Le 20 mai dernier, quelques jours après la première étape du déconfinement, le groupe Orange a inauguré à sa manière le « monde d’après » en lançant une opération de communication de grande envergure dans plusieurs médias. Profitant de la chute du prix des espaces publicitaires, il s’est acheté des pages dans plusieurs grands quotidiens. Pas moins de six rien que dans Le Figaro, affichant fièrement sur fond noir la nouvelle « raison d’être » adoptée par l’entreprise héritière du service public des télécommunications : « être l’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable ». Apparemment, les communicants d’Orange n’ont pas noté la contradiction flagrante qu’il y a à afficher sa responsabilité et son engagement pour la planète au moyen de quantités massives de papier et d’encre. Du côté du Figaro, on était probablement trop préoccupé de la dégringolade des revenus publicitaires pour faire la fine bouche. Discours sociétaux vaporeux, gâchis de ressources, appropriation des aspirations au changement, dépendance des médias... Cet exemple résume à lui tout seul tout ce qui ne va pas avec la pub aujourd’hui.
Avec l’épidémie du Covid-19 et le confinement, beaucoup de grandes marques ont adapté leur communication et leurs slogans publicitaires en les axant sur des messages de prudence et de solidarité - ce qui était un peu le seul moyen de ne pas se faire oublier des consommateurs [1] Après le déconfinement, l’injonction à consommer est revenue en force, tout en tâchant de surfer sur les aspirations qui se sont faites jour durant la crise à davantage de cohésion sociale, de relocalisation, de simplicité, de « jours heureux ». Aller faire ses courses dans les supermarchés en respectant les gestes barrières était présenté comme une forme d’engagement social ; revenir acheter dans les grands magasins est synonyme de liberté retrouvée. Prendre l’avion pour partir en vacances est un retour à l’essentiel, acheter une nouvelle voiture un geste patriotique. Même pour ce qui est de l’écologie et du climat, les industriels ont tout prévu. Qui veut d’un gros SUV électrique tout neuf ?
Si la bataille pour le « monde d’après » se joue dès maintenant, en grande partie à coups d’idées, de représentations, de désirs et d’imaginaire, le rapport Big Corpo. Encadré la publicité et la communication des multinationales : un impératif écologique et démocratique arrive à point nommé. Issue d’un travail collectif de deux ans ayant associé 22 organisations de la société civile et des chercheurs dans le cadre du programme SPIM (« Système publicitaire et influence des multinationales ») [2], élaborée en partenariat avec l’Observatoire des multinationales, cette publication est une plongée dans l’univers impitoyable de la communication des grandes entreprises : ses méthodes, ses stratégies, ses acteurs, les sommes colossales qui y sont investies, la manière dont elle pénètre tous les recoins de nos sociétés et influencent les discours publics, mais aussi les moyens de s’en protéger.
Pour les industriels, la publicité sert d’abord à vendre. Et l’investissement en publicité et en marketing sera généralement inversement proportionnel à la réalité du « besoin » justifiant l’achat (penser ici luxe ou modèle dernier cri d’un smartphone ou d’un T-shirt pas très différent du précédent) ou à la qualité environnementale ou sanitaire des produits venus (penser ici malbouffe, SUV et week-ends au soleil en avion). Mais la publicité dite « corporate » ou les discours vantant les engagements sociaux et écologiques des firmes permettent aussi et surtout de soigner leur image de marque, donc la valeur de leurs « actifs immatériels », donc leur cours en bourse.
Pire encore : en mettant l’accent sur les initiatives volontaires à la place des lois et des réglementations, en cherchant sans le dire à influencer l’opinion et à façonner les discours publics, cette communication sert aussi fondamentalement des objectifs politiques. C’est pourquoi, en matière de climat par exemple, on voit tellement de belles affiches écolos et si peu de règles et d’objectifs contraignants. Tout en étant de plus en plus envahissante, occupant nos espaces de vie et accaparant notre attention, façonnant le contenu des médias, du web et des réseaux sociaux, la communication des multinationales s’affiche de moins en moins comme telle, masquant les objectifs intéressés derrière une façade de générosité ou d’objectivité.
L’invasion publicitaire et les manipulations de la com’ des grandes entreprises ne sont donc pas une simple affaire de « baratin ». C’est un enjeu central, dont dépendent à la fois leurs profits, leur « acceptabilité sociétale », leur liberté d’action et leur influence vis-à-vis des pouvoirs publics. Il suffit de considérer les chiffres. Au niveau global, les dépenses de communication des multinationales ont dépassé 1300 milliards de dollars en 2018. En France, 600 grandes entreprises contrôlent 80 % du marché publicitaire, avec des dépenses annuelles de communication de plus de 45 milliards d’euros. Plusieurs poids lourds du CAC40, comme L’Oréal ou LVMH, dépensent largement plus pour communiquer que pour fabriquer les produits qu’ils vendent (lire Les folles dépenses publicitaires du CAC40). ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total dépensent près de 200 millions de dollars par an en publicité pour se doter d’une image positive sur l’enjeu du climat.
Face à la capacité de nuisance démocratique de la com’ des multinationales, le laisser-faire qui prévaut actuellement est-il encore une option ? Cette nouvelle publication propose un arsenal de mesures pour y remédier, depuis des « lois Evin pour le climat » interdisant la pub pour les produits et services les plus nocifs jusqu’à une refonte des aides à la presse pour favoriser les titres qui servent vraiment des objectifs d’information et d’intérêt général, en passant par un contrôle plus strict des contenus et une taxation des dépenses de communication. Autant de gestes barrières pour protéger notre démocratie de l’intoxication.
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