Quelle est l’ampleur du phénomène d’accaparement des terres dans le monde ?
Michel Merlet [1] : La Banque mondiale fait état de 56,6 millions d’hectares concernés en 2011 (presque la superficie de la France, ndlr), sur la base de données très partielles. L’observatoire Land Matrix [2], qui répertoriait 80 millions d’hectares en 2012, n’annonce plus aujourd’hui que 35,8 millions. Ces chiffres ne prennent pas en compte tous les phénomènes. Ainsi, les terres contrôlées par l’entreprise italienne Benetton en Argentine, acquises dans les années 1990, ne sont pas comptabilisées par la Land Matrix, car celle-ci ne s’intéresse qu’aux dix dernières années. L’Afrique du Sud, où 83% des terres sont contrôlées par 60 000 exploitants blancs, est devenue un pays sans paysans, où se développe une « grande » production, que l’on dit à tort « efficace ». Sauf que ce développement a eu lieu avec des fusils mitrailleurs, des gardes et des chiens dressés pour empêcher les populations d’entrer dans les fermes. La différence de revenus des agriculteurs, depuis le minifundiste (agriculteur possédant une petite propriété) jusqu’au grand entrepreneur, est de un à 10 000 ! Mais on ne parle pas de cette concentration de richesse et des phénomènes d’exclusion. Ni de la violence de plus en plus forte qui les accompagne.
Mathieu Perdriault [3] : L’ampleur exacte de ces phénomènes est sans doute impossible à établir. Une grande quantité d’accords sont passés en toute discrétion. Les conclusions de la Land Matrix, qui note un « tassement » et affirme que les projets ne sont finalement pas mis en œuvre sur les surfaces annoncées, sont trompeuses : même si les surfaces ne sont pas intégralement mises en culture, les droits sont bien transférés, aux dépens des personnes souvent très nombreuses qui vivaient de ces terres. Vous pouvez acheter ou louer des milliers d’hectares pour presque rien dans certains pays, alors pourquoi s’en priver ? Même si vous n’avez dans un premier temps les moyens de cultiver « seulement » que quelques centaines d’hectares…
M. M : Ces processus de très forte concentration ne sont pas des évolutions « normales ». Il s’agit d’accaparements : de plus en plus de terres dans les mains de moins en moins de gens ! 50% de la population mondiale vit dans les campagnes et est directement menacée par ces phénomènes. Si on imagine un développement de l’agriculture calqué sur celui des États-Unis ou de l’Europe occidentale, 3,7 milliards de personnes seront sans emploi à l’horizon 2050.
Le terme « accaparement » est contesté par les entreprises concernées…
M. M. : La querelle sur le vocabulaire est tout sauf anodine : l’ampleur du phénomène dépend de ce qu’on définit comme « accaparement ». Pour le Centre d’analyse stratégique du gouvernement, il s’agit de « cessions d’actifs agricoles ». Les ONG parlent souvent d’« accaparement ». Les termes land grabbing et accaparement cherchent à montrer la culpabilité des entreprises. Or, les ventes et les locations ont lieu souvent avec l’assentiment des « cédants » – l’État, les chefs locaux, ou même des paysans, pour qui une maigre contrepartie peut apparaître comme une aubaine ! Elles s’opèrent aussi souvent en conformité avec les lois du pays concerné.
Dans nos travaux avec le comité technique « Foncier et Développement » de la Coopération française, nous parlons d’« appropriation » et de « concentration des terres » : ces termes désignent mieux les phénomènes qui posent problème. Ce qu’il faut considérer en premier lieu, c’est la lutte historique pour l’accès à la terre, aux ressources financières et aux marchés, entre petite production agricole et grande exploitation capitaliste avec salariés. Leur coexistence pacifique est un mythe : les grandes entreprises se construisent en détruisant les petites. Les petites unités paysannes ne peuvent se maintenir et se développer que si le développement des très grandes entreprises est stoppé. Il est essentiel de pointer cet aspect, et pas seulement la violation des droits des peuples indigènes et autochtones.
Les entreprises, elles, parlent « d’investissements »...
M. M. : L’usage de ce mot contribue largement à la confusion, en donnant une aura positive aux « investisseurs ». Mais d’où viennent leurs profits ? Essentiellement de quatre mécanismes : 1/ Un accès à la terre quasiment gratuit – les loyers ou les prix d’achat sont très bas – qui entraine une appropriation de richesses, et une rente foncière. 2/ La possibilité de produire en utilisant des machines puissantes et donc peu d’ouvriers, dont les salaires sont par ailleurs très bas. 3/ Des avantages accordés aux investisseurs afin de les attirer, essentiellement des exemptions d’impôts. 4/ Un accès privilégié aux marchés solvables, parfois subventionnés comme c’est le cas pour les agrocarburants, aux infrastructures de transport et de transformation, et aux crédits des banques. Des rentes que s’approprient les « investisseurs ».
Les profits ne reflètent pas l’efficacité du processus de production, mais bien la capture de « rentes ». Cela se voit dans la répartition de la richesse créée [4]. Dans les agroholdings (de très grandes entreprises agricoles) d’Ukraine, entre 80 et 90% de la richesse créée sert à rémunérer les propriétaires du capital. Les profits peuvent être très importants, même si l’efficacité de la production est toute relative, avec des rendements très inférieurs à ceux du bassin parisien. Ces investisseurs sont présentés comme seuls susceptibles de nourrir le monde. Or toutes les études montrent que les petits producteurs produisent proportionnellement beaucoup plus d’aliments et de richesses par hectare que la grande production ! Nous avons pu le vérifier encore au Pérou, en comparant les petits producteurs de bananes équitables ou de citrons avec les entreprises de production de canne à sucre (transformée en éthanol) les plus modernes du monde. Les petits producteurs produisent deux à trois fois plus de valeur ajoutée nette par hectare que ces grandes entreprises ! Et ils offrent de 60 à 100 fois plus de travail par hectare que les grandes entreprises !
Ces phénomènes « d’investissement » sont amplifiés par les quantités considérables d’argent disponible pour ce type de « placement ». Les grandes entreprises peuvent bénéficier, pour ces opérations, de prêts de la part de banques, de fonds d’investissement, ou d’organismes financiers nationaux ou internationaux (comme la Société financière internationale du groupe Banque mondiale).
Comment s’effectuent les prises de contrôle des terres et quels sont les systèmes politiques et juridiques qui les rendent possibles ?
M. P. : Au regard de la loi dans beaucoup de pays d’Afrique, les paysans, installés sur les terres bien avant la création des États, n’en sont que des utilisateurs de fait. Des squatteurs, en quelque sorte. Leurs droits ne sont pas reconnus. Ou seulement à condition de passer par les procédures d’immatriculation des terrains. Des processus complexes et coûteux, hors de portée des habitants, et qui ne correspondent pas aux usages coutumiers. Et les États font des ponts d’or aux investisseurs – notamment pour pouvoir bénéficier des aides publiques au développement. Ils mettent à leur disposition des terres sensées être disponibles et leur offrent des facilités pour créer des entreprises. L’État éthiopien a attribué 7 millions d’hectares en quelques années, et a l’intention d’en livrer encore 4 millions, puisés dans les meilleures terres du pays.
M. M. : Au moment des indépendances, les nouveaux États ont récupéré la « propriété » sur la terre des mains des États coloniaux. Les États de Zambie ou de Madagascar, par exemple, se considèrent propriétaires de toute terre qui n’a pas été immatriculée. L’immatriculation suit des modalités administratives directement héritées de celles qu’employait l’État colonial pour attribuer les terres aux colons. Dans les pays colonisés par des États où prévalait la Common Law [5], ce sont les chefs coutumiers qui sont considérés comme étant les détenteurs de droits sur les terres. Mais au Ghana par exemple, de grands chefs coutumiers signent parfois des contrats avec les investisseurs, ne respectant aucunement les droits de leurs propres peuples.
Dans ces différentes situations, on considère à tort que la propriété de la terre est un droit universel, absolu et exclusif. De nombreux gouvernements africains ont une idée erronée de l’histoire de la propriété des pays développés. Les terres n’ont jamais été immatriculées en France, au sens où elles le sont dans les pays anciennement colonisés. Les droits se sont consolidés et formalisés au cours du temps, et n’ont pas été décrétés par le haut. Le système de reconnaissance des droits sur la terre s’est construit de façon très différente dans les pays colonisés et dans les pays colonisateurs.
M. P. : La conception de la propriété n’a donc pas été « exportée » à l’identique par les pays colonisateurs. La puissance coloniale a décrété être la propriétaire des terres de ses colonies, et elle les a distribuées à ses ressortissants métropolitains pour les « mettre en valeur ». Au moment des indépendances, les nouveaux États ont prorogé cette conception. Ils s’arrogent tous les droits sur l’espace et peuvent dès lors les transférer d’un bloc à des entreprises. C’est ainsi qu’on trouve des contrats fonciers qui prévoient la possibilité pour l’entreprise attributaire d’exercer jusqu’à un pouvoir de police dans les périmètres attribués et de les exploiter sans la moindre contribution fiscale.
D’où vient cette notion de droit de propriété absolu ?
M. M. : Cette notion est une invention récente, datant de la Révolution française. Elle avait une fonction politique et idéologique bien particulière. Elle n’existe en fait jamais dans la réalité, et certainement pas dans les pays développés. Personne n’est propriétaire de tous les droits sur un territoire donné. Plus les sociétés se développent et moins les droits sont exclusifs. Avec les droits dits coutumiers, en Afrique, de multiples types de droits portent sur les différentes ressources d’un même espace, avec de nombreux ayant-droits, individuels et collectifs. Les lunettes qui nous font voir la propriété comme forcément absolue nous empêchent de comprendre la réalité. Pour les gens qui s’approprient les ressources, c’est par contre très pratique d’avoir tous les droits réunis dans une seule main !
M.P. : L’usage que l’on fait des ressources a aussi des répercussions à l’échelle globale. Couper la forêt au Brésil aura des répercussions climatiques sur les habitants du monde entier. Cela devrait nous amener à concevoir partout une propriété qui ne soit pas individuelle et absolue sur les ressources. Et à penser les répercussions au niveau du droit international.
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Faites un donCes logiques d’accaparement concernent-elles seulement les anciens pays colonisés ?
M.M. : Ils ne sont pas les seuls terrains favorables aux accaparements. Dans les pays d’Europe de l’Est, la collectivisation forcée a détruit, laminé, marginalisé la paysannerie. Il n’existe pas d’organisations paysannes susceptibles de défendre les petits producteurs. Le rapport de force reste extrêmement difficile à inverser, même après les réformes foncières liées à la décollectivisation.
En Ukraine, 4 millions d’hectares de terres étaient déjà aux mains de quelques très grandes entreprises (agroholdings) il y a quelques années, selon la Banque mondiale. Quand on ne prend en compte que les investissements étrangers qui ont directement spolié les gens, on oublie la transformation des grandes fermes d’État et kolkhozes en entreprises privées. Les excellentes terres agricoles ukrainiennes disponibles après la décollectivisation ont pratiquement toutes été acquises par de grands groupes dès 2010 !
M. P. : Avec la décollectivisation, les ouvriers agricoles et coopérateurs ukrainiens se sont vus attribuer chacun une parcelle de quelques hectares, au milieu de champs de plusieurs centaines d’hectares. Sans outils ni tracteurs pour les cultiver, sans pouvoir même y accéder, leur seule option a été de louer ces terres quand se sont présentés de gros investisseurs. C’est ainsi que l’entreprise française AgroGeneration, par exemple, a pu s’installer en Ukraine. Elle a été revendue par la suite à un groupe texan.
Les institutions internationales se sont-elles saisies de ces questions d’accaparement et de concentration des terres ?
M. P. : Le Comité de la Sécurité Alimentaire (plateforme intergouvernementale et multipartite) qui réunit quelques 170 États et plusieurs organisations internationales s’est emparé du sujet. Il a établi une série de directives pour avancer sur la « gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts, dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale ». Mais ce sont des directives « volontaires »... Les mouvements paysans et ONG doivent continuer à batailler pour obtenir des évolutions concrètes de la part des dirigeants. Rien n’a changé dans l’ordre international. C’est toujours « deux poids, deux mesures », entre la protection des intérêts des entreprises et acteurs transnationaux et la protection des intérêts collectifs.
Au niveau international, aucune institution ne peut être saisie pour constater les violations des droits de l’homme par une entreprise ou un État et lui imposer des réparations et des sanctions. En revanche, pour défendre les intérêts des investisseurs, il y a des « juges » supranationaux, comme le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements, affilié à la Banque mondiale. Ils ont un pouvoir de coercition sur les États. Les États passent entre eux des accords (dits de promotion et de protection des investissements) et se sont dotés d’instances judiciaires internationales pour les faire respecter. Dans une large mesure, ce sont des acteurs privés qui orientent les décisions nationales et internationales en matière de politique agricole et de développement. Il faudrait intégrer une garantie de l’intérêt général global dans les usages qui sont fait du sol.
Un collectif citoyen contre l’accaparement des terres s’est constitué en 2010 en France…
M.P. : Une vingtaine d’organisations françaises [6] se réunit régulièrement pour échanger sur ce sujet. Nous mutualisons les informations de nos interlocuteurs dans les pays du sud. Ce collectif a établi un positionnement commun. Nous demandons notamment la reconnaissance juridique des formes d’organisations traditionnelles des rapports au foncier. Et l’inversion de la hiérarchie des normes : faire en sorte que les droits humains fondamentaux s’imposent par rapport aux droits des investisseurs. Avec des institutions juridiques supranationales dotées du même pouvoir que les institutions qui garantissent les intérêts des multinationales. Mais pour cela, il convient de renforcer les mouvements qui résistent et veulent inventer autre chose. Notre démarche consiste à faire du lien entre les mouvements locaux qui luttent sur le terrain face aux accapareurs.
Ces problèmes sont peu évoqués dans les médias. La question est politique : pourquoi les règles sont-elles fixées par des acteurs privés ? Cette question est valable aussi au niveau international : des États ont le pouvoir d’influer sur les modes de développement agricole d’autres pays, en forçant à l’ouverture aux investissements fonciers étrangers notamment. Dans un monde globalisé où rien ne régule les rapports de force entre États, ce sont les plus puissants, où se trouvent les capitaux, qui ont le plus à gagner à ces phénomènes d’accaparement, et qui décident comment les autres exploitent leurs ressources. Il manque une volonté politique commune pour changer les règles internationales qui aujourd’hui ne garantissent qu’une chose : la liberté des plus puissants de s’assurer les meilleurs retours sur investissement. Il faut que les citoyens aujourd’hui se saisissent de ces questions.
Propos recueillis par Nadia Djabali
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Photo : Oxfam.