Les exportations de combustibles nucléaires ont repris vers le Japon en avril 2013. Après deux ans d’interruption, liée à la catastrophe nucléaire de Fukushima, Areva s’apprête à y expédier une nouvelle cargaison de « Mox », alors même que les contaminations radioactives se poursuivent. Le Mox, c’est cet assemblage d’uranium appauvri et de plutonium, fabriqué par l’usine Melox, située sur le site de Marcoule, dans le Gard. C’est aussi un combustible vivement critiqué par les écologistes ainsi que par des experts indépendants, pour sa haute toxicité et les nombreux problèmes de sûreté nucléaire qu’il pose. Pourquoi Areva continue-t-elle à fabriquer et à commercialiser du Mox ? Pourquoi en expédier au Japon, alors même que du Mox a probablement fondu au sein de l’un des réacteurs de la centrale de Fukushima, contribuant à disperser du plutonium alentour ? Quels sont les enjeux de ce combustible hautement dangereux ?
Un assemblage de Mox contient environ 500 kg de matières fissiles sous forme de « crayon », dont 7% à 9% de plutonium. Un seul assemblage permettrait, selon Areva, « d’alimenter en électricité une ville de 100 000 habitants pendant un an ». Cette évaluation semble très optimiste, et correspondre à un rendement tout à fait théorique : cela signifierait qu’un seul réacteur, qui compte entre 120 et 250 assemblages en activité dans sa cuve, serait capable de produire assez d’énergie pour alimenter en électricité 12 à 25 millions d’habitants par an. La France comptant 58 réacteurs, elle pourrait, selon le chiffre d’Areva, fournir en électricité entre 696 millions et 1,45 milliard d’habitants... Les calculs de Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA, principal actionnaire d’Areva), arrivent à une conclusion assez différente : un assemblage produirait en énergie électrique « de quoi alimenter pendant un an 15 736 habitants et non 100 000 », au vu de la consommation d’électricité par an et par habitant en 2009. [1]
Le Mox : recyclage et non-prolifération nucléaire…
Malgré un rendement discutable, l’avantage commercial principal du Mox, comparé aux assemblages classiques d’uranium enrichi, c’est qu’il permet à Areva de retraiter et de « valoriser » une partie du plutonium produit lors de la fission de l’uranium dans les réacteurs nucléaires. Du plutonium considéré comme des déchets hautement dangereux. Et plus Areva écoule du Mox, plus elle économise d’uranium naturel importé du Niger ou du Kazakhstan. Car comme bien d’autres matières premières, les réserves d’uranium s’épuisent : il en resterait pour 51 années de consommation mondiale, au rythme actuel. « Le Mox est un produit performant issu du recyclage. Il permet de diversifier son portefeuille de combustibles », vante ainsi le site de l’entreprise française.
Areva ne lésine pas sur les arguments marketing : le programme « Mox for peace » (« Mox pour la paix ») concocté par l’entreprise « vise à éliminer des stocks de plutonium américain excédentaires issus de la Guerre froide, en les utilisant comme combustibles civils dans des centrales nucléaires ». Sans oublier les emplois générés par la production de Mox à l’usine de Cadarache : 1 300 emplois directs et indirects. Bref, le Mox crée des emplois, favoriserait un développement durable et contribuerait à la non-prolifération nucléaire. Voilà pour le côté marketing. Qui n’est que la vitrine d’une stratégie à long terme.
Avec plus de 90% de parts de marché mondial pour la vente de Mox, Areva occupe une position de quasi-monopole. Depuis 1987, 6 500 assemblages de ce combustible ont été produits et commercialisés par l’usine Melox. Le Mox constitue aujourd’hui une partie du combustible [2] de 41 réacteurs dans le monde, dont 21 en France, soit 10% du parc nucléaire mondial. Combien rapporte sa vente à Areva ? Les estimations sont très rares. L’entreprise ne précise aucun montant lorsqu’elle communique sur ses contrats d’exportation. Le coût d’un assemblage « classique », à l’uranium naturel enrichi, oscille entre 850 000 et un million d’euros, selon les documents d’Areva.
Pour le Mox, certaines sources avancent un coût quatre à cinq fois supérieur [3]. Un assemblage de Mox pourrait donc se vendre entre un et cinq millions d’euros. En 2011, 298 assemblages de Mox ont été produits à Marcoule. Cela représenterait donc un coût de fabrication compris entre 300 millions et 1,5 milliards d’euros. Cela donne une première estimation du prix de vente auquel il conviendrait d’intégrer la marge que dégage la multinationale et le coût du retraitement.
Soutenez l’Observatoire
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.
Faites un donDu Mox fondu à Fukushima
Ce « produit performant » pose cependant bien des problèmes. La radioactivité du Mox, même « usé », demeure beaucoup plus forte que celle de l’uranium. Hautement radiotoxique, le plutonium n’existe pas à l’état naturel. La dose annuelle limite en cas d’inhalation de plutonium par un adulte est fixée à 1 millième de microgramme. Et sa période radioactive s’étire, en fonction des isotopes, de 88 ans à… 80,8 millions d’années ! « Ce combustible est un million de fois plus radioactif que l’uranium de base. Sa radioactivité et sa plus grande chaleur rendent sa manipulation complexe. En cas de perte du système de refroidissement, sa présence dans le réacteur et dans les piscines aggrave les conséquences possibles », décrit Bernard Laponche, physicien nucléaire et cofondateur de l’association scientifique Global Chance.
Le Mox était présent au sein du réacteur n°3 de la centrale de Fukushima, lors de la fusion du coeur après le tsunami du 11 mars 2011. 32 assemblages de Mox [4], pouvant contenir jusqu’à 1,3 tonne de plutonium, auraient donc partiellement ou totalement fondu. Deux ans plus tard, on ne sait toujours pas si ce magma de matières fissiles hautement abrasives et radioactives – appelé corium – est resté confiné au sein de la cuve du réacteur, ou s’il en a débordé. Et quelle quantité d’eau, chargée de radioactivité et de plutonium, s’est déversée dans l’océan.
Autre problème posé par le Mox : son refroidissement. Les combustibles Mox « doivent être refroidis beaucoup plus longtemps en piscines près des réacteurs (au minimum 2,5 ans contre 6 mois à 1 an pour les combustibles à uranium) et le temps total de refroidissement est environ 10 fois plus long : 50 ans au lieu de 5 à 10 ans) », explique Bernard Laponche. Selon l’entreprise japonaise Tepco, la piscine du réacteur n°3 – qui sert à refroidir le combustible usé déchargé du cœur – ne contenait pas de Mox. Endommagée par une explosion d’hydrogène, cette piscine angoisse régulièrement l’exploitant du site. Et les fuites d’eau radioactive, provenant des trois réacteurs endommagés ou des citernes de stockage, sont quasi hebdomadaires.
Protestation des écologistes
La cargaison de Mox a quitté le port de Cherbourg mi-avril, à bord de deux navires de la compagnie britannique Pacific Nuclear Transport Limited, pour un périple de deux mois. Destination : la centrale nucléaire de Takahama, sur la côte occidentale de l’archipel, dont le redémarrage est prévu en juillet. Areva honore ainsi les contrats qu’elle a signé avec huit compagnies d’électricité japonaises pour alimenter quatre réacteurs nucléaires en Mox.
« Les habitants se battent au quotidien contre la radioactivité pour tenter désespérément de décontaminer des villages et écoles. Dans la centrale de Fukushima des centaines d’ouvriers et ingénieurs tentent en vain de stabiliser la situation. (…) En expédiant malgré tout leur dangereuse et inutile marchandise, Areva et les autorités françaises veulent pousser les autorités japonaises à redémarrer plus de réacteurs », critique Greenpeace qui demande l’annulation du transport. « Le cynisme n’a pas de limites pour Areva. Après avoir contribué à la contamination massive, puis s’être fait pompier-pyromane en décrochant le marché de la dépollution des eaux radioactives de Fukushima, elle se prépare maintenant à envoyer de nouveau du Mox au Japon ! », dénonce de son côté le Réseau sortir du nucléaire.
Échec de la dépollution
Areva, associée à Veolia, avait effectivement obtenu un premier contrat de décontamination et envoyé à Fukushima une station d’épuration mobile améliorée. A grand renfort de produits chimiques, ses promoteurs promettaient que la station était capable de traiter « avec succès » plusieurs dizaines de milliers de m3 d’eau contaminée et d’en séparer les éléments radioactifs [5]. Le « succès » annoncé n’a pas été au rendez-vous. Un an et demi plus tard, les eaux contaminées ont continué de s’accumuler dans les bâtiments et les citernes. Areva et Véolia ont été remplacées par Toshiba [6] pour tenter de décontaminer les 270 000 tonnes d’eau radioactives stockées. Le système développé par Areva et Veolia aurait coûté 450 millions d’euros à Tepco, dont « près de 67 millions d’euros » au profit d’Areva, selon le président de la branche Japonaise de la multinationale, Rémy Autebert [7].
Si ce combustible pose davantage de problèmes en matière de sûreté des centrales, son utilité en matière de recyclage de plutonium est loin d’être évidente. Car le Mox « usé », une fois déchargé des réacteurs, est rapatrié en France, à l’usine de La Hague. Lui aussi est hautement radiotoxique : 27 ans après avoir été déchargé du cœur « les combustibles Mox usés ont une activité neutronique 10 fois plus importante » que celle des combustibles usés classiques. Selon le décompte de l’association Global Chance, il y aurait, fin 2011, dans les piscines de refroidissement de La Hague et dans les réacteurs EDF, « un total de 1 490 tonnes de Mox usés, 300 tonnes partiellement usées et 100 tonnes de Mox neuf rebutées » [8]. Soit cinq fois plus de déchets que de plutonium à recycler : 300 tonnes de plutonium seraient entreposées en France, dans l’attente d’être mixées en Mox.
Relancer la filière plutonium
Ces informations sont, là aussi, très difficiles à obtenir : « En dépit de l’affichage d’ouverture des études complémentaires de sûreté des principaux sites nucléaires après l’accident de Fukushima (mars 2011), nos recherches pour recueillir les données [des] exploitants de cette étude et les croiser avec les données publiques accessibles, se sont heurtées à des fins de non-recevoir des exploitants. Nous avons dû attendre fin 2011 pour accéder à des données partielles EDF… Quant à AREVA, nous attendons toujours le bilan officiel des combustibles Mox entreposés dans ses piscines de la Hague », précisent l’ancien ingénieur du CEA Jean-Claude Zerbib et André Guillemette, un ancien ingénieur de la Direction des constructions navales.
Le Mox, un combustible « issu du recyclage », permettant de réduire les stocks de plutonium ? Au vu des déchets que génère le Mox usagé, l’argument devient caduc. Le principal argument en faveur de ce combustible est probablement ailleurs. « C’est la meilleure manière pour eux de réamorcer la pompe », avance Jean-Claude Zerbib. Une pompe qui a pour joli nom Astrid, le nouveau projet de réacteur de l’industrie nucléaire française.
Le Mox, un pari inquiétant sur l’avenir
Astrid, c’est un surgénérateur nucléaire. Conçu par le Commissariat à l’énergie atomique et financé par le grand emprunt à hauteur de 650 millions d’euros [9], ce réacteur expérimental pourrait entrer en service en 2020 à Marcoule, sur le même site que l’usine Melox, qui fabrique le Mox. Un surgénérateur ? C’est un réacteur à neutrons rapides qui produit davantage de plutonium qu’il n’en détruit avec la fission des atomes. Ce type de réacteur n’est pas refroidi avec de l’eau mais avec du sodium liquide, qui permet de transférer la chaleur plus vite et plus efficacement que l’eau. C’était le cas de Superphénix, entré en service en 1985, qui a connu plusieurs incidents de « niveau 2 » (Tchernobyl et Fukushima ont atteint le niveau 7) à cause de fuites de sodium, avant d’être définitivement arrêté en 1997 en vue de son démantèlement.
Astrid fonctionnerait avec 20% à 25% de plutonium. Cette nouvelle génération de réacteurs permettrait de se passer complètement d’uranium naturel, évitant donc de dépendre de réserves devenues « fortement spéculatives », selon les prévisions du CEA, d’ici 2050. D’où l’intérêt, pour Areva et le CEA, de maintenir la filière plutonium active, de la fabrication au stockage, en passant par la combustion. Grâce au Mox.
Le retour des surgénérateurs ?
Un pari sur l’avenir pour le moins inquiétant. Car un surgénérateur, c’est cinq fois la puissance du réacteur à eau pressurisée, comme à Fukushima. Un accident grave impliquerait donc des conséquences difficilement imaginables, même après avoir connu et analysé deux catastrophes nucléaires civiles en trente ans. D’autant qu’un surgénérateur est encore plus instable qu’un réacteur classique et le contrôle de la réaction en chaîne encore plus délicat.
« Cela veut dire que si, pour une raison quelconque (secousse sismique par exemple) les assemblages combustibles se rapprochaient les uns des autres ou si, à la suite d’une fusion partielle, les combustibles se rassemblaient dans une région du cœur, il y aurait une possibilité de formation de masses critiques conduisant à une accélération de la réaction en chaîne (excursion nucléaire) libérant une grande quantité d’énergie sous forme explosive. Un tel accident conduirait, en cas de rupture de l’enceinte de confinement, à la diffusion d’aérosols de plutonium hautement toxiques dans l’atmosphère », décrit Bernard Laponche.
Sans oublier que le sodium liquide, utilisé pour le refroidissement, a lui-même « de graves inconvénients » : il brûle spontanément au contact de l’air, ce qui peut provoquer des incendies ; au contact de l’eau, il forme notamment de l’hydrogène, ce qui implique un risque d’explosion (l’hydrogène est à l’origine des explosions des réacteurs 1 et 3 de Fukushima) ; enfin, le sodium est assez corrosif pour désagréger le béton. En plus d’incarner une menace permanente, un, voire plusieurs surgénérateurs, si leur industrialisation se développe, produira davantage de plutonium qu’il n’en brûlera. On peut se réjouir qu’une matière première, et source d’énergie, prolifère au lieu de s’épuiser. Sauf si cette « ressource » devenue abondante possède les mortelles caractéristiques du plutonium.
Ivan du Roy
—
Photo : CC x-ray delta one