17.04.2023 • Champions nationaux

Représentants spéciaux : l’étrange mélange des genres de la diplomatie française

Dans le cadre de sa « diplomatie économique », l’État français attribue à des chefs d’entreprises et personnalités politiques le titre de représentants spéciaux dans certains pays stratégiques, comme l’Inde ou la Chine. Leur mission ? Y favoriser les affaires des multinationales françaises, en parallèle du réseau diplomatique officiel, même si cela revient à encourager des délocalisations.

Publié le 17 avril 2023 , par Lora Verheecke

En mai 2021, Paul Hermelin intervient dans une conférence organisée par BusinessEurope, le lobby qui défend les plus grosses multinationales du continent, sur le projet d’accord de commerce entre l’Union européenne et l’Inde. Il est présenté comme président de Capgemini, entreprise du CAC40 spécialisée dans le conseil numérique, mais aussi comme le représentant spécial de la France pour la diplomatie économique en Inde. Difficile de trouver une meilleure illustration du brouillage des frontières entre intérêt public et intérêts privés que symbolise ce terme même de « diplomatie économique ».

En tant que représentant spécial, M. Hermelin est censé travailler en étroite collaboration avec l’ambassadeur de France en Inde ainsi qu’avec l’ensemble des services de l’État pour développer les relations économiques bilatérales de la France dans le pays. Ses collègues à ce poste, selon une liste officielle qui n’a pas été mise à jour depuis 2020, sont des grands noms des milieux politiques et économiques : Jean-Pierre Raffarin pour la Chine (auparavant l’Algérie), Ross McInnes pour l’Australie, Louis Schweitzer pour le Japon, Pascal Lorot pour l’Asie centrale et François Corbin pour l’ASEAN. Jean-Pierre Chevènement a été représentant spécial de la France en Russie - une fonction dans le cadre de laquelle il a assisté, par exemple, à l’inauguration du terminal gazier de TotalEnergies Yamal LNG aux côtés de Vladimir Poutine fin 2017 [1]. Dans les pays néo-émergents, non couverts par des représentants spéciaux, des clubs pays ont été créés mais ni leur mandat ni leur mandataire ne sont rendus publics.

Soutenez l’Observatoire

Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.

Faites un don

Les représentants spéciaux, choisis par le ou la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, sont une création de Laurent Fabius en 2012 alors qu’il dirigeait le Quai d’Orsay, précisément dans le but de renforcer le volet « économique » de la diplomatie française. Leur mission, bénévole (tout engagement financier est uniquement suggéré par le.la représentant.e) et d’intérêt général, est d’après ce même ministère de « concourir à la mobilisation des acteurs publics et privés en faveur de la relation politique économique, commerciale, scientifique et culturelle avec le pays qui leur est dévolu ».

Toutes les représentants spéciaux actuellement en fonction ont plusieurs points communs : ce sont des hommes (uniquement) qui ont eu ou ont des postes importants en politique ou dans les plus grandes entreprises françaises. D’où leur rôle : permettre aux plus grandes entreprises françaises de conclure des contrats à l’étranger et de pouvoir « passer des messages vis-à-vis des ambassadeurs ». L’État « facilite » ainsi les contrats des entreprises à l’étranger [Voir cette vidéo d’une audition au Sénat en 2015.]]. Ainsi, M. Faure, ancien représentant spécial pour le Mexique, aurait permis la signature d’un contrat pour la création de la plus grande ferme solaire au bénéfice d’un consortium français et la création d’un fonds d’investissement franco-mexicain dans l’aéronautique regroupant des grands groupes comme Airbus et Thales.

« Un partenariat public-privé exemplaire »

Toutefois, le mélange des genres de la plupart des représentants pose question. L’ancien représentant spécial pour le Brésil (2013-2015), Jean-Charles Naouri, était le PDG du groupe de distribution Casino, très présent dans le pays. Paul Hermelin est pour sa part non seulement le patron de Capgemini mais également le président du conseil d’entreprises France-Inde de MEDEF International. Le MEDEF travaille d’ailleurs « en étroite coopération et en bonne concertation avec les représentants spéciaux ». François Corbin est président du Comité ASEAN de MEDEF International ainsi qu’administrateur référent d’Eramet. Lors sa nomination en tant que représentant spécial, il était le bras droit du patron de Michelin. M. Corbin était encore présent en janvier 2023 à l’occasion de la visite officielle à Phnom Penh d’Olivier Becht, ministre délégué chargé du Commerce extérieuri. M. Lorot, ancien directeur des études économiques de Total, travaille aujourd’hui pour l’institut Choiseul, un think tank proche des dirigeant.e.s français.e.s et des grandes entreprises.

Mr Ross McInnes, représentant spécial pour l’Australie, est président du conseil d’administration de Safran. Selon lui, cette position le rendrait plus « crédible » dans son rôle de représentant extérieur [2]. Crédibilité certes mais pour représenter quel intérêt ? L’État Français ou les entreprises françaises ? L’intéressé parle de « partenariat public-privé exemplaire » : « J’ai aussi bossé pour ma maison. Les moteurs et les trains d’atterissage de Safran équipent la plupart des avions de Qantas et de Virgin et nos systèmes de reconnaissance biométrique accueillent tous les visiteurs qui débarquent dans les aéroports australiens. » M. Raffarin reconnaîtra lors du même événement qur la tendance est « d’être plus au service des grandes entreprises que des PME » et « que les grandes entreprises viennent souvent au représentant spécial. ». Mme Aubry, en 2014, alors représentante spéciale de la France en Chine, ajoutera que « c’est un travail qui doit se réaliser au service des entreprises, et de leurs projets individuels ». Un de ses projets fut d’essayer d’implanter avec les grands groupes français que sont Colisée et Orpea, des EHPAD, des accueils des personnes âgées, dans les grandes villes chinoises...

L’intérêt de la France est-il forcément identique à celui de ses grandes entreprises ? Rien n’est moins sûr, et l’exemple de Paul Hermelin et de Capgemini le montre bien. C’est en Inde que son groupe a – et de loin – le plus d’employés, et qu’il crée le plus d’emplois, souvent pour travailler sur des contrats au bénéfices de clients internationaux et français, alors que son effectif en France tend à se réduire, à l’image de celui de nombreux groupes du CAC40.

Début mars 2023, M. Hermelin était encore à Hyderabad avec l’ambassadeur de France en Inde, lors de l’inauguration d’une nouvelle usine de Schneider Electric, d’après le site de l’ambassade. Schneider Electric qui a récemment fermé deux usines en France et continue à y tailler dans ses effectifs. L’octroi du statut de représentant spécial reviendrait à valider officiellement la stratégie de délocalisation des « champions » du CAC40 ?

Lora Verheecke

— 
Photo : Guilhem Vellut cc via flickr

Notes

[1Jean-Pierre Chevènement ne semble plus représentant spécial de la France pour la Russie depuis 2021. Le ministère n’a pas répondu à nos demandes répétées de fournir une liste actualisée.

[2Voir l’audition déjà mentionnée, à 1:01.

Les enquêtes de l’Observatoire

L’Observatoire est à votre écoute

  • Besoin d’éclaircissements ?
  • Une question ?
  • Une information à partager ?
Contactez-nous