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Justice économique

Forum de Davos : au bonheur des monopoles

Taxer les super-riches, c’est bien. S’attaquer à la source même de leur fortune indécente, c’est encore mieux. Et c’est ce que propose un nouveau rapport, qui montre comment les milliardaires et les multinationales mettent à profit leur pouvoir de monopole pour s’arroger des marges toujours plus élevées, aux dépens de tout le monde.

Publié le 17 janvier 2024 , par Olivier Petitjean

Comme chaque année, la rencontre annuelle du Forum économique mondial se tient dans la station huppée de Davos, dans les Alpes suisses. Comme chaque année, ce cénacle très médiatisé de leaders politiques, de PDG et autres personnalités se réunit pour échanger sur les grands enjeux de ce monde, loin du commun des mortels. Comme chaque année, nombreux sont ceux et celles qui dénoncent l’illégitimité de ces élites autoproclamées. Et comme chaque année, Oxfam publie un rapport accablant sur l’enrichissement des milliardaires et l’accroissement des inégalités mondiales. Les 5 hommes les plus riches de la planète, souligne l’ONG, ont vu leur fortune plus que doubler depuis 2020, alors que les ressources des 5 milliards les plus pauvres se sont réduites. Pour y remédier, Oxfam propose met en avant une mesure phare : un impôt sur les ultra-riches pour financer les services publics, réduire les inégalités et mener une vraie politique de transition climatique.

Mais d’où vient véritablement la fortune des milliardaires et des grandes multinationales qui se retrouvent à Davos ?

Une richesse extorquée plutôt que méritée

C’est la question sur laquelle se penche un nouveau rapport, appuyé sur des données inédites, que publient un collectif de quatre ONG européennes – Balanced Economy Project, Global Justice Now, Somo et LobbyControl. Leur réponse est résumée dans son titre : Taken, not earned, « Pris, pas gagné ». Quoiqu’en disent leurs thuriféraires, les Bernard Arnault et Elon Musk de ce monde ne doivent par leur extrême richesse qu’à eux-mêmes, à leur talent et à leur audace. Leur fortune tient à leur capacité à siphonner les richesses. Et cette capacité tient à ce qu’on appelle leur « pouvoir de marché », autrement dit au contrôle qu’ils exercent de fait sur des secteurs d’activité entiers, qui leur permet de dicter leurs prix et leurs conditions à tous les autres. C’est-à-dire, pour le dire plus encore crûment, à leur pouvoir de monopole.

Ce pouvoir de monopole, le rapport Taken not earned propose de le mesurer à travers un indicateur simple mais particulièrement efficace : celui de la marge, ou markup en anglais. Il s’agit grosso modo de la différence entre le coût de la production d’un bien ou service et le prix auquel une entreprise parvient à le vendre sur les marchés. Plus une entreprise sera dominante, plus elle sera en mesure de pratiquer des prix élevés sans avoir à s’inquiéter que ses clients se tournent vers des produits et services moins chers.

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Pour ce qui est des 20 plus grosses multinationales au monde, dont 14 sont des partenaires officiels du Forum de Davos et dont les patrons figurent souvent en parallèle dans la liste des plus grandes fortunes mondiales (Bernard Arnault pour LVMH, Elon Musk pour Tesla, et ainsi de suite), le taux moyen de marge s’établit à pas moins de de 50%. Alors que l’économie orthodoxe nous promettait que grâce à la magie du marché et de la concurrence, les prix allaient toujours demeurer les plus bas possible pour les consommateurs, en réalité les multinationales d’aujourd’hui peuvent s’octroyer des marges outrancières sans craindre de voir fuir leurs clients. Pourquoi, avec des coûts de 10 euros, facturer 11 euros à ses clients quand on peut en facturer 15 ?

Sous le joug des monopoles

Ces markups sont particulièrement élevés dans certains secteurs comme celui du numérique (où ils peuvent grimper jusqu’à plusieurs centaines de pour cent) ou plus récemment celui des semi-conducteurs. Par comparaison, la marge moyenne des 50% entreprises les moins bien valorisées de l’échantillon sur lesquels ont travaillé les auteurs du rapport (soit plusieurs dizaines de milliers d’entreprises cotées) se situe « seulement » autour de 25%, un niveau qui a peu bougé ces dernières années. Le taux de marge du « top 20 », en revanche, n’a cessé d’augmenter.

Ces chiffres sont à mettre en regard des débats récents sur la manière dont les superprofits des grandes entreprises ont alimenté et aggravé l’inflation. Dans le contexte de crise liée à la guerre en Ukraine et aux tensions sur les prix de l’énergie et des matières premières, certains acteurs semblent en avoir profité pour augmenter leurs prix plus que nécessaires, aggravant l’inflation « normale » et la rendant plus durable.

La concentration croissante de l"économie et l’essor de super-monopoles apparaît donc comme le « sale petit secret » des milliardaires de Davos. Entre autres chiffres choc montrant l’ampleur de ce phénomène, les auteurs du rapport signalent que 0,1% de toutes les entreprises américaines pèsent aujourd’hui 90% de la richesse des Etats-Unis, mesurée par les actifs.

Ils soulignent également que le pouvoir des monopoles d’aujourd’hui s’exerce aux dépens de tout le monde : les consommateurs, certes, mais aussi les travailleurs, fournisseurs, sous-traitants et autres petites mains de plus en plus pressurisés par des multinationales qui s’érigent en « gardiens des portes ». « De telles relations de pouvoir hiérarchiques et extractives sont très répandues, expliquent-ils. Entre les supermarchés et les agriculteurs, entre Amazon et ses vendeurs, entre Uber et ses chauffeurs, entre Apple et les développeurs de ses boutiques d’applications, entre les trois grands labels de musique et les musiciens. La liste est longue.

Un impôt privé prélevé par les milliardaires

Pour les auteurs du rapport, ces taux de marge indécents s’apparentent même à un « impôt privé » que, tels des seigneurs féodaux, les multinationales et les milliardaires prélèvent sur la richesse collective grâce à leurs situations de rente. S’il est légitime, comme le proposent Oxfam et d’autres, de combattre les inégalités à travers la fiscalité, notamment en ciblant les grandes fortunes, le rapport Taken not earned propose ainsi de prendre le problème à revers. En plus de taxer les riches, on peut aussi s’attaquer à la source structurelle de leur fortune indécente, à savoir leur capacité à siphonner les richesses - à nous taxer, nous.

Mais comment, justement, s’attaquer au pouvoir des monopoles ? Pour nos quatre ONG, inspirées par le regain du mouvement « antitrust » aux États-Unis en réponse à l’essor des GAFAM, une partie de la solution est de se réapproprier les politiques dites de concurrence. Certes, celles-ci ont été mises ces dernières décennies au service de la privatisation et de la libéralisation, tandis que les autorités ont laissé les grandes entreprises fusionner entre elles et racheter leurs concurrents pour devenir toujours plus grosses sans jamais intervenir. La Commission européenne, par exemple, n’a retoqué que 0,7% des projets de fusions-acquisitions qui lui ont été soumises depuis 2005. Cependant, sur le papier au moins, la puissance publique a les outils nécessaires pour freiner la concentration, scruter les abus de position dominante, voire dans certains cas imposer des cessions forcées d’activités aux entreprises trop grosses.

Bien sûr, les politiques de concurrence à elles seules resteront insuffisantes à empêcher la concentration des richesses. C’est pourquoi les auteurs du rapport soulignent aussi d’autres pistes d’action : recourir à la nationalisation pour les monopoles naturels et les services publics, réformer le cadre des accords de libre-échange qui mettent les économies nationales et les acteurs plus petits ou non lucratifs à la merci des multinationales, ou encore réduire l’influence politique des entreprises à travers l’encadrement du lobbying. Vaste programme, mais indispensable selon eux pour s’attaquer à la source au pouvoir des milliardaires et des multinationales qui s’autocongratulent à Davos.

Olivier Petitjean

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Photos : Robert Scoble cc

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