60 000 euros par emploi créé dans une entreprise : c’est ce que dépensera chaque année au minimum le gouvernement avec son « programme de stabilité ». Les grands principes de ce programme seront discutés cette semaine à l’Assemblée nationale. Il vise, d’un côté, à « poursuivre le redressement de nos comptes publics » – 50 milliards de coupes budgétaires dans les dépenses publiques, en particulier dans les prestations sociales – et, de l’autre, à « renforcer notre économie et sa capacité à créer de l’emploi ». Ce second volet consiste essentiellement à diminuer le coût du travail pour les employeurs et les impôts acquittés par les entreprise : baisse des cotisations sociales sur les salaires, réduction puis suppression de la contribution sociale de solidarité des entreprises et baisse de l’impôt sur les sociétés.
Les baisses des cotisations sociales seront progressivement mises en œuvre d’ici le 1er janvier 2016 dans le cadre du Pacte de responsabilité et du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE). Selon le nouveau ministre du Travail François Rebsamen, ce « pacte » avec les entreprises devrait ainsi créer environ 200 000 emplois, pour un coût annuel de 10 milliards. S’y ajouteront les 300 000 emplois espérés d’ici 2017 grâce au CICE qui, lui, coûtera 20 milliards. Cette diminution du « coût du travail » sera financée en rognant sur plusieurs dépenses publiques – protection sociale, assurance-maladie ou investissements des collectivités locales. Problème : les effets en matière de création d’emplois sont loin d’être certains. Et le coût pour les finances publiques dépasse tout ce qui a été mis en œuvre auparavant.
Quand le Medef proposait 1 million d’emplois
30 milliards pour 500 000 emplois présumés, cela commence à faire cher l’embauche. La facture n’a jamais été aussi lourde pour créer ou préserver des emplois. Car le pacte de responsabilité et le CICE s’ajoutent aux « allègements Fillon », les 20 milliards d’exonérations déjà existantes qui portent principalement sur les bas salaires. En une décennie, les exonérations sur les cotisations salariales sont ainsi multipliées par trois, passant d’environ 15 milliards d’euros en 2004 à 50 milliards, si l’on cumule le CICE, le pacte de responsabilité et les allègements Fillon. Et cette fois, la baisse des cotisations sociales ne sera plus compensée par l’État. Autant de ressources en moins pour les branches retraite et assurance maladie de la Sécurité sociale.
Les prévisions du gouvernement en matière de création d’emplois sont-elles raisonnables ? L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) les juge plutôt optimistes : « Nous sommes plus prudents. Nous évaluons les effets du CICE à 150 000 emplois d’ici 5 ans », nuance l’économiste Bruno Ducoudré. Il y a quelques mois, le patron du Medef, promettait pourtant bien plus : « L’ambition que nous vous proposons est de créer 1 million d’emplois en 5 ans », écrivait Pierre Gattaz, le 25 octobre 2013, au nom de toutes les fédérations professionnelles du Medef. « Cette ambition est un cap, ce n’est pas un rêve ou une promesse inconsidérée. » Un cap en échange d’une baisse du coût du travail et de la fiscalité « qui pèse sur les entreprises ». Est-ce la bonne stratégie pour réduire le chômage ?
Création d’emplois : des évaluations « au doigt mouillé »
« On constate que l’effet positif sur l’emploi des allègements est important : entre 400 000 et 800 000 emplois créés ou sauvegardés, certains disent plus », assure François Rebsamen, devant les sénateurs, le 22 avril. Il semble que le ministre n’ait pas lu le rapport de la Cour des comptes sur le sujet. Sous le gouvernement Fillon, celle-ci rappelait au contraire que « les nombreux dispositifs d’allègement des charges sociales étaient insuffisamment évalués en dépit de la charge financière croissante qu’ils représentent pour les finances publiques (…). S’agissant des allègements généraux sur les bas salaires, leur efficacité sur l’emploi était trop incertaine pour ne pas amener à reconsidérer leur ampleur, voire leur pérennité. » [1]
Selon une étude de chercheurs du CNRS, les différents dispositifs d’exonérations de cotisations sociales regroupés au sein des « allègements Fillon » auraient permis de créer ou de sauvegarder entre 500 000 et 610 000 emplois [2]. « Nous sommes dans l’évaluation au doigt mouillé. Personne ne peut dire que cela n’aura pas d’effets, mais personne ne peut savoir si une création d’emplois relève d’une réduction de charges ou d’un surcroît d’activité », estime de son côté Pierre Khalfa, co-président de la Fondation Copernic et membre du Conseil économique, social et environnemental au titre de l’Union syndicale Solidaires. « Pour qu’une entreprise embauche, il faut qu’elle soit assurée d’une demande effective pérenne, sinon elle n’embauchera pas. Baisser le coût du travail n’aura qu’un impact marginal. Fonder une politique de l’emploi sur une baisse généralisée des cotisations, c’est absurde. »
Impossible de contrôler la réalité des embauches
L’expérience de la baisse du taux de TVA dans la restauration vient confirmer ces inquiétudes. Entre 2009 et 2012, cet allègement de la fiscalité « qui pèse sur les entreprises » a coûté 10,58 milliards d’euros au budget de l’État. L’objectif, affiché par le gouvernement de l’époque : « Créer 40 000 emplois supplémentaires dans les deux ans, dont 20 000 contrats en alternance, contrats d’apprentissage et contrats de professionnalisation. » Résultat, trois ans plus tard : « Seuls 5 000 emplois supplémentaires ont été créés par an entre 2009 et 2011 », pointait le rapport du député socialiste Thomas Thévenoud. Soit 25 000 emplois de moins qu’attendus (lire ici).
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Faites un donMalgré une efficacité très « incertaine », le gouvernement de Manuel Valls passe pourtant à la vitesse supérieure. Selon les estimations d’économistes du CNRS, chaque emploi induit par les précédentes exonérations de cotisations sociales a coûté entre 34 000 € à 42 000 €. Ce coût va donc presque doubler avec le Pacte de responsabilité et le CICE. « En supposant que ces emplois soient créés, 60 000 € par emploi, c’est nettement supérieur à ce que représente un emploi moyen. Le coût pour les finances publiques est prohibitif », déplore Pierre Khalfa. Une embauche au salaire médian – 1700 € nets pour le salarié – coûte à l’employeur entre 35 000 et 40 000 euros par an. La dépense sera donc largement couverte par la collectivité. Sans oublier qu’il sera quasiment impossible de vérifier la réalité des embauches. « Il est très compliqué de conditionner les embauches aux exonérations. Elles sont davantage liées à l’évolution de la conjoncture », précise Bruno Ducoudré, de l’OFCE. « Contrôler, c’est impossible, à moins d’envoyer un inspecteur du travail dans chaque entreprise », sourit le co-président de la Fondation Copernic.
Aberration sociale et industrielle
Quels secteurs en profiteront ? Les précédents allègements de cotisations concernaient principalement les bas salaires, jusqu’à 1,3 Smic, là où les effets en matière d’embauches sont a priori les plus immédiats. Ce sont donc les secteurs où les salaires sont faibles et les emplois peu qualifiés qui en ont le plus bénéficié. Restauration et hôtellerie, service à la personne, grande distribution, commerces de proximité ou BTP ont profité d’une baisse du coût du travail de 8% à 12%. Paradoxe : c’est là, aussi, que les conditions de travail sont parmi les plus pénibles. Une pénibilité et une précarité qui pèseront ensuite sur la protection sociale. Et ce sont des emplois difficilement délocalisables. Qu’ils soient plus ou moins « compétitifs » ne change donc pas grand chose si la demande existe.
Les secteurs plus innovants qui nécessitent davantage de travailleurs qualifiés – santé, hautes technologies, énergies renouvelables… – ont, eux, été délaissés par les précédentes exonérations. Avec le CICE, le gouvernement tente de rééquilibrer un peu la répartition des exonérations, qui concerneront les salaires jusqu’à 2,5 Smic (3600 € bruts). D’où un coût plus élevé et un effet moins immédiat sur l’emploi. « Mais supprimer quasiment toute cotisation sociale au niveau du Smic est une mesure perverse. Cela va pousser les entreprises à privilégier les bas salaires et les emplois les moins qualifiés. Cela va entraîner l’industrie française vers le bas et c’est aberrant du point de vue social », déplore Pierre Khalfa. Exonérer les bas salaires permettra, peut-être, de créer des emplois pour les personnes pas ou peu diplômées. Ce sont elles qui subissent de plein fouet le chômage. Celui-ci frappe 46% des jeunes sans diplômes pendant leurs premières années de vie active et 24% des jeunes qui se sont arrêtés après le bac ou un CAP-BEP. Contre 10% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. « Mais nous pouvons viser spécifiquement ce public-là en corrigeant les défauts du système éducatif », rappelle Bruno Ducoudré.
Un pacte d’irresponsables ?
Des créations d’emplois bien incertaines, à un coût prohibitif pour la collectivité, et qui ne favorisent pas forcément des secteurs innovants, créateurs d’emplois durables et de qualité. Le Pacte de responsabilité a déjà du plomb dans l’aile. C’est sans compter la manière dont il sera financé : « Si en même temps vous cassez la consommation des ménages en tapant dans la dépense publique, en diminuant les transferts sociaux ou en gelant le pouvoir d’achat des fonctionnaires, cela va peser sur la consommation et risque de casser la dynamique de reprise », prévient Bruno Ducoudré. « 10 milliards d’économie dans les dépenses publiques, c’est 0,5 point de croissance du PIB en moins. » Exonérations ou pas, les entreprises n’embaucheront pas si leurs carnets de commandes restent vides. Et la Sécurité sociale risque d’être déstabilisée par plusieurs milliards de ressources en moins. Certains auront beau jeu, ensuite, de critiquer son déficit et son inefficacité.
« Avec cette course sans fin à la compétitivité, au moins disant social et fiscal, tout le monde est perdant. L’alternative consiste à relancer une demande globale, à satisfaire les besoins sociaux et à mettre en œuvre la transition écologique », propose le co-président de la Fondation Copernic. La transition écologique permettrait, selon le très sérieux scénario de l’association Négawatt, une création nette de 235 000 emplois d’ici 2020, et jusqu’à 632 000 d’ici 2030, tout en réduisant la facture énergétique de la France. Mais les 30 milliards d’euros ne serviront pas à cela.
Ivan du Roy
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Photo : Laurent Guizard/Basta !