La « mission flash » de l’Assemblée nationale sur « les entreprises pétrolières et gazières et celles du secteur du transport maritime qui ont dégagé des profits exceptionnels pendant la crise » a rendu son rapport la semaine dernière, après avoir tenu ses auditions tout au long du mois de septembre, [1]. Si ces travaux n’ont pas permis d’aboutir à un consensus transpartisan sur la meilleure manière de mettre à contribution les grandes entreprises comme TotalEnergies ou CMA-CGM, ils ont aussi permis de faire émerger certains sujets moins attendus. Et notamment de mettre un peu plus en lumière les dessous de la distribution de carburants en France.

Outre TotalEnergies, au centre des débats sur les « superprofits », les députés ont également auditionné ses concurrents en France, comme AVIA, Shell France ou les enseignes du supermarché. Tous ont profité de l’occasion pour accuser TotalEnergies de concurrence déloyale. En cause ? La « ristourne » mise en place par le groupe pétrolier en complément de la ristourne gouvernementale, qui lui aurait permis de renforcer ses positions sur le marché français à leur détriment.

Concurrence déloyale

Pour rappel, lorsque le gouvernement a annoncé sa « ristourne » de 15 centimes par litre à la pompe à compter d’avril 2022, Total a annoncé une remise supplémentaire de 10 centimes. Cette remise a ensuite été prolongée et augmentée, pour se porter à 20 centimes par litre, complétant la remise gouvernementale portée désormais 30 centimes d’euros. Soit 50 centimes en tout. Ces annonces successives ont été présentées par le groupe pétrolier et par le gouvernement comme un substitut à la taxation des superprofits : que TotalEnergies choisissait volontairement de faire un geste envers ses clients, cela montrait bien qu’il n’y avait besoin de prendre des décisions politiques plus radicales. Patrick Pouyanné, lors de son audition par la mission flash, a ainsi fait valoir que les Français « voient directement la traduction de superprofits de TotalEnergies à la pompe et en profitent ».

En plus de soigner son image, son groupe a aussi profité économiquement de l’opération. La fréquentation des stations-service TotalEnergies a explosé, créant de longues files d’attente partout en France. La fréquentation de certaines stations aurait augmenté de 80%, créant des tensions d’approvisionnement. Ces tensions, s’ajoutant à la grève actuelle dans les raffineries, expliquent les pénuries constatées aujourd’hui.

Les fournisseurs concurrents ont déploré des pratiques de concurrence déloyale, « une vraie distorsion de concurrence » selon les mots de Michel-Édouard Leclerc sur BFMTV. Le coût pour TotalEnergies a été estimé par Patrick Pouyanné lors de son audition par la mission flash à 500 millions d’euros. Son groupe peut certes se le permettre. Il a affiché un résultat net de 16 milliards d’euros en 2021, suivi d’un profit de 18 milliards pour le seul premier semestre 2022 grâce à ce que le PDG a qualifié de « contexte favorable »... à savoir la guerre en Ukraine.

Domination sur toute la chaîne

C’est aussi et surtout parce que TotalEnergies, contrairement à ses concurrents, produit et raffine son propre pétrole, et dispose d’une grande latitude pour en fixer le prix. Elle est - avec ExxonMobil/Esso - la seule société en France présente sur toute la chaîne de valeur, ce qui lui permet de fournir directement ses stations-services depuis ses propres raffineries. Le groupe a accordé sa ristourne à ses clients directs, mais pas à ses clients professionnels, ni aux autres fournisseurs ou pompistes indépendants, malgré leur demande en ce sens.

La pratique est-elle légale ? Les concurrents accusent TotalEnergies de « pratique discriminatoire ». À les entendre, TotalEnergies utiliserait sa position dominante dans le raffinage en France pour biaiser le marché des stations-services, en apparence plus concurrentiel. Quant à Patrick Pouyanné, il « ne comprend pas » le débat que soulèvent ses concurrents. Il ajoute que « quand les concurrents des grandes surfaces font des prix d’achats (…) avec des bons d’achats dans leurs magasins, nous ne nous plaignons pas ». Patrick Pouyanné assure que son groupe respecte les règles internationales en matière de prix de transfert (le prix auxquels une entreprise vend ses biens à services à des entreprises filiales), et qu’il ne vend pas son carburant raffiné plus cher à ses concurrents. Il déclare toutefois financer la ristourne par les marges issues de son activité raffinage, assumant la décision stratégique de ne tirer aucun gain de la vente de carburant, et précisant que seule la revente à perte étant interdite « et pas la vente ».

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Avec la bénédiction du gouvernement, le champion pétrolier a pu échapper aux demandes de taxation des superprofits en mettant en place une « ristourne » que lui seul pouvait se permettre, et qu’il a au moins en partie compensé en prenant sur les parts de marché de ses concurrents. Pire encore : selon Patrick Pouyanné, le groupe a donc financé l’opération en utilisant les marges de son activité de raffinage en France. Cela fait justement des années que TotalEnergies justifie de ne pas payer d’impôts en France en expliquant que ses activités sur le territoire national – raffinage et stations-services – ne sont pas profitables. Avec la « ristourne », cela risque fort de continuer à être le cas pour les années qui viennent. Comme substitut à la taxation des superprofits, on pourrait faire mieux.

Chiara Pignatelli, avec Olivier Petitjean

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Photo : Laurent Grassin CC by-sa