Le petit village de Vitkov, situé dans une vallée de la région tchèque de Liberec, à proximité immédiate de la frontière polonaise, abrite une centaine de résidents, qui vivent dans des petites maisons pittoresques cernées par la forêt.
À première vue, la vie à Vitkov pourrait sembler idyllique. Mais juste de l’autre côté de la montagne qui borde le village se trouve la mine de lignite (charbon brun) polonaise de Turów, une immense carrière à ciel ouvert qui s’étend sur plus de 3000 hectares.
Active depuis plus d’un demi-siècle, la mine a épuisé les cours d’eau et les nappes phréatiques de la région, y compris pour des localités tchèques comme Vitkov. Selon les chiffres de l’entreprise polonaise PGE, la mine utilise plus de 200 millions de mètres cube d’eau par an.
Les habitants de Vitkov montrent des cours d’eau asséchés et racontent qu’ils doivent creuser leurs puits de plus en plus profonds pour assurer leurs besoins en eau potable.
Pour approvisionner la crèche locale en eau, la municipalité a dû investir 37 000 euros pour forer un puits profond de pas moins de 70 mètres. La plupart des gens sur place ont dû payer de leur poche la reconstruction de leurs puits au fil du temps.
Initialement, la mine de Turow avait été planifiée pour fonctionner jusqu’en 2020. Désormais, cependant, Polska Grupa Energetyczna (PGE), l’entreprise publique polonaise qui la gère, a demandé l’autorisation de continuer à creuser jusqu’en 2044. Ses dirigeants font valoir qu’ils ont besoin de ce charbon pour alimenter la nouvelle unité de 450 MW qu’ils se préparent à faire construire dans la centrale électrique adjacente à Turów, pour laquelle les financements nécessaires ont déjà été obtenus.
Les résidents de Vitkov et leur maire s’inquiètent des conséquences de cette prolongation.
« Nous venons juste de reconstruire de nombreux puits après une importante inondation qui a frappé notre village en 2010, explique Michal Canov, le maire de Chrastava, dont dépend Vitkov. Nous sommes très préoccupés par les conséquences potentielles d’une expansion de la mine. Nous avons des études qui montrent que le niveau des nappes phréatiques va être impacté et que nous aurons à reconstruire à nouveau les puits. Nous n’avons pas d’argent pour ça. »
Avec d’autres maires de la région de Liberec, Canov presse le gouvernement tchèque de s’assurer que les impacts d’une expansion de la mine seront évalués comme il se doit et que si cette expansion a bien lieu, les Polonais couvrent les coûts induits.
« Les Polonais prétendent que la mine n’a pas de conséquences négatives du côté tchèque, mais nous avons des études qui montrent le contraire, poursuit Canov. Nous finirons par avoir besoin qu’un observateur neutre, comme la Commission européenne, intervienne et arbitre ce litige. »
Accès à l’information
Craignant des dégâts massifs sur les systèmes hydrologiques locaux, les Tchèques s’efforcent d’anticiper pour planifier les mesures de prévention requises.
La compagnie d’eau du Frydlant, qui gère l’approvisionnement en eau pour une partie de la région de Liberec, a commissionné une étude sur les scénarios possibles. Dans la pire des hypothèses – que Petr Olysar, directeur de la compagnie, appelle le « scénario catastrophe » -, les ressources en eau de la ville de Frydlant et des villages alentour seront dévastées, ce qui rendrait nécessaire un investissement de 75 millions d’euros pour faire venir de l’eau des montagnes.
Les maires d’autres bourgades et villages de ce coin de la région de Liberec évoquent des sommes similaires. Plus de 30 000 personnes seraient affectées par un déclin des ressources en eau.
En réalité, cependant, personne ne peut évaluer précisément les dommages potentiels, pour la simple raison que PGE n’a pas fourni suffisamment d’informations aux Tchèques pour permettre des calculs solides.
Le dossier a pris une grande ampleur cette année en République tchèque, et a été mis au programme des rencontres bilatérales entre les premiers ministres des deux pays. Cette pression politique au plus haut niveau a obligé les Polonais à faire un geste.
Selon PGE, un groupe tchéquo-polonais d’experts en hydrologie a été constitué cette année et s’est déjà réuni à deux reprises pour échanger des informations, les Polonais commençant progressivement à fournir les données demandées par les Tchèques. L’entreprise ajoute qu’à la suite de ces rencontres, le ministère tchèque de l’Environnement sollicitait toujours des données géologiques et des clarifications supplémentaires, ce qui leur serait transmis via le groupe d’experts.
PGE indique étudier deux scénarios possibles pour l’avenir de la mine. Dans le premier, ils déplaceraient la mine de 20 hectares en direction de la République tchèque, en s’avançant de 200 mètres vers Opólno Zdrój, un village frontalier polonais. Dans le second scénario, le village serait laissé intact et la mine serait même légèrement déplacée dans la direction opposée à la frontière. Dans les deux scénarios, d’après PGE, la surface de la mine serait inférieure à la surface actuelle. Ces deux options seront évaluées dans le cadre du processus d’autorisation environnementale pour l’exploitation de la mine après 2020.
« Nous sommes extrêmement inquiets de la perte potentielle de sources d’eau potable lié à la mine de Turów en Pologne et à son expansion, nous a répondu le ministère tchèque de l’Environnement par courrier électronique. Il faut préciser qu’à ce stade il n’est pas certain que l’expansion de la mine de Turów se fasse effectivement. »
Le ministère confirme que les parties polonaises et tchèques ont commencé à partager des informations et qu’un travail doit commencer dans les prochains mois pour créer une modélisation hydrogéologique afin d’anticiper les impacts futurs de la mine.
Fatalisme
Une partie de l’incertitude qui continue à régner sur l’expansion de la mine après 2020 est en effet liée à la longue procédure que PGE doit suivre pour obtenir les autorisations
nécessaires.
Les autorités de Bogatynia, la municipalité polonaise où sont situées la centrale et la mine de Turów, ont commencé à amender leurs documents d’urbanisme pour tenir compte de la future localisation de la mine pour ses opérations post-2020. Ces modifications se basent sur l’hypothèse où la mine serait déplacée en direction de la République tchèque.
Les autorités environnementales polonaises ont fixé des exigences élevées pour l’élaboration par PGE de l’étude d’impact environnementale nécessaire à l’autorisation de la mine. L’entreprise devra tenir compte des impacts transfrontaliers de la mine et de l’opinion des Tchèques (ainsi que des Allemands, qui pourraient être affectés eux aussi).
« Ce sont les exigences les plus strictes que j’ai jamais vues en matière d’étude d’impact environnemental, explique Kuba Gogolewski de la fondation environnementaliste polonaise ’Développement Oui, Mines à ciel ouvert Non’, qui représente les communautés locales polonaises opposées à l’exploitation du lignite. « Cela pourrait prendre plus de quatre ans, particulière si l’étude d’impact est contestée devant les tribunaux, ce qui arrive de plus en plus fréquemment. »
Dans le village polonais d’Opólno Zdrój, au bord même de la mine, les résidents attendent que leur destin soient tranché par PGE et les autorités polonaises. Ils ont entendu parler des projets de PGE de déplacer la mine de 20 hectares en direction de leur village, mais non du second scénario examiné par l’entreprise.
Il y a un siècle, Opólno Zdrój était une station thermale prospère où les habitants de toute la Saxe se rendaient pour soigneur leur rhumatismes et d’autres maladies. Aujourd’hui, les sources thermales sont presque toutes taries, conséquence de l’exploitation minière.
Une étude de 2015 de l’agence polonaise de protection de l’environnement montre que la pollution de l’air y excède les seuils fixés par la législation nationale la moitié de l’année. Pour se chauffer, les habitants d’ Opólno Zdrój brûlent le lignite de la mine de Turów dans des poêles domestiques, et la fumée noire qui sort des cheminées envahit l’atmosphère.
Le village compte environ un millier d’habitants, après avoir perdu environ 500 résidents au cours des dernières années, selon les estimations de Przemyslaw Kiślak, chef du village. Selon lui, la proximité de la mine et la perspective de son expansion rendent la vie à Opólno Zdrój de moins en moins attractive.
« Vous ne pourrez pas faire grand chose ici, vous ne pourrez pas acheter du pain, vous ne pourrez pas trouver un docteur », résume-t-il.
Selon Kiślak, une trentaine de maisons situées dans les marges de Opólno Zdrój, à proximité immédiate de la mine, seront détruites pour laisser place à son expansion. Certaines d’entre elles, des villas colorées datant du XIXe siècle, sont déjà à l’abandon.
Les propriétaires qui restent sur place attendent d’être compensés par l’entreprise. Une femme arrivée il y a trente ans dit qu’il est devenu impossible de vivre dans la partie du village adjacente à la mine. Elle déclare avoir été forcée de s’acheter un chien parce que des animaux sauvages, sangliers et chevreuils, traversaient son jardin et la route principale, dérangés par la mine.
Le maire Kiślak estime lui aussi qu’il serait préférable que certaines personnes soient payées pour déménager. « Nous pouvons protéger ce qui restera du village, mais nous ne pouvons pas tout protéger, estime-t-il. Maintenant que cette mine existe, il est normal de continuer à l’exploiter. C’est dans l’intérêt stratégique de notre pays. »
« Une bataille difficile »
De l’autre côté de la frontière à Liberec, le maire Martin Puta considère les compensations promises à Opólno Zdrój comme une preuve que l’expansion de la mine aura bien lieu. « Ils construisent un nouveau bloc dans la centrale, donc ils devront étendre la mine, il n’y a pas le choix », juge-t-il.
Mais Kuba Gogolewski indique que de nombreuses nouvelles centrales électriques en Pologne aujourd’hui sont confrontés à des difficultés judiciaires et financières, et qu’il pourrait en aller de même pour la nouvelle unité de Turów, ce qui supprimerait toute raison de maintenir la mine en opération.
PGE, principale entreprise du secteur de l’énergie polonaise, a des projets d’expansion ambitieux au-delà de Turów, qui incluent deux unités de 900 MW dans une autre centrale, Opole, ainsi que l’ouverture de deux nouvelles mines. Bien que le pays ait signé l’Accord de Paris destiné à éviter un changement climatique catastrophique, la Pologne affirme qu’elle continuera à tirer la plus grosse partie de son électricité du charbon, la plus polluante des énergies fossiles, dans les années à venir.
Mais PGE, responsable de la mise en œuvre de la vision pro-charbon du gouvernement polonais, doit faire face à un contexte économique difficile : le charbon polonais est notoirement cher à produire, ce qui ajoute aux charges pesant sur PGE, sur lesquels compte le gouvernement polonais pour absorber les pertes du secteur. La modernisation des installations pour tenir compte des normes de pollution de l’Union européenne est indispensable et coûteuse. Et les institutions financières internationales sont de plus en plus réticentes à financer le charbon.
Dans ce contexte, la résistance des Tchèques a été pour PGE un obstacle additionnel inattendu. Au contraire des Polonais de l’autre côté de la frontière, les Tchèques n’ont jamais connu que les impacts négatifs de la mine, et n’en ont tiré aucun bénéfice en termes de création d’emploi ou de revenus fiscaux. Ils n’ont aucune raison d’accepter les projets conçus par une entreprise étrangère à leurs dépens.
« La dernière fois que PGE a obtenu une concession pour une nouvelle mine, la Pologne n’était même pas encore membre de l’Union européenne, rappelle Kuba Gogolewski. Aujourd’hui, ils sont soumis à des critères environnementaux, sociaux et sanitaires stricts. Il y a beaucoup d’inquiétudes également cette fois ci quant aux impacts sur les ressources en eau, et l’expansion de la mine n’est pas aussi certaine que PGE voudrait nous le faire croire. Ce sera une bataille difficile pour eux. »
Claudia Ciobanu