Le but de cette intervention est d’expliquer en quoi et à quel niveau les entreprises françaises peuvent être impliquées dans un projet tel que Belo Monte, et quel est leur degré d’influence sur le cours des événements.
Des mégachantiers comme celui de Belo Monte impliquent inévitablement une multitude d’entreprises brésiliennes et étrangères, à plusieurs niveaux : construction et BTP, fournitures d’équipements comme les turbines, services d’ingénierie et de gestion, banques et assurances pour le financement, transport de l’électricité générée… À quoi s’ajoutent les entreprises qui achèteront l’électricité produite. Dans le cas de Belo Monte, une part de cette électricité est destinée à des multinationales minières.
Les deux principales multinationales françaises actuellement impliquées dans Belo Monte et dans les grands barrages amazoniens en général sont Alstom et GDF Suez. Il semblerait qu’EDF soit désormais aussi sur les rangs, pour la nouvelle vague de mégabarrages que le gouvernement brésilien souhaite construire dans le bassin du Rio Tapajos. EDF a participé aux études d’impact d’un de ces barrages et a annoncé qu’elle comptait répondre aux appels d’offres.
Les cas d’Alstom et de GDF Suez sont intéressant parce que ces deux entreprises interviennent à des niveaux différents mais tout aussi cruciaux l’une que l’autre, et aussi parce que les deux entreprises ont une attitude très différente quant à leur responsabilité vis-à-vis de l’impact social et environnemental de Belo Monte et des grands barrages en général. Au-delà de leur implication directe, la présence d’entreprises européennes apporte aussi une caution morale très importante pour les Brésiliens.
Alstom
Alstom, en tant que fournisseur de turbines et de services associés, est un acteur majeur des grands barrages dans le monde en général, et au Brésil en particulier (lire Alstom : un groupe français au coeur de nombreux barrages controversés). Le marché des turbines est très oligopolistique, partagé entre la française Alstom, l’autrichienne Andritz et l’allemande Voith, à quoi s’ajoutent maintenant deux firmes chinoises. Alstom se vante d’avoir équipé le quart de la capacité hydroélectrique mondiale et les plus grands barrages du monde – dont, au Brésil les barrages d’Itaipu et de Tucurui. Alstom est aussi impliqué dans les grands barrages, en cours de finalisation, de Jirau et Santo Antonio. Et donc dans celui de Belo Monte.
Pour Alstom, le marché de Belo Monte représente tout de même un contrat de 500 millions d’euros (sur un contrat global pour les turbines de plus d’un milliard d’euros). Comme il arrive souvent pour des mégaprojets de ce type, Alstom, Voith et Siemens se sont arrangées entre elles à l’avance et ont répondu conjointement à l’appel d’offres.
Alstom a coutume de se retrancher derrière le statut de « prestataire », qui ne ferait que fournir des équipements aux constructeurs de barrages. En fait, Alstom est associée dès le début aux négociations entre firmes publiques et privées et pouvoirs publics sur la conception des projets et sur leur montage financier. Alstom est complètement intégrée dans le « petit monde » qui pousse au développement hydroélectrique de l’Amazonie. L’entreprise française est aujourd’hui l’objet d’un grand scandale de corruption dans le secteur des transports au Brésil. La presse brésilienne a déjà dénoncé des pratiques similaires dans le secteur hydroélectrique.
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C’est plus récemment que GDF Suez s’est lancé dans le secteur hydroélectrique brésilien, à travers le rachat d’une entreprise publique privatisée, opératrice de barrages dans le Sud du pays. GDF Suez (dont on rappellera que l’État français possède 36%) est constructeur de nouveaux barrages au Brésil et dans la région amazonienne – notamment celui de Jirau (lire GDF Suez, aventurier amazonien). À l’heure actuelle, le Brésil représente d’ailleurs près des trois quarts de la capacité hydroélectrique de GDF Suez dans le monde. Après Jirau (dont le chantier touche à sa fin), GDF Suez compte se porter candidat pour construire d’autres barrages dans le bassin du Rio Tapajos et au Pérou (toujours en lien avec des intérêts brésiliens).
À Belo Monte, le groupe est intervenu à un autre niveau. À travers sa filiale Leme Engenharia (une autre entreprise brésilienne rachetée), il a réalisé les études d’impact environnemental de Belo Monte pour le compte du constructeur Norte Energia, ainsi que les programmes de compensation sociale et environnementale.
Cela pourrait paraître anodin, mais en fait il s’agit d’une intervention cruciale. L’étude d’impact environnemental cristallise toujours les débats et les luttes juridiques autour des projets de barrage. Les promoteurs ont tout intérêt à ce que cette étude soit la plus restrictive possible, et à ce que les impacts soient minimisés. C’est également sur cette base que les licences administratives sont accordées – et, dans le cas de Belo Monte comme dans celui de Jirau auparavant – font l’objet de procédures judiciaires en annulation.
On peut aussi souligner qu’il s’agit d’une situation de conflit d’intérêt : une filiale de GDF Suez a de fortes chances d’abonder dans le sens des promoteurs de Belo Monte si le groupe est intéressé par ailleurs à construire d’autres barrages en Amazonie.
Quelle responsabilité sociale et environnementale ?
Comment Alstom et GDF Suez envisagent-elles leur responsabilité en ce qui concerne les impacts sociaux et environnementaux de Belo Monte et des grands barrages amazoniens ?
En ce qui concerne Alstom, la réponse est simple. Que ce soit au Brésil, en Asie ou en Afrique, l’entreprise a toujours pratiqué la politique de l’autruche sur ces questions. Elle se contente de renvoyer à la responsabilité première des gouvernements et des constructeurs de barrages. C’est une approche qui n’est pas du tout en phase avec les normes acceptées au niveau international en matière de diligence sur les atteintes à l’environnement et aux droits humains. En outre, elle ne correspond pas à l’implication réelle d’Alstom dans des projets tels que Belo Monte.
Chez GDF Suez, l’approche est très différente. Le groupe insiste sur l’importance de la responsabilité sociale et environnementale et des programmes de compensation. GDF Suez essaie aujourd’hui de faire passer Jirau pour un barrage « modèle », de la même manière que Norte Energia présente aujourd’hui Belo Monte comme un modèle. Pour Belo Monte comme pour Jirau, les promoteurs mettent en avant les millions d’euros dépensés et montrent des films valorisant les maisons modernes mises à disposition des personnes déplacées.
Pourtant, l’expérience de Jirau montre les limites structurelles du type d’approche mis en œuvre à Jirau et aujourd’hui pour Belo Monte (lire Un barrage modèle ?) :
- Les promesses et les annonces des constructeurs ne signifient pas forcément grand chose lorsque l’on sait que les « conditionnalités » attachées aux licences administratives de Jirau et de Belo Monte n’ont pas été respectées, en toute impunité.
- Le principe même de la compensation est contestable lorsqu’il s’agit de la destruction d’environnements uniques et de modes de vie traditionnels. Même si l’on ne les considère pas comme des « impondérables », on est un peu dans le domaine de l’arbitraire : comment chiffrer la valeur d’une maison dans laquelle on est né et où on a passé toute sa vie ?
- Les programmes de compensation sont toujours basés sur l’étude d’impact environnemental initiale, c’est-à-dire sur une conception extrêmement restrictive et minimaliste de l’impact du barrage. Si tel ou tel impact a été dénié d’emblée, il n’y a aucun droit à compensation. Cela a été le cas à Jirau pour les pêcheurs : comme l’étude d’impact déniait tout impact sur les populations de poissons, ils n’ont pas été indemnisés lorsque les poissons ont disparu. Il risque fort d’en aller de même pour les habitants de la « Volta grande » à Belo Monte, puisque le gouvernement refuse d’admettre qu’ils pourraient être affectés.
- Ces programmes de compensation s’inscrivent dans une logique de court terme. On distribue beaucoup d’argent liquide sur le coup, mais à long terme il n’y a pas de véritable perspective de développement durable ni d’opportunités pour les populations locales dont le mode de vie a été détruit. Les chantiers réunissent des dizaines de milliers d’ouvriers, mais quand ils sont finis, les barrages n’ont plus besoin que d’une poignée d’employés.
- Enfin, même quand il est effectivement déboursé par l’entreprise, l’argent n’atteint pas forcément les populations à la base. Il est détourné pour d’autres usages ou se perd dans la multitude des intermédiaires (associations, etc.) chargés de mettre en œuvre les programmes sociaux et environnementaux.
Bref, les programmes de compensation sociale et environnementale souffrent exactement des mêmes défauts que les projets de barrage eux-mêmes : ils sont conçus de manière technocratique, « top down », sans aucune perspective de développement territorial durable, de démocratie locale, d’empowerment des gens sur place. Avec des limites de ce type, on en arrive à des aberrations comme la ville nouvelle de Nova Mutum, censément construite par GDF Suez pour abriter les déplacés de Jirau. En fait, elle abrite surtout les familles des cadres de l’entreprise pendant la durée du chantier, avec un petit quartier de déplacés. Et, dans le même temps, à quelques kilomètres de là, on laisse se développer un immense bidonville, dans une atmosphère de far west, qui abrite tous les laissés pour compte des programmes de compensation.
Conclusion
L’implication d’entreprises françaises (y compris une dont l’État possède 36%) dans les grands barrages amazoniens n’a rien d’anodin. En plus du rôle critique qu’elles jouent, elles apportent aux promoteurs des grands barrages amazoniens une précieuse caution morale et contribuent activement à légitimer leurs entreprises.
Les Européens ont donc aussi leur responsabilité. Ils peuvent influencer le cours des événements au Brésil, soit à travers la mise en œuvre de principes plus effectifs de responsabilité des entreprises multinationales, soit en agissant sur les actionnaires de ces entreprises : États, fonds de pension et investisseurs éthiques.
Olivier Petitjean
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Photo : OBT cc by-sa