La Chine est en train de connaître une lente révolution sociale. Les salaires augmentent petit à petit, et le droit du travail s’améliore progressivement (au moins en théorie). Grèves et mouvements sociaux se multiplient. Ces développements portent en germe un revirement complet du modèle socio-économique chinois.
Quel est dans ce contexte le rôle des grands groupes multinationaux, dont la délocalisation de la production en Chine avait été l’un des moteurs de la croissance des vingt dernières années ? Jouent-elles un rôle d’accompagnement du progrès social, en phase avec les prétentions et les promesses qu’elles n’ont cessé d’adresser aux consommateurs occidentaux à travers de multiples chartes sociales et codes de conduite ? Ou bien jouent-elles au contraire, concrètement, un rôle négatif, en alimentant des craintes de déplacement de leurs chaînes d’approvisionnement vers de nouveaux pays offrant une main d’œuvre moins remuante et moins exigeante ?
Un rapport publié il y a quelques mois par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et le China Labour Bulletin est l’occasion de faire le point sur le rôle de l’un de ces grands groupes, le français Carrefour. Il est basé sur une enquête de terrain dans quatre usines de la province du Guandong, centre historique de l’économie chinoise d’exportation, en novembre 2012. Usines qui approvisionnent le géant français de la grande distribution en vêtements, équipements de sport, ustensiles de cuisine et produits électroniques. Le rapport, intitulé « Les travailleurs chinois à la conquête de leurs droits. Quel rôle pour les marques ? », s’inscrit dans le cadre du partenariat de quinze ans entre Carrefour et la FIDH (lire à ce propos notre entretien avec Elin Wronczki de la FIDH).
Changement d’époque en Chine ?
La croissance économique explosive qu’a connue la Chine au cours des dernières années s’est construite en grande partie sur l’exploitation des travailleurs migrants venus de l’intérieur de la Chine. Pas moins de 262 millions de Chinois se seraient ainsi déplacés vers les zones industrielles, principalement (jusque récemment) dans les provinces côtières. Shenzhen, immense zone franche située dans le Delta de la Rivière des Perles, abritait à elle seule 10 millions de travailleurs migrants en 2011 et seulement trois millions de travailleurs locaux. En raison du système hukou, ces migrants ne bénéficiaient d’aucune forme de sécurité sociale ou de droits sociaux en dehors de leur village d’origine. Leurs conditions de travail et de vie déplorables ont fait plusieurs fois la une de la presse internationale, en lien avec la fabrication de nos vêtements ou de nos gadgets électroniques.
Cette abondance d’une main d’œuvre bon marché et docile, en permettant aux grands groupes internationaux de délocaliser ou sous-traiter en Chine une bonne partie de leur chaîne de production, constitue la source du boom industriel chinois. Mais cette source est en train de se tarir. Les zones industrielles du Guandong commencent à connaître une pénurie de main d’œuvre. Les jeunes travailleurs migrants n’acceptent plus les mêmes conditions de travail et de vie que leurs parents. Grâce notamment aux réseaux sociaux, ils sont mieux informés de leurs droits. Dans un tel contexte, la Chine a connu un véritable essor de luttes sociales et de mouvements de grève, dont le China Labour Bulletin essaie de rendre compte sur son site. L’année 2010 a ainsi été marquée par deux cas emblématiques, la longue grève (victorieuse) des ouvriers des usines Honda, et le scandale qui a entouré les conditions de travail et les suicides d’ouvriers dans les usines de Foxconn, principal fournisseur d’Apple. Un chercheur a avancé le chiffre de 180 000 mouvements sociaux en Chine en 2011, dont une grande partie dans la province du Guandong.
Dans un tel contexte, le syndicat officiel ACFTU (Fédération syndicale panchinoise) a essayé de reprendre la main en mettant en avant la question des salaires et en ciblant prioritairement les grandes entreprises multinationales du classement Fortune 500 – dont Carrefour [1]. Le China Labour Bulletin estime que cette démarche reste largement du registre de l’affichage et de la propagande, sans beaucoup d’impacts concrets pour les travailleurs sur le terrain. Parallèlement, certaines autorités locales historiquement tolérantes, notamment dans le Guangdong, ont lancé en 2012 une campagne de répression des ONG œuvrant à la défense des droits des travailleurs. Il n’en reste pas moins que la pénurie de main d’œuvre et les grèves ont entraîné une augmentation modeste mais continue des salaires ouvriers (lire ici et ici.)
En matière de droit du travail, le pays a aussi connu des avancées significatives, notamment sur l’extension de la protection sociale, sur la libéralisation très relative du système hukou, sur la durée du travail ou sur le droit à un contrat de travail. Ces avancées restent toutefois mal appliquées au niveau local. Et les libertés syndicales ne sont toujours pas à l’ordre du jour en Chine, le pays refusant de signer les conventions pertinentes de l’OIT et maintenant sa réserve à l’égard de l’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
Les limites des systèmes actuels d’audit social et d’achat responsable
Dans un tel contexte, les grands groupes occidentaux qui ont localisé une partie de leur production dans les usines chinoises ont évidemment un rôle crucial à jouer : « L’influence des entreprises multinationales qui s’approvisionnent en Chine est considérable sur la situation des travailleurs chinois. », note le rapport. Plus de la moitié des usines exportatrices chinoises sont sous contrôle partiel ou total d’entreprises étrangères. Elles doivent en théorie encourager le respect et le renforcement des droits des travailleurs, comme la plupart d’entre elles s’y sont engagées à travers diverses chartes et codes de conduite.
En réalité, malheureusement, les grands groupes se contentent d’une attitude passive, lorsqu’ils ne contribuent pas activement, directement ou par le biais de leurs représentants, à miner les gains obtenus par les ouvriers chinois. Le rapport relate ainsi que les Chambres de commerce européenne et américaine, tout comme les milieux d’affaires de Hong Kong, se sont explicitement opposés aux récentes avancées législatives chinoises. Et l’augmentation des coûts de production en Chine alimente la crainte d’une délocalisation progressive de la production industrielle vers de nouveaux cieux, à la poursuite du moins-disant social. Un phénomène qui a concerné notamment le secteur à forte main d’œuvre du textile.
Même lorsque les groupes sont sincèrement engagés en faveur des droits des travailleurs, les systèmes mis en place pour contrôler le respect de ces droits chez les sous-traitants se révèlent souvent très insuffisants. Les enquêteurs de la FIDH et du China Labour Bulletin notent ainsi que Carrefour a certes accompli des progrès depuis leur dernière mission en Chine en 2008-2009, mais constatent encore de nombreux problèmes dans les usines.
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Faites un donLe rapport souligne que le grand point noir du systèmes des audits sociaux actuellement appliqué en Chine par Carrefour et les autres est l’absence de prise en compte réelle des libertés syndicales. Un problème que l’on constate d’ailleurs aussi dans tous les autres pays fournisseurs des grandes marques internationales (Bangladesh, Pakistan, etc.). Les entretiens réalisés dans les usines ont révélé que même lorsque des « représentants du personnel » (légalement obligatoires) existaient en apparence, il s’agissait souvent de fantoches, désignés à des fins d’affichage. « Une directrice [rencontrée par la FIDH] a admis qu’elle avait sélectionné les travailleurs en privilégiant ceux qui se montraient ‘humbles’… » L’absence de véritable représentation du personnel et de dialogue social authentique explique pour partie la multiplication des conflits sociaux, le recours à la grève devenant l’unique échappatoire pour les ouvriers cherchant à faire valoir leurs droits.
Les enquêteurs ont également constaté de nombreuses violations flagrantes du droit chinois, notamment en termes de durée du travail et d’heures supplémentaires [2]. Et ce y compris dans des usines ayant fait l’objet d’audits sociaux et ayant été bien notées. Dans certains cas, les directeurs d’usines avaient réussi à se prévaloir auprès des auditeurs de « dispenses » au droit du travail national censées avoir été par les autorités locales (en principe totalement illégales) pour échapper à toute sanction !
À cela s’ajoutent tous les aspects de leurs conditions de travail sur lesquels le droit applicable n’a pas autant progressé ces dernières années. Le salaire minimal légal reste en deçà d’un niveau de salaire décent : il est de 1500 yuan à Shenzhen, la zone la mieux lotie à cet égard mais où le coût de la vie est aussi le plus élevé, alors que la Campagne pour un salaire minimal en Asie estime qu’un salaire décent en Chine devrait être d’au minimum 2332,8 yuan. En effet, les augmentations de salaires dans les usines chinoises suffisent peut-être à effrayer certains investisseurs occidentaux, elles restent toutefois inférieures à l’augmentation du coût de la vie en Chine. Un système opaque de paiement à la pièce persiste également dans les usines pour certaines tâches. Les conditions de vie et d’hébergement des ouvriers migrants restent rudimentaires. Ces derniers ne sont pas non plus conscientisés sur les questions de santé et de sécurité au travail, malgré des améliorations dans l’équipement des usines du fait des exigences des grandes marques.
Une chaîne d’approvisionnement opaque
L’autre grand problème qui limite l’effectivité du système de vérification mis en place par Carrefour est la sous-traitance en cascade, par laquelle les fournisseurs officiels du groupe français externalisent le « sale boulot » (le plus polluant et le plus néfaste pour les ouvriers) dans d’autres ateliers. Parfois localisés sur le même site, ces ateliers peuvent échapper à tout contrôle car ils sont présentés comme des filiales indépendantes : les directeurs d’usines en ont d’ailleurs refusé l’accès à la mission de la FIDH. La complexité des chaines d’approvisionnement limite de facto la capacité d’influence des marques si celles-ci n’ont pas engagé un effort de clarification et de transparence.
Au final, les auteurs du rapport notent que les directeurs d’usines chinois ne paraissent pas prendre véritablement au sérieux les exigences sociales affichées par les grands donneurs d’ordre occidentaux. Ils ne font pas beaucoup d’efforts pour masquer les violations du droit du travail dans leurs usines : pour eux, les audits sociaux ne sont qu’une formalité à remplir, sans importance réelle. Certains fournisseurs travaillant avec une multiplicité de donneurs d’ordres reçoivent la visite d’auditeurs deux fois par mois ! « La plupart des fournisseurs en Chine a tendance à prendre des mesures uniquement cosmétiques afin de répondre aux critères des audits sociaux. »
Ceci s’explique, selon les auteurs du rapport, par l’absence de véritable suivi des audits sociaux par les marques, notamment en termes de répercussions dans les politiques d’achats. Politique de responsabilité sociale et pratiques d’achats restent peu intégrées, y compris chez Carrefour. Au contraire même, la tendance est toujours à raccourcir les délais de livraison, ce qui ne peut qu’entraîner des pressions supplémentaires sur les conditions de travail. Le rapport émet d’ailleurs des recommandations de modification de plusieurs aspects de la politique d’achats de Carrefour en termes de stabilité des fournisseurs et de délais.
Un problème encore aggravé en Chine par le caractère très peu concentré des relations entre fournisseurs et donneurs d’ordres : chaque usine aura tendance à fournir des petits volumes à un grand nombre de fournisseurs plutôt que l’inverse. D’où le besoin pour les marques de coordonner leur action et les discours vis-à-vis des usines, ce qui se fait encore très peu en pratique. « Les marques internationales devraient user de leur influence en collaborant davantage sur le terrain et pas seulement en se réunissant dans des instances internationales. Les acheteurs pourraient inclure les questions sociales dans les transactions commerciales et ne pas changer fréquemment de fournisseur comme ils le font. », expliquait Elin Wronczki à Novethic.
On en revient aussi aux limitations structurelles du système des audits sociaux. En l’absence de libertés syndicales, audits sociaux et codes de conduite restent une démarche essentiellement « top down », facile à contourner. « Les audits sociaux sont toutefois nécessaires pour vérifier le respect de certains aspects du droit du travail et exclure les usines les moins regardantes, mais il y a de claires limites à ce que l’audit social et les programmes de RSE peuvent améliorer pour les travailleurs. Les marques internationales devraient soutenir les efforts des travailleurs pour l’amélioration de leurs conditions de travail. » Malgré les violations flagrantes du droit du travail constatées par la délégation de la FIDH, certaines des usines visités avaient accumulées les certifications sociales…
Olivier Petitjean
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Photo : FIDH