05.07.2011 • Risques

Nucléaire français : la culture de la sécurité en voie de disparition

Alors que plane l’ombre de Fukushima, un député PS et un sénateur UMP remettent en cause le principe de la mise en concurrence du secteur de l’énergie qui prévaut aujourd’hui en Europe. Sécurité des centrales mise à mal par le recours à la sous-traitance, un chantier EPR où opacité et dissimulation règnent, manque de formation des personnels ou encore absence de suivi médical d’une partie des ouvriers exposés aux radiations… Telles sont les conclusions d’un rapport parlementaire sur la sécurité nucléaire en France.

Publié le 5 juillet 2011 , par Ivan du Roy

EDF et Areva suivent-ils le même chemin que Tepco (Tokyo Electric Power), l’opérateur japonais en charge de la centrale de Fukushima ? Le député PS Christian Bataille (Nord) et le sénateur UMP Bruno Sido (Haute-Marne) viennent de remettre leur rapport d’étape sur la sécurité nucléaire. Les élus ne sont pas tendres avec les deux principaux acteurs de la filière. Ils remettent clairement en cause le recours « à la sous-traitance en cascade » qui « aboutit à une opacité, potentiellement dommageable pour la sûreté des installations », écrivent-ils. « À l’occasion de nos visites de sites, dans certains cas extrêmes, jusqu’à huit niveaux de sous-traitants peuvent ainsi se superposer. Une telle situation s’avère particulièrement préoccupante, en terme de sûreté, puisqu’elle conduit à une dilution extrême des responsabilités et s’avère difficile à identifier. » Si l’on en croit la documentation d’EDF sur les métiers du nucléaire (voir ci-dessous), ce sont « 20.000 fournisseurs tous métiers confondus » qui composent la sous-traitance.

Mieux vaut tard que jamais, les deux élus s’inquiètent des conditions de travail de ces prestataires extérieurs, en particulier de l’absence de suivi médical pour ces ouvriers et techniciens régulièrement confrontés aux radiations. « En effet, alors que les personnels EDF ou Areva sont soumis au contrôle du médecin du travail de leur établissement, ceux des sous-traitants dépendent, sauf exception, pour leur suivi médical, d’un médecin du travail basé dans leur lieu d’origine, ce qui peut constituer un obstacle majeur à un contrôle radiologique efficace. » Les batailles menées depuis quelques mois par des syndicalistes et des chercheurs n’auront pas été totalement vaines. Les rapporteurs suggèrent ainsi la création sur chaque site d’un médecin du travail référent « chargé de la vérification du dossier de santé des intervenants ». Une première avancée mais qui ne résout pas la question, loin de là. Car l’évaluation de la limite maximale d’exposition, fixée en Europe à 20 millisieverts par an (mSv, mesure l’impact biologique aux rayonnement ionisants), commence à être fortement remise en cause.

Exposition à la radioactivité : des normes à réévaluer

« En matière de cancer, la norme n’est qu’une garantie de risque acceptable, sachant que les rayonnements sont nocifs, même à faible dose. Ainsi, une exposition de 20 mSv par an pendant cinquante ans provoque un risque de décès par cancer accru de 15%, selon une enquête du Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Rappelons, pour comparaison, que la norme d’exposition à l’amiante actuellement en vigueur entraîne une augmentation de risque de décès par cancer de 0,5% sur la même période », explique le journaliste Jean-Philippe Desbordes dans le magazine Santé et Travail (juillet 2011).

Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm, propose en conséquence l’instauration d’une norme quotidienne, ce qui est normalement la règle pour les autres types de cancérogènes, comme les pesticides. De son côté, la CGT réclame un abaissement du seuil annuel à 10 mSv. La mission parlementaire sur la sécurité nucléaire n’a, pour l’instant, pas jugé bon de s’intéresser à ces normes et à la manière de les calculer. Leur proposition de médecin du travail référent ne règle pas non plus le chantage à l’emploi dont font l’objet les nomades du nucléaire, tentés de masquer les doses de radioactivité qu’ils subissent par crainte de se voir retirer leur contrat, leur emploi et donc leurs revenus.

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Une culture de la sûreté en voie de disparition

Le recours massif à la sous-traitance pose une autre question : celle de la perte de « la culture de la radio protection ». Comme toutes les anciennes grandes entreprises publiques, EDF est une entreprise vieillissante : entre 2010 et 2015, 22.000 employés de l’électricien prendront leur retraite, sur un effectif total de 65.000. Soit un salarié sur trois ! C’est tout un savoir qui s’en va, et qui fera cruellement défaut en cas d’incident au sein d’une centrale. Ce que ne manquent pas de relever les élus : « Le remplacement de ces personnels pose une double difficulté. D’une part, l’offre de formation aux métiers du nucléaire reste très insuffisante en regard des besoins (…). D’autre part, le caractère très spécialisé de certains de ces métiers nécessite de prolonger la formation initiale par un compagnonnage sur plusieurs années, permettant d’acquérir une parfaite maîtrise des gestes techniques et une complète connaissance des matériels. »

L’intervention de ces multiples prestataires sur les 58 réacteurs français – avec un turn-over de 20% selon le secrétaire du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de la centrale de Cruas (Ardèche) – ne contribue pas à transmettre l’histoire d’une centrale, de ses incidents et de ses points faibles. Alors même qu’elles vieillissent, que les « anomalies » vont se multiplier du fait de l’usure des matériaux, et que le gouvernement envisage de prolonger l’activité des réacteurs les plus anciens, comme le réacteur n°1 de Fessenheim, qui rempile pour dix ans malgré une accumulation d’incidents. Ce qui n’est pas sans rappeler l’autorisation donnée par l’agence de régulation nucléaire japonaise, l’équivalent de l’ASN, de prolonger pendant dix ans supplémentaire l’exploitation du plus ancien réacteur de Fukushima. Et ce, le 7 février, un mois avant la catastrophe, et après avoir signalé des craquelures sur le groupe électrogène de sûreté du réacteur n° 1 de Fukushima Dai-Ichi. Comme si, malgré les alertes de salariés, d’associations ou des élus, un terrible puzzle se mettait en place pour que, après les États-Unis, l’URSS et le Japon, la France connaisse sa propre catastrophe nucléaire.

Vers la fin de la sous-traitance ?

La limitation du recours à la sous-traitance est donc urgente, comme le recommandent le député et le sénateur. Mais ni EDF ni Areva n’en prennent pour l’instant le chemin. EDF a financé la mise en place d’une filière pour les métiers de la « maintenance nucléaire » (du CAP au BTS en chaudronnerie industrielle ou en électrotechnique). Derrière la devise « être plus performant pour mieux servir », l’opérateur y vante les débouchés qu’ouvrent ses diplômes pour trouver un emploi chez… ses prestataires. Rappelant que ceux-ci sont en charge de 80% des activités liées à la sûreté, à la sécurité ou à la radioprotection.

Areva souhaite également augmenter le recours à la sous-traitance. Le producteur d’uranium envisage par exemple de confier l’approvisionnement en énergie de son usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague à une filiale de Veolia.

Un EPR bricolé ?

Le problème se pose encore plus crûment pour le nouveau réacteur EPR en construction à Flamanville (Manche). Christian Bataille et Bruno Sido, qui sont très loin de souhaiter la sortie du nucléaire, pointent du doigt le chantier et sa totale opacité. « Un certain nombre d’intervenants, dont l’ASN (Autorité de sûreté du nucléaire), ont fait part de la perte de savoir-faire dans la construction de réacteurs, notamment chez les fournisseurs, sur des points très techniques tels que des soudures au niveau du liner et des adaptateurs du couvercle de la cuve. » Cette même cuve censée être encore plus résistante à une éventuelle fusion du cœur. L’ASN avait constaté en 2010 qu’une soudure sur quatre n’était pas conforme aux critères de qualité.

« Il nous a été impossible d’obtenir une évaluation crédible du coût de la sécurité dans l’EPR. Vos rapporteurs en ont notamment fait la demande directe lors de sa visite du chantier de Flamanville, sans qu’une réponse satisfaisante leur soit apportée », témoignent-ils. « Le nucléaire, une énergie compétitive pour préparer l’avenir », vantent pourtant les brochures EDF. Tellement compétitive que l’opérateur est incapable d’en chiffrer le coût… Les élus s’y sont essayés, et constatent une augmentation de 50% en cinq ans du prix du réacteur de 3e génération érigé à Flamanville passant de 3 milliards d’euros en 2003 à 5 milliards , « si ce n’est plus », en 2008. Côté pile : l’ASN a recensé 112 accidents du travail en 2010, dont un tiers n’avaient pas été déclarés par Bouygues, en charge des travaux. Quatre enquêtes préliminaires pour travail dissimulé, sous-déclaration des accidents de travail et décès de deux employés sur le chantier sont menées par le parquet de Cherbourg (lire aussi l’article de Novethic sur le sujet).

Face à ce gigantesque risque de la perte de sûreté dans la filière nucléaire, les deux élus recommandent que « l’État prenne toutes les dispositions qui apparaîtront nécessaires pour, d’une part, conserver sur le long terme une complète maîtrise des entreprises de la filière nucléaire française et, d’autre part, faire reconnaître au niveau européen, le caractère spécifique de la filière nucléaire qui ne peut répondre à l’exigence de concurrence imposée dans le secteur de l’énergie par les traités. » En clair : un virage à 180 degrés après deux décennies de dérégulation en Europe. Et une remise en cause de la loi transformant EDF en société anonyme, votée en août 2004 alors qu’un certain Nicolas Sarkozy était ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Les six représentants de l’État et les six représentants syndicaux qui siègent au Conseil d’administration d’EDF obligeront-ils Henri Proglio à ne plus sous-traiter la sécurité ?

Ivan du Roy

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Photo : bbcworldservice

Boîte Noire

Consulter le rapport d’étape de la de la mission parlementaire sur la sécurité nucléaire, la place de la filière et son avenir.

Cet article a été publié initialement par Basta ! le 5 juillet 2011.

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