’un accès facilité aux données personnelles et aux « données culturelles » (entendre : les œuvres artistiques et intellectuelles qu’ils exploitent pour entraîner leurs modèles). Pas très étonnant, puisque ce comité, outre Cédric O, compte aussi parmi ses membres le patron de ce dernier au sein de Mistral AI ainsi que des représentants de Google et de Meta.
Mistral AI et Aleph Alpha, les prétendus champions européens, ont-ils surtout au final servi de paravent pour le lobbying des GAFAM ? C’est la question que se posent certains observateurs. Et ils se la posent de manière encore plus vive depuis que Mistral AI a annoncé, à la fin du mois de février, un partenariat de grande ampleur avec Microsoft, certainement négocié depuis des mois.
Tout ceci ne semble pas déranger outre mesure le gouvernement français. Derrière les grands discours sur la « souveraineté numérique », il y a surtout une politique d’attractivité vis-à-vis des géants américains du web et de soumission inconditionnelle à leur vision du monde, que nous avions soulignée dans notre rapport GAFAM Nation.
Lire notre enquête : AI Act : le troublant lobbying des « champions » européens, Mistral AI et Aleph Alpha
Plus vite, plus haut, plus fort : le CAC40 en mode olympique
Le printemps arrive (plus ou moins), et avec lui la saison des assemblées générales annuelles et les annonces des profits et de dividendes.
Cette année encore, le CAC40 surfe à ses plus hauts niveaux historiques. 38 entreprises de l’indice – hormis Alstom et Pernod-Ricard qui publient en année décalée - ont successivement dévoilé leurs résultats ces dernières semaines. Il affichent des profits cumulés de plus de 153 milliards d’euros, en hausse de 10% par rapport à l’année dernière, pourtant déjà record. Ils prévoient de redistribuer près des deux tiers de cette manne à leurs actionnaires, sous la forme de dividendes (en légère hausse) et de rachats d’actions (en hausse plus nette). Comme quoi, malgré les crises géopolitiques et la grogne sociale, l’ère des superprofits n’est pas finie.
Le CAC40 a aussi battu son record historique la semaine dernière en passant au-dessus des 8000 points. L’indice français est loin d’être isolé puisque les bourses américaines et européennes battent elles aussi des records ces jours-ci. Selon Janus Henderson, les dividendes mondiaux s’établissent à 1660 milliards de dollars en 2023. Un record (oui, cela devient répétitif).
En matière de rémunération patronale également – ce qui est logique dès lors qu’elles sont aujourd’hui intimement liées à la performance boursière des entreprises concernées (lire La démesure des rémunérations patronales, et ce qu’il y a derrière) -, les limites n’arrêtent pas d’être repoussées. Carlos Tavares, le patron de Stellantis, touchera au titre de l’année 2023 une rémunération d’au moins 23 millions d’euros, qui pourrait même monter jusqu’à 36 millions d’euros grâce à une prime de performance. C’est 518 fois le salaire moyen au sein du groupe.
Nous ferons le point sur les chiffres publiés par le CAC40 dans quelques semaines.
Focus sur les liaisons dangereuses entre TotalEnergies et l’Etat français
La Commission d’enquête sénatoriale sur « les moyens mobilisés et mobilisables par l’État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France », lancée à l’initiative des sénateurs écologistes en janvier dernier, poursuit ses travaux.
L’Observatoire des multinationales a eu droit à son audition le lundi 11 mars. Nous y sommes notamment revenus sur nos analyses et propositions en matière d’encadrement du lobbying et notamment des « portes tournantes » public-privé (cf. notre page spéciale). Portes tournantes dont le groupe TotalEnergies fait lui aussi abondamment usage, notamment pour soigner ses liens avec la diplomatie française, comme nous l’avions montré dans une enquête à propos de ses projets en Ouganda (lire Comment l’État français fait le jeu de Total en Ouganda).
Nous avons aussi présenté les conclusions de notre étude de décembre dernier TotalEnergies : comment mettre une major pétrogazière hors de nuire. Le président de la commission, le sénateur Roger Karoutchi, a d’ailleurs déclaré qu’elles lui faisaient « un peu peur ».
S’il y a peu de chances que ces travaux débouchent sur une remise en cause profonde des rapports ambigus entre TotalEnergies et l’État français ou sur une reprise en main du premier par le second, peut-être permettront-ils d’avancer sur certaines revendications assez consensuelles en matière de transparence de l’influence et des relations entre décideurs et intérêts économiques.
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La directive européenne sur le devoir de vigilance n’en finit pas de ne pas être adoptée. Une nouvelle réunion du Conseil de l’UE doit se tenir cette semaine pour tenter de réunir une majorité d’États et valider définitivement le texte. Un accord de principe avait été trouvé en décembre dernier, mais certains pays – l’Allemagne notamment – ont changé d’avis, sous prétexte de ne pas pénaliser leurs entreprises. La France leur a emboîté le pas, trop heureuse de réduire encore la portée d’une directive dont elle a déjà réussi à faire exempter une large partie du secteur financier (lire La boîte noire de la France à Bruxelles). Elle a obtenu que les seuils d’applications soient relevés, de sorte qu’un nombre beaucoup plus restreint d’entreprises soient couvertes.
Pendant ce temps, en France. En attendant le déblocage ou blocage définitif de la directive européenne, l’application de la loi française de 2017 sur le même sujet continue de faire débat. La toute nouvelle chambre créée au sein de la Cour d’appel de Paris pour traiter des affaires liées au devoir de vigilance des multinationales s’est réunie pour examiner trois plaintes déclarées irrecevables en première instance, contre TotalEnergies pour sa responsabilité climatique, contre EDF pour des atteintes aux droits des communautés lors de la construction de parcs éoliens au Mexique, et enfin contre Suez pour des atteintes au droit à l’eau dans le cadre de sa gestion privée au Chili. Le délibéré a été fixé au 18 juin prochain. Dans le même temps, on apprenait que La Poste - première entreprise à avoir été jugée sur le fond dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, pour son recours à la sous-traitance dans des conditions problématiques en France – faisait appel de la décision de première instance qui l’avait condamnée à mettre à jour son plan de vigilance. Les batailles judiciaires sont loin d’être terminées.
Victoire pour les travailleurs des plateformes. Contrairement à ce qui s’est passé pour la directive devoir de vigilance, l’opposition de la France et de l’Allemagne n’aura pas suffi. Une victoire inespérée a été arrachée au Conseil de l’UE, et la directive sur les droits des travailleurs des plateformes a bien été adoptée malgré l’opposition acharnée d’Uber et des autres entreprises du secteur. Nous avions documenté il y a quelques mois le travail de sape mené par Uber et compagnie contre le projet de directive, soutenus par la France (lire Les coursiers du lobbying). Bien qu’en deçà du projet initial, la nouvelle directive crée une présomption de salariat, selon des modalités différentes selon les pays. En d’autres termes, il deviendra plus facile pour les travailleurs des plateformes de se faire reconnaître comme salarié, avec les droits associés.
Plainte contre Nestlé et d’autres marchands d’eau en bouteille. Fin janvier, la cellule investigation de Radio France et Le Monde avaient révélé que les groupes Nestlé Waters (Perrier, Contrex, Hépar, Vittel, entre autres) et Alma (Chateldon, Vichy-Célestins, St-Yorre, etc.) recouraient à des traitements non autorisés de l’eau avec la bénédiction implicite du gouvernement français, qui a eu connaissance des faits mais a choisi de maintenir l’omertà. Un tiers des eaux en bouteille vendues en France seraient concernées. L’association foodwatch a identifié neuf infractions (pratiques commerciales déloyales, non-conformité, défaut d’étiquetage et manquement au devoir d’information, etc.) et porté plainte devant le tribunal de Paris. Quant à l’association Transparency, elle a fait un signalement à la Haute autorité de la transparence pour la vie publique, puisque Nestlé avait dédaigné de divulguer – comme l’entreprise y est tenue par la loi – ses contacts avec le ministère de l’Industrie au sujet de cette affaire.