Il pourrait sembler évident que ces mastodontes de la mondialisation que sont les banques et les grands fonds d’investissement doivent rendre compte des conséquences de leurs activités, au même titre que les autres acteurs économiques. On sait, par exemple, qu’ils jouent un rôle majeur dans le financement de grands projets controversés et plus généralement dans la poursuite de l’exploitation de nouveaux gisements de charbon, de pétrole et de gaz en dépit de l’urgence climatique [1]. BNP Paribas fait même aujourd’hui, à ce titre, l’objet d’une plainte déposée par les Amis de la Terre, Oxfam et Notre affaire à tous.
L’Europe s’apprête à adopter une directive sur le devoir de vigilance des multinationales. La version finale du texte, qui fait suite à la loi française de 2017 (lire notre dossier Devoir de vigilance), est actuellement en cours de négociation dans le cadre des « trilogues », des discussions secrètes entre représentants du Conseil de l’UE (qui regroupe les Etats membres) et du Parlement européen, sous l’égide de la Commission. L’enjeu est de taille parce que la mouture du texte votée par le Parlement fin mai est, comme souvent, plus ambitieuse que celle adoptée par le Conseil à la fin de l’année 2022. Et ce, notamment, sur un point crucial : l’inclusion ou non des services financiers dans le périmètre de la directive.
Cette inclusion semble tellement évidente que personne ou presque ne s’était même posé la question avant que fin novembre 2022, dans les dernières heures des discussions au niveau du Conseil de l’UE, un État membre au moins exige soudain que le secteur financier soit mis en dehors du champ de la directive. Et pas n’importe quel Etat membre : la France, comme l’avait montré Mediapart. Les représentants français s’étaient alors lancés dans une démarche assez étrange de déni, signe probable d’un certain malaise. Il n’en reste pas moins que de nombreux témoignages et des documents internes du Conseil établissent que la France a bien poussé en ce sens.
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Les dessous d’une position controversée
Une question demeure ouverte : pourquoi ? Rien dans les échanges de ses représentants avec les associations ou le secteur de la finance responsable ne laissait présager une telle position. Les témoignages complémentaires recueillis par l’Observatoire des multinationales pointent dans une direction en particulier : celle de BlackRock. Le plus grand fonds d’investissement au monde, pesant 8 600 milliards de dollars, et très présent à Bruxelles (lire notre rapport à ce sujet), s’est lancé dans une croisade ouverte pour être entièrement exclu du champ de la directive, alors même qu’une grande partie du secteur financier adoptait – en public au moins – une position plus conciliatrice. Selon les mêmes sources, la réceptivité de la France vis-à-vis des exigences de BlackRock serait directement liée à la volonté d’Emmanuel Macron et du gouvernement, soutenus par tout le gratin du monde des affaires, de rendre la place de Paris la plus « attractive » possible pour les grands financiers américains, dans le contexte des relocalisations d’emplois post-Brexit.
La réceptivité de la France vis-à-vis des exigences de BlackRock serait directement liée à la volonté de rendre la place de Paris la plus « attractive » possible pour les grands financiers américains.
À l’appui de ces témoignages, on ne peut manquer de noter que la proximité de BlackRock avec les autorités et les régulateurs financiers français – y compris les personnes mêmes chargées de gérer le dossier « devoir de vigilance européen » - est bien réelle, et pas seulement fantasmée. Elle se matérialise par exemple par des « portes tournantes » ou encore par la participation à des groupes de travail de Bercy. En l’absence de transparence sur les décisions françaises au niveau de l’UE et sur l’influence des acteurs économiques sur ces décisions, impossible de conclure de manière irréfutable. Nous avons demandé sans succès à la Représentation française à Bruxelles et à Bercy de rendre publics les réunions et autres échanges avec des représentants d’intérêts qui ont motivé la position qu’ils ont prise. Une fois de plus, l’opacité est un moyen commode d’éviter qu’on ne pose trop de questions dérangeantes sur les influences qui ont pesé sur les positions françaises à Bruxelles.
Devoir de vigilance : l’hypocrisie du gouvernement français
En public, la France et ses représentants affichent un soutien sans faille au devoir de vigilance et ne manquent pas une occasion de rappeler que la France a été pionnière dans ce domaine avec sa législation adoptée en 2017. La loi française est de fait l’une des seules au monde à rendre possible de poursuivre devant les tribunaux une multinationale pour des violations graves des droits humains ou de l’environnement commises par ses filiales ou ses fournisseurs et sous-traitants. La première ministre Elisabeth Borne l’a encore dit à l’Assemblée le 29 novembre dernier, au moment même où la France poussait pour l’exclusion du secteur financier de la directive, en réponse à une question du député Dominique Potier.
Les responsables français ont toujours été au mieux tièdes sur le devoir de vigilance, et souvent carrément hostiles.
C’est oublier un peu vite que les responsables français ont toujours été au mieux tièdes sur le devoir de vigilance, voire nettement hostiles. La proposition de loi a été finalement validée dans les dernières heures du quinquennat de François Hollande, grâce à l’obstination de la poignée de parlementaires et des organisations de la société civile qui l’avaient déposée au bureau de l’Assemblée en 2013. Les milieux d’affaires, emmenés par l’Association française des entreprises privées (Afep), lobby du CAC40, avaient mené une véritable guerre de tranchée contre son adoption, bénéficiant d’une oreille très réceptive à Bercy. Il avait fallu le départ d’Emmanuel Macron, opposant notoire, de Bercy pour que Michel Sapin donne enfin son feu vert.
Le moins que l’on puisse dire est que, depuis, l’administration n’a pas fait preuve d’une énergie folle pour faciliter la mise en œuvre d’une loi dont elle n’avait pas été à l’origine. Bercy a toujours refusé, par exemple, de rendre publique une liste des entreprises assujetties aux obligations prévues par la loi, et n’a jamais fait aucun geste pour s’assurer que lesdites obligations étaient respectées. C’est la société civile qui a dû se charger, autant qu’elle le peut, de faire vivre la loi.
Une directive pour encadrer la responsabilité des multinationales
Pour s’opposer au devoir de vigilance, les lobbys patronaux et une partie du gouvernement avaient argumenté qu’il ne faisait aucun sens de développer une telle législation dans un seul pays, et qu’en rendant ainsi ses entreprises vulnérables, la France ne ferait que « se tirer une balle dans le pied ». En réalité, l’adoption de la loi française a engendré un effet de cliquet décisif qui a mis en branle des législations similaires dans le reste de l’Europe, y compris récemment en Allemagne.
C’est sans doute pourquoi la Commission européenne a fini par prendre l’affaire en main, répondant en cela à la fois à la pression de la société civile mais aussi sans doute au souci de disposer d’une législation harmonisée à l’échelle de l’Union. Initialement, le projet de directive était du seul ressort du commissaire à la Justice Didier Reynders. Les industriels ont poussé un gros ouf de soulagement lorsque le dossier a été mis sous la co-tutelle de Thierry Breton, le commissaire français au Marché intérieur, lui-même issu du monde des grandes entreprises. L’Afep a salué « l’implication de la DG Grow [celle de Thierry Breton] pour prendre en compte la perspective du monde des affaires ».
Après un processus de consultation, l’exécutif européen a fini par publier sa proposition de directive en février 2022. Comme cela avait été le cas au niveau français, le texte a fait l’objet d’une féroce bataille de lobbying, d’autant plus vive que c’était cette fois l’ensemble du continent européen et au-delà qui étaient concernés. Cette bataille, qui a été documentée ailleurs [2], s’est ensuite poursuivie au niveau du Conseil de l’UE et du Parlement, chargés d’approuver le texte chacun de leur côté avant de se mettre d’accord sur la version finale dans le cadre des « trilogues » déjà mentionnés.
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Déjà au centre de la contestation de la loi française sur le devoir de vigilance, l’Afep a poursuivi le combat au niveau européen. Comme en France avec le Medef, elle s’est positionnée en « experte » alimentant le lobby patronal BusinessEurope en arguments pour combattre le principe même de la directive et, une fois que ce combat a été perdu, pour en minimiser la portée – voire, si possible, l’utiliser pour se débarrasser des aspects les plus dérangeants de la législation française en place.
Pour faire valoir ses positions, l’Afep a enchaîné les rendez-vous au sein des institutions européennes. Elle rencontre notamment Veronica Gaffey du Regulatory Scrutiny Board, acteur clé dans le processus législatif européen dès novembre 2020, outrepassant le fait que le RSB ne soit pas censé s’entretenir avec les lobbyistes sur des dossiers spécifiques. S’ajoute à cela, plusieurs autres rendez-vous avec certains membres des cabinets des commissaires européens entre 2021 et 2022.
Le lobby du CAC40 semble aussi avoir bénéficié d’une écoute plus qu’attentive de la part des représentants français à Bruxelles. L’Observatoire des multinationales a obtenu du Conseil de l’UE un certain nombre de documents sur les positions prises par les États membres, dont la France, sur le texte de la directive, et nous les avons comparées avec les notes de positions de l’Afep. Résultat ? De la restriction du devoir de vigilance à la chaîne de valeur en amont (sur laquelle nous revenons plus bas) jusqu’à la réduction de la fréquence des contrôles ou au besoin de privilégier des approches « basées sur les risques », on découvre de nombreuses similitudes entre les deux séries de documents. Dans deux cas, les représentants français ont même repris mot pour mot les arguments de l’Afep. Il s’agit, certes, de points relativement mineurs, mais ces « copier-coller » suggèrent que les arguments de l’Afep ont été étudiés de très près.
Climat, aval : l’art de réduire la portée d’une législation
Les positions de la France au Conseil et de l'Afep convergent sur des points essentiels, au centre de la tentative des lobbys de restreindre le champ d'application de la directive.
Les positions de la France au Conseil et de l’Afep convergent également sur des points essentiels, au centre de la tentative des lobbys de restreindre le champ d’application de la directive « devoir de vigilance ». Premier point de contention : l’inclusion du climat dans le périmètre de la directive. De fait, certaines des actions en justice les plus emblématiques initiées dans le cadre de la loi française sur le devoir de vigilance portent précisément sur la responsabilité de TotalEnergies, en tant que major pétrolière, et de BNP Paribas, en tant que financeur des énergies fossiles, dans la crise climatique. Inutile de dire que les industriels de tout le continent et au-delà – et pas seulement les groupes français - ont fait flèche de tout bois pour éviter d’ouvrir encore un peu plus la boîte de pandore.
Comme d’autres, l’Afep a d’abord défendu l’exclusion pure et simple du climat du champ de la directive dans sa réponse à la consultation publique lancée par la Commission européenne, argumentant que le changement climatique est un phénomène global qui ne peut être la charge d’un seul acteur [3]. Le texte finalement mis sur la table par l’exécutif européen se limite à imposer aux entreprises d’établir un plan d’action climatique, sans contrôle de sa mise en œuvre effective et sans obligation contraignante de s’aligner sur les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre prévues dans l’Accord de Paris. D’après les documents rendus publics par le Conseil de l’UE, c’était aussi la position défendue par la France, tout comme de nombreux lobbys. Les députés européens ont tenté de renforcer quelque peu ces dispositions, mais il reste à voir si les modestes avancées obtenues survivront aux trilogues.
Un deuxième sujet de débat concernait un point de vocabulaire en apparence anodin, mais tout aussi crucial que le précédent : la notion de « chaîne d’activités », qui a fait son apparition dans le texte de la directive proposé par le Conseil de l’UE. Inconnue jusqu’alors du droit international et européen, cette notion est le résultat d’un de ces compromis dont Bruxelles a le secret. Le premier projet de directive énonçait que la responsabilité potentielle des multinationales portait sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, autrement dit l’ensemble des activités relatives à la production de biens ou à la prestation de services d’une entreprise (« chaîne d’approvisionnement »), mais aussi toutes les activités relatives à la vente ou la distribution du bien ou du service et son utilisation par les consommateurs. Pour les représentants industriels, dont l’Afep, c’était beaucoup trop : ils ont plaidé pour restreindre le champ de responsabilité des sociétés mères et donneurs d’ordre seulement au premier rang de leurs fournisseurs et sous-traitants, et pour exclure totalement les utilisations des biens et services qu’ils commercialisent.
Comme en témoignent les diverses notes de position adressées au Conseil lors des négociations, ils ont été rejoints sur ce point par la France, qui a explicitement demandé le retrait de la notion de chaîne de valeur pour s’en tenir exclusivement à la « chaîne d’approvisionnement », c’est-à-dire l’amont. Les représentants français à Bruxelles ont même prétendu que la loi domestique de 2017 ne couvrait pas l’utilisation des produits et services – alors que le texte législatif n’inclut aucune restriction de ce type et que des procédures ont bien été initiées dans ce cadre qui visaient l’aval de la chaîne de valeur. L’enjeu est effectivement extrêmement sensible pour beaucoup de secteurs industriels cruciaux pour la France et ses exportations, à commencer par les industries d’armement et de surveillance et le nucléaire.
La « chaîne d’activités », notion venant remplacer celle de chaîne de valeur dans la position du Conseil de l’UE, est ainsi le résultat d’un compromis adopté entre les Etats membres frileux, dont la France fait partie, et ceux prônant une interprétation plus large, comme les Pays-Bas. Ce terme hybride comprend ainsi une partie de l’amont et une faible partie de l’aval de la chaîne de valeur de l’entreprise, ce qui revient à considérablement affaiblir le champ d’application de la directive.
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Joker pour les services financiers
Mais là n’était pas encore le coup le plus inattendu porté à la directive par la France. À la fin du mois de novembre 2022, alors que le Conseil était sur le point de rendre sa position, un autre sujet est soudain arrivé sur la table : celui de l’exclusion potentielle de l’ensemble des services financiers du champ d’application du devoir de vigilance. Une omission de taille au vu de l’importance économique du secteur, et du rôle clé des grandes banques et autres fonds d’investissement dans le financement de toute l’économie mondiale et particulièrement des secteurs les plus controversés et problématiques.
Les ONG actives sur le dossier témoignent toutes ne pas avoir vu venir l’estocade. Certaines ont échangé avec les représentants de la France à Bruxelles dans les semaines précédentes sans que le sujet soit même mentionné. Et pourtant, c’est bien la France qui semble avoir joué un rôle moteur pour faire exclure l’essentiel du secteur financier du devoir de vigilance, comme cela avait été expliqué dans un article de Mediapart.
À l’époque, le gouvernement s’est engagé dans une étrange politique de déni, Bercy allant jusqu’à publier un communiqué de presse indigné, rappelant comme de juste que « la France est le pays pionner en matière de devoir de vigilance des entreprises » avant de dénoncer une « fausse information », et jusqu’à interpeller directement sur les réseaux sociaux les activistes qui dénonçaient publiquement la position de Paris. Pourtant, les documents rendus publics par Mediapart, ainsi que les autres documents du Conseil auxquels nous avons pu avoir accès depuis, confirment que la France a bien demandé que les services financiers, explicitement mentionnés dans le texte initial, soient exclus du champ de la directive. Ce qui revient bien à faire en sorte qu’une banque ou un fonds d’investissement ne puissent jamais être mis en cause pour leurs soutiens financiers à une entité responsable de graves violations des droits humains ou de l’environnement, qu’il s’agisse d’investissements, de crédit, ou encore de souscriptions et d’acquisitions d’obligations. Et donc qu’il ne puisse jamais y avoir d’autre procédure comme celle engagée en France contre BNP Paribas.
Le déni de Bercy témoignerait-il d’un certain embarras ou de différences d’opinion parmi les représentants français ? Tous les témoignages que nous avons recueillis, qu’ils émanent de représentants au Conseil, d’ONG ou de membres de structures de lobbying, s’accordent pour souligner la position très rétrograde défendue par la France sur le sujet, même par comparaison avec des pays comme l’Irlande ou le Luxembourg, souvent montrés du doigt sur les questions de régulation financière. Au final, devant les réticences de certains pays, le texte voté par le Conseil n’exclut pas purement et simplement les services financiers, mais il laisse leur inclusion ou non à la discrétion de chaque État membre – ce qui n’est pas beaucoup plus rassurant.
La croisade de BlackRock
Comment expliquer cette position de la France ? Un premier élément de réponse, déjà mis en avant par d’autres journalistes, est de souligner l’influence des grandes banques comme BNP Paribas et Société générale sur le gouvernement. Leur proximité, en particulier, avec Bercy s’incarne dans les nombreuses « portes tournantes » entre les grandes banques, le ministère et les autorités de régulation, et dont le meilleur symbole est la nomination de Marie-Anne Barbat-Layani, ancienne patronne du lobby bancaire français, à la tête de l’Autorité des marchés financiers. Entre-temps et auparavant, elle avait travaillé au Crédit agricole, à Bercy et... à la Représentation française auprès de l’UE. Un cas loin d’être isolé, les passerelles entre Bercy et le secteur privé passant souvent par Bruxelles.
Il est clair que les grands acteurs de la finance française avaient tout à gagner de cette exclusion. L’Afep elle aussi avait mis le sujet sur la table dans sa campagne de lobbying sur la directive, en soulignant que des règles trop strictes sur la responsabilité des investisseurs pouvaient « décourager l’accès au marchés régulés de capitaux » alors que les entreprises françaises ont besoin de capitaux pour pouvoir faire face à la compétition mondiale [4]. Un argument auquel le gouvernement français, soucieux depuis longtemps du « retard » français en matière de développement des marchés financiers et de la capitalisation de ses champions nationaux, ne pouvait qu’être sensible.
BlackRock s'est lancé dans une véritable croisade contre la directive « devoir de vigilance », dans laquelle il voyait une menace directe pour son modèle.
Mais une autre influence, plus inattendue, semble s’être exercée sur les représentants français à Bruxelles – celle du secteur financier américain et en particulier de BlackRock. Le fonds d’investissement s’est en effet lancé dans une véritable croisade contre la directive « devoir de vigilance », dans laquelle il voyait une menace directe pour son modèle de financement passif et éparpillé dans des milliers d’entreprises différentes. Il a oeuvré contre l’inclusion des investisseurs dans la directive au sein des lobbys de la finance à Bruxelles, où il est extrêmement influent comme l’Observatoire des multinationales l’avait montré dans un rapport avec Reclaim Finance. Depuis des années, BlackRock s’y démène pour imposer aux autres acteurs ainsi qu’aux autorités européennes sa conception de la finance climatique et plus largement de la responsabilité des investisseurs – reposant sur des critères et des indicateurs volontaires qu’il a lui-même conçus. Un projet auquel la directive portait directement atteinte.
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Concernant le devoir de vigilance, toutefois, le secteur financier dans son ensemble était en fait plutôt divisé. Certains acteurs importants semblaient plutôt disposés à accepter que leurs activités soient couvertes dans une certaine mesure par le texte, ne serait-ce que pour clarifier leurs responsabilités dans ce domaine. Selon nos informations, BlackRock a fini par se lasser des atermoiements des lobbys de la finance à Bruxelles à travers lequel le fonds exerce traditionnellement son influence, notamment l’EFAMA (European Fund and Asset Management Association), trop timide à son goût. Il s’est lancé à partir de l’été dans une campagne directe et via une structure de lobbying à sa botte, l’ICI (Investment Company Institute). BlackRock et l’ICI auraient été frapper aux portes de la Commission et de certains États-membres [5] pour obtenir l’exclusion des investisseurs du champ de la directive, jusqu’à obtenir finalement une réponse favorable de la France.
Un soupçon impossible à vérifier étant donné que ni la Représentation française à Bruxelles, ni les services de Bercy et du Secrétariat général aux affaires européennes à Paris ne rendent publics leurs contacts avec des représentants d’intérêts ni la teneur de ces contacts. Nos demandes d’accès aux documents administratifs pertinents sont restées sans réponse. Nous avons saisi la CADA, et la procédure est en cours.
En 2022, BlackRock a fait une recrue utile en embauchant Julie Ansidei, l’ancienne responsable de l’unité « Stratégie et finance durable » de l’Autorité des marchés financiers.
Ce qui est sûr, c’est que des passerelles existent bien entre BlackRock et les autorités françaises autour de ce dossier. Victor van Hoorn, le chef du bureau bruxellois de l’ICI qui a mené la bataille sur le devoir de vigilance à partir de l’été 2022, connaît bien Bercy puisqu’il siège au comité du Label ISR (Investissement socialement responsable). De nationalité française et néerlandaise, il était auparavant le directeur d’Eurosif, le lobby européen de l’investissement responsable. Toujours en 2022, BlackRock a fait une autre recrue utile en embauchant Julie Ansidei, l’ancienne responsable de l’unité « Stratégie et finance durable » de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Elle est désormais la directrice de la durabilité du fonds. Une stratégie appliquée aussi au niveau de l’Union, puisque ICI Global a récemment recruté Max Langeheine, ancien directeur en charge de la stratégie de régulation au sein de la direction générale de la Commission européenne sur les services financiers. Tout comme Victor von Hoorn, il travaillait auparavant pour le cabinet de relations publiques Hume Brophy.
L’obsession post-Brexit
Nous avons donc des suspects et un modus operandi. Il nous manque encore le mobile. Là encore, toutes les sources sont unanimes. Si la France a fait preuve d’une telle complaisance à l’égard de BlackRock et de ses grandes banques, c’est en raison de l’obsession partagée au plus haut niveau de l’État et des milieux d’affaires : profiter du Brexit pour faire de Paris la première place financière européenne et attirer les établissements américains qui vont progressivement quitter la City pour s’installer dans l’Union.
Le patron de JP Morgan, Jamie Dimon a discrètement reçu la légion d'honneur des mains d'Emmanuel Macron le 29 novembre 2022, au moment même où se négociait le compromis final sur les services financiers au Conseil européen.
Dès le référendum de 2016, cette politique d’attractivité a été érigée en priorité nationale. Pour le gouvernement et les cadres du secteur financier, qu’ils soient dans les ministères et les autorités de régulation ou du côté du privé, l’enjeu est central – aussi central que le sont, dans un autre domaine, la relance du nucléaire ou les exportations d’armes. Depuis l’introduction de facilités fiscales pour attirer les traders à la créations de nouveaux lycées internationaux dans la région parisienne en passant par un coup de frein généralisé sur les régulations financières, rien n’est assez bon pour attirer les traders et les géants de Wall Street (lire notre enquête Le Brexit et le lobby financier). Leurs patrons sont reçus en grande pompe à l’Elysée. Si Emmanuel Macron a multiplié les rencontres avec Larry Fink, le patron de BlackRock, ce n’était pas seulement pour écouter ses conseils sur la réforme des retraites, mais aussi et surtout sur les moyens de rendre la place parisienne la plus attractive possible pour la finance mondiale – en évitant les régulations et les réformes qui risqueraient de décourager leur venue. De même pour le patron de JP Morgan, Jamie Dimon. Ce dernier a d’ailleurs discrètement reçu la légion d’honneur des mains d’Emmanuel Macron le 29 novembre dernier, au moment même où se négociait le compromis final sur les services financiers au Conseil européen.
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Cela n’a certainement pas aidé que, contrairement à ce qui a été le cas pour d’autres pays, le dossier de la directive « devoir de vigilance » ait été entièrement pris en charge par Bercy, et que les autres ministères (Justice, Ecologie) soient restés très peu impliqués. Le responsable du dossier à Bercy venait de passer plusieurs années à la Représentation permanente à Bruxelles en charge des services financiers. Un autre est un ancien attaché à l’ambassade de Londres revenu à Paris dans le bureau « Politique commerciale, stratégie et coordination », où il était co-responsable du projet « Brexit ».
Peut-être finirons-nous par avoir accès aux informations et documents sur l’élaboration de la position de la France au Conseil de l’UE qui nous permettront de connaître un jour le fin mot de l’histoire. Pour l’instant, c’est une opacité totale qui prévaut dans ce domaine. Les processus de prise de décision de la France sur les questions européennes sont une boîte noire impossible à déchiffrer même pour les parlementaires, et à plus forte raison pour les citoyens. En conséquence, les responsables français peuvent défendre les intérêts des industriels à Bruxelles sans avoir à se justifier ni à rendre de comptes – pire, ils peuvent dénier publiquement avoir défendu ces positions.
Olivier Petitjean, avec Alizé Despeaux et Lora Verheecke
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Photo : Thomas Hawk cc by-nc