Albert Frère, l’homme le plus riche de Belgique, vient de décéder à l’âge de 92 ans. Celui qui était ou avait été l’un des principaux actionnaires de Total, Engie, Lafarge ou encore Pernod Ricard était étroitement lié au gratin du CAC40 et aux dirigeants politiques français comme Nicolas Sarkozy. Des profits engrangés sur la crise de la sidérurgie wallonne dans les années 1970 et 1980 aux compromissions de Lafarge avec Daech en Syrie, en passant par les nationalisations de 1981 ou la revente des fleurons industriels belges aux multinationales françaises, sa carrière est un condensé de l’histoire économique récente : celle d’entreprises de plus en plus assujetties aux exigences de la finance et à la voracité illimitée des actionnaires, d’États sans politique industrielle laissant le champ libre à des hommes d’affaires sans scrupules, d’un monde où les droits humains et l’environnement ne pèsent pas lourd face aux impératifs du « business ».
Publiée aujourd’hui en partenariat avec l’Observatoire des multinationales, une note du Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative) met en lumière la réalité peu reluisante qui se cache derrière le masque du « capitaine d’industrie » célébré aujourd’hui par de nombreux médias français et belges. Au centre de cette étude : le Groupe Bruxelles Lambert (GBL), société holding détenue par Albert Frère et la famille québecoise Desmarais. Celle-ci aura été l’un des principaux véhicules de la fortune de l’homme d’affaires belge, estimée à environ 5 milliards d’euros en 2017 par le magazine Forbes.
Caché derrière les géants du CAC40
Groupe Bruxelles Lambert ? Bien qu’elle brasse un portefeuille financier évalué à 19 milliards d’euros, la société reste inconnue du grand public. Pourtant, lorsque l’on parle de suppressions d’emploi et de salaires en berne, de distribution généreuse de dividendes, de crimes environnementaux ou de scandales de corruption à l’autre bout du monde, à propos de multinationales comme Total, Lafarge, Pernod Ricard ou Adidas, c’est aussi un peu de GBL dont il est question. C’est l’une de ces « holdings » à travers lesquelles grandes familles et fortunes plus récentes contrôlent une bonne partie du capital des multinationales, influençant leur stratégie et leurs décisions. Souvent, comme dans le cas de GBL, à travers un empilement de sociétés localisées en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et aux Pays-Bas. Ce qui présente un double avantage : réduire leur ardoise fiscale d’une part, mais aussi permettre de démultiplier la capacité d’investissement en ouvrant le capital de chacune de ces sociétés à des actionnaires minoritaires, tout en en gardant le contrôle effectif. C’est ainsi qu’en plaçant une partie de son patrimoine dans GBL, Albert Frère et sa famille se sont retrouvés à contrôler avec les Desmarais un portefeuilles d’actif de 19 milliards.
Difficile d’identifier une cohérence industrielle derrière les participations actuelles du Groupe Bruxelles Lambert, qui vont du ciment (LafargeHolcim) aux articles de sport et de mode (Adidas, Burberry), en passant par les boissons alcoolisées (Pernod Ricard), le pétrole (Total), l’extraction et le traitement de minerais pour l’industrie (Imerys, Umicore), le contrôle et la vérification (SGS), les produits d’hygiène jetables (Ontex), les parcs de loisirs (Parques reunidos), les technologies agroalimentaires (GEA) ou la finance (Sienna Capital). La famille d’Albert Frère détient également une participation directe de 0,6% au capital de Total, et possède une autre holding plus petite, la Compagnie nationale à portefeuille (CNP), qui contrôle entre autres 7,2% du capital de M6 et qui est liée aux projets d’exploitation de gaz non conventionnel dans les anciennes mines de charbon de Belgique et du nord de la France.
Une machine à siphonner des dividendes
Le seul point commun identifiable à tous les investissements de GBL, c’est tout simplement la priorité accordée au rendement pour les actionnaires. GBL, c’est 461 millions d’euros de dividendes reçus en 2017, principalement de LafargeHolcim, SGS et Imerys. Le Gresea a fait ses calculs : malgré des bénéfices en dents de scie d’une année sur l’autre, les dividendes versés par GBL à Albert Frère et à la famille Desmarais suivent une courbe ascendante ininterrompue, de 229 millions d’euros en 2006 à 484 millions en 2017 (voir le tableau ci-dessous). Entre 2010 et 2015, après les secousses de la crise financière globale, les profits cumulés de GBL s’élèvent à 818 millions d’euros ; dans le même temps, la holding a distribué 2,6 milliards de dividendes à ses riches actionnaires.
La même logique est parfois appliquée aux entreprises contrôlées par la holding. On a beaucoup dénoncé la propension d’Engie (ex GDF Suez) à distribuer des quantités énormes de dividendes malgré ses pertes financières. Entre 2009 et 2017, le groupe a distribué plus de 29 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires. Trois fois plus que ses bénéfices cumulés sur la même période (9,7 milliards). En 2013 et 2015, Engie a même distribué des dividendes conséquents malgré des pertes comptables se chiffrant en milliards d’euros. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec le fait que GBL était au même moment l’un des principaux actionnaires du groupe énergétique, aux côtés de l’État français qui a validé cette stratégie de siphonnage financier.
Il y a deux ans, Albert Frère et GBL ont quitté le capital du groupe énergétique français qui a fait une partie de leur fortune. Ils ont aussi réduit leurs parts dans Total. Les années récentes ont été marquées par de profondes restructurations du portefeuille : 14 milliards de cessions ou d’acquisition depuis 2012. Selon le Gresea, c’est le signe d’un renoncement assumé à toute visée industrielle, au profit d’une logique purement financière : « Il n’y a plus de visée de créer un empire, mais de construire une architecture capable de rapporter le plus de bénéfices possibles. » En 2015, le patriarche a quitté la direction opérationnelle du groupe en 2015, laissant la main à son gendre Ian Gallienne et à son fidèle Gérard Lamarche.
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Faites un donLe « marchand de clous » devenu baron
Si Albert Frère – anobli et doté du titre de baron par le roi des Belges en 1994 – est aujourd’hui célébré dans son pays natal, il a longtemps été regardé de haut par les classes dirigeantes du pays. Encore très liées aux familles aristocratiques belges, celles-ci ne voyaient en lui qu’un « marchand de clous », puisqu’il avait fait ses débuts, au sortir de la Seconde guerre mondiale, en reprenant le commerce d’articles de ferronnerie de ses parents, dans la région de Charleroi. Le rachat en 1982 du Groupe Bruxelles-Lambert – société financière possédant des participations dans de nombreuses firmes belges et dont l’origine remonte au XIXe siècle – aura été à la fois l’une des étapes cruciales de son ascension et une spectaculaire revanche sociale.
Au tournant des années 1970 et 1980, Albert Frère a en effet réussi à tirer parti des circonstances pour son plus grand bénéfice personnel. Et en particulier du déclin de la sidérurgie wallonne, où il s’était taillé une place de plus en plus importante. Son quasi monopole sur la vente de l’acier – avec une commission automatique sur chaque tonne vendue – lui assure des profits confortables et garantis alors même que le secteur périclite. Des dizaines de milliers d’emplois sont supprimés dans la sidérurgie entre les années 1970 et 1990. L’État belge doit intervenir et investir des sommes considérables pour restructurer le secteur. Lorsque les pouvoirs publics veulent récupérer le contrôle de la vente de l’acier, Albert Frère le leur fait payer au prix cher : 2 milliards de francs belges d’alors. Ce que l’on appellera ensuite au sein de GBL « la dot » – l’accumulation initiale qui permettra à l’homme d’affaires de se lancer dans d’autres acquisitions.
L’arrivée au pouvoir des socialistes en France en 1981 aura aussi aidé à sa bonne fortune. Menacée de nationalisation, la banque française Paribas contacte Albert Frère, avec qui elle était en relation de longue date, pour protéger une partie de ses actifs. La solution ? Mettre ces actifs dans des filiales en Suisse et en Belgique, dont Paribas céderait ensuite 51% des parts à des partenaires de confiance, comme Albert Frère et Paul Desmarais, associés pour la première fois à cette occasion. C’est fort de cette manne et de ces relations qu’Albert Frère a ensuite été appelé à la rescousse pour recapitaliser le Groupe Bruxelles Lambert et en prendre progressivement le contrôle – et, à travers lui, celui de nombreux fleurons économiques belges.
Les fleurons belges revendus aux multinationales françaises
Electrabel revendu à GDF Suez (devenu entre-temps Engie), Petrofina cédé à Total, la compagnie d’assurance Royale Belge marchandée à Axa, Fortis offerte à BNP Paribas, le groupe de grande distribution GIB bradé à Promodès et fusionné ensuite avec Carrefour, la banque BBL confiée à sa concurrente néerlandaise ING... La suite de la carrière d’Albert Frère ressemble à une longue litanie de champions belges revendus à des groupes étrangers, et notamment français, en échange d’une partie du capital de ces derniers. C’est ainsi que le « marchand de clous » est devenu l’un des principaux actionnaires de Total et GDF Suez. Une opération réitérée plus tard, cette fois au détriment de la France, à l’occasion de la fusion entre Lafarge et son concurrent suisse Holcim.
La carrière de l’homme d’affaires de Charleroi est inséparable des liens avec le gratin des milieux d’affaires français. Tout d’abord, et très tôt dans son parcours, avec Paribas, ancêtre de l’actuelle BNP Paribas. Puis un peu plus tard avec Suez, auquel il s’est allié à la fin des années 1980, face à l’homme d’affaires italien Carlo de Benedetti, pour prendre le contrôle de la prestigieuse SGB (Société générale de Belgique) et à travers elle celui d’Electrabel. Cette firme privée, qui disposait alors d’un quasi monopole sur l’électricité en Belgique, est aussi propriétaire des centrales nucléaires aujourd’hui bien mal en point du pays (lire notre enquête).
Albert Frère était également très proche de LVMH et de son PDG Bernard Arnault. « En 1998, ils reprennent ensemble la société Château Cheval Blanc, domaine viticole situé à Saint-Émilion en Gironde, raconte ainsi le Gresea. Albert Frère était administrateur de LVMH depuis 1997. En 2017, il a abandonné ce poste pour celui de censeur. Sa fille, Ségolène Gallienne, est administratrice de Christian Dior, la société mère de LVMH. Pour sa part, Bernard Arnault est administrateur chez Frère-Bourgeois. »
Capitalisme de connivence
Ces connivences s’étendent également à la sphère politique, puisqu’Albert Frère a été l’un des principaux mentors économiques de Nicolas Sarkozy, qui lui a remis la Grande croix de la Légion d’honneur dès son arrivée à l’Élysée. Alors que ce dernier n’était encore que ministre de l’Économie, l’homme d’affaires a été accusé de bénéficier d’une mansuétude inexpliquée de la Caisse des dépôts et consignations. L’établissement financier public lui avait racheté ses parts dans le groupe de BTP Eiffage et, surtout, dans la chaîne de restauration rapide Quick à un prix anormalement élevé, qui lui aurait permis ensuite de se renforcer au capital de Suez juste avant sa fusion avec GDF. Les plaintes déposées auprès des justices française et belge par un homme d’affaires brouillé avec Albert Frère ont été cependant déclarées irrecevables.
Ce n’est pas la seule affaire qui est venue entretenir la réputation sulfureuse d’Albert Frère et de son groupe. À la fin des années 1980, GBL a échappé miraculeusement à toute poursuite suite à la faillite retentissante de la banque de Wall Street Drexel Burnham Lambert, dont elle était pourtant l’un des actionnaires de référence. Plus récemment, une autre société contrôlée par Albert Frère s’est retrouvée impliquée dans les scandales de corruption entourant la compagnie pétrolière nationale du Brésil, Petrobras (lire notre article). En 2008, cette dernière avait en effet accepté de racheter à Albert Frère une raffinerie au Texas pour la somme de 800 millions de dollars – près de vingt fois plus que ce que l’homme d’affaires belge avait déboursé pour l’acquérir seulement trois ans plus tôt... Les réseaux d’Albert Frère et de Paul Desmarais semblent également impliqués dans l’affaire Uramin, cette entreprise minière canadienne aux actifs sans valeur, qui a été rachetée par Areva au milieu des années 2000 pour un prix pharamineux [1].
De la guerre civile syrienne à la destruction de l’Amazonie
Mais c’est peut-être la dernière affaire en date, celle de la cimenterie de Lafarge en Syrie, qui aura été la plus dérangeante. On a beaucoup parlé des errements des dirigeants de Lafarge, décidés coûte que coûte à maintenir en activité leur cimenterie syrienne malgré la guerre civile, et qui ont accepté pour ce faire de verser plusieurs millions d’euros à divers groupes armés, dont Daech. Les cadres concernés, dont l’ex PDG Bruno Lafont, sont aujourd’hui mis en examen, de même que la société Lafarge en tant que personne morale. Mais quid de la responsabilité des actionnaires siégeant au conseil d’administration de l’entreprise, comme Albert Frère ou Nassef Sawiris, dont il se murmure qu’ils ont tout fait, conjointement avec les actionnaires de Holcim, pour rejeter toute la responsabilité de l’affaire sur les cadres français de Lafarge ? Difficile de croire qu’ils ne suivaient pas l’évolution des événements en Syrie. Et il semble bien que l’obstination à faire tourner la cimenterie de Jalabiya avait surtout des motifs financiers : continuer à faire des profits, certes, mais surtout ne pas avoir à déprécier l’actif dans les comptes d’un groupe lourdement endetté, et se retrouver confronté à une demande de remboursement anticipé de la part de ses banques créancières. Autant d’éléments suffisamment troublants pour que la police belge mette sur écoute plusieurs des dirigeants de GBL, dont Albert Frère lui-même et son fils Gérald [2]. L’enquête est en cours.
Avec l’affaire Lafarge, c’est une autre zone d’ombre de l’héritage d’Albert Frère qui se révèle : de plus en plus internationalisées, ses affaires se sont aussi traduites par de nombreuses atteintes aux droits humains et à l’environnement. Le cas de Lafarge en Syrie n’est pas isolé puisqu’une enquête du quotidien Le Monde a mis en cause les activités d’une autre firme contrôlée par GBL, Imerys, à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, où elle aurait indirectement contribué au financement des talibans... (lire notre article).
L’Observatoire des multinationales a récemment montré comment la même entreprise Imerys contribuait à contaminer et entretenir un climat de violence sociale aux confins de l’Amazonie (lire notre enquête : Polluées, menacées, déplacées : ces communautés amazoniennes aux prises avec des multinationales européennes). Déjà, GBL avait été l’un des artisans des investissements massifs d’Engie (alors GDF Suez) dans le secteur de l’énergie au Brésil, et notamment dans la construction du mégabarrage de Jirau, en Amazonie, gouffre financier qui s’est également traduit par d’innombrables problèmes sociaux et environnementaux. Et en matière de droits des travailleurs, plusieurs rapports du collectif Éthique sur l’étiquette et du Basic ont montré qu’Adidas, autre joyau de GBL, est avec Nike l’exemple même de ces multinationales accordant la priorité à leurs actionnaires et aux dépenses de publicité, tout en ne payant qu’un salaire de misère aux ouvriers et ouvrières qui fabriquent leurs produits en Asie [3].
Il est de plus en plus question de la responsabilité juridique des multinationales, qui réussissent généralement aujourd’hui à échapper à toute mise en cause pour leurs méfaits, en se jouant des juridictions nationales. En 2017, la France a adopté la loi sur le devoir de vigilance, qui oblige les grandes entreprises à prévenir les atteintes graves aux droits humains ou à l’environnement occasionnées par leurs activités. Un traité dans le même sens est en cours de négociation à l’ONU, malgré l’opposition plus ou moins ouverte des milieux d’affaires et des pays occidentaux (lire notre rapport récent à ce sujet). S’il était une dernière leçon à tirer de la carrière d’Albert Frère, c’est sans doute qu’il faut étendre ces efforts pour faire avancer le droit au-delà même des firmes en tant que telles et de leurs dirigeants - jusqu’à ceux qui, à l’abri des regards du public, les contrôlent et orientent leurs choix.
Olivier Petitjean
Lire la note complète du Gresea : Albert Frère et le Groupe Bruxelles Lambert. La véritable histoire d’un « capitaine d’industrie »
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Photo : Luc Viatour CC via Wikimedia Commons