04.07.2023 • Echangisme

Du public au privé en passant par Bruxelles

La Représentation française auprès de l’Union européenne apparaît comme un véritable vivier de portes tournantes entre secteur public et secteur privé, à tous les échelons hiérarchiques.

Publié le 4 juillet 2023 , par Olivier Petitjean

On dénonce souvent le poids et l’influence des lobbys à Bruxelles, mais parmi les institutions européennes, la moins transparente est sans doute le Conseil de l’Union européenne, où les États membres se retrouvent à huis clos pour négocier des compromis ou défendre les intérêts de certains champions nationaux. C’est la Représentation de la France à Bruxelles qui est chargée de mener ces discussions, en ligne directe avec l’Élysée et le ministère des Finances, et qui se retrouve régulièrement à prendre, au nom des compromis diplomatiques, des positions contraires à celles qui avaient été annoncées par les ministres.

La proximité de la Représentation française à Bruxelles avec les milieux d’affaires n’est plus à démontrer. En 2021, la presse avait montré comment elle avait repris à son compte mot pour mot, sur les questions de transparence fiscale, une note rédigée initialement par le Medef. L’Observatoire des multinationales avait également montré à quel point les grands industriels avaient été associés à la préparation et à la conduite de la Présidence française du Conseil de l’UE (PFUE) au premier semestre 2022. Ce sont les mêmes ingrédients que nous avons retrouvé en enquêtant sur l’étrange exclusion des services financiers, à la demande de la France, de la directive européenne sur le devoir de vigilance : des positions reprises mot pour mot des documents des lobbys, et une oreille plus qu’attentive aux exigences du secteur financier français ou international.

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Cette proximité avec le secteur privé s’explique sans doute en partie par une pratique plus assidue qu’ailleurs des « portes tournantes », ces échanges de personnel entre secteur public et secteur privé, régulateur et régulés, une pratique solidement enracinée dans la bulle bruxelloise qui est également en train de devenir la norme en France.

La meilleure illustration de cette propension à l’échangisme public-privé est évidemment le cas du diplomate Pierre Sellal, deux fois Haut représentant de la France à Bruxelles de 2002 à 2009, puis de 2014 à 2017, et encore régulièrement présenté aujourd’hui comme le meilleur spécialiste français des arcanes des institutions européennes. Après avoir siégé, en même temps que ses fonctions officielles, au conseil d’administration d’EDF, il est aujourd’hui aller « pantoufler » au sein du cabinet d’avocats d’affaires August Debouzy, l’un des plus importants de la place parisienne qui est en train d’étendre ses activités bruxelloises.

Si ce pantouflage ressortit en partie à des traditions anciennes bien ancrées en France pour d’anciens hauts fonctionnaires qui atteignent l’âge de la retraite, les portes tournantes que l’on observe aux échelons inférieurs de la hiérarchie de la Représentation ressortissent davantage aux habitudes bruxelloises. De nombreux conseillers viennent du secteur privé et y retournent au bout de quelques années. L’Observatoire des multinationales en a fait un décompte non exhaustif lorsque nous avons enquêté sur la préparation de la PFUE, et la pratique n’a pas cessé depuis.

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Bruxelles, nid de pantoufleurs

Dans le secteur de l’énergie, par exemple, un conseiller à la représentation française à Bruxelles a par exemple travaillé pour TotalEnergies et d’anciens conseillers en énergie sont devenus lobbyistes pour Engie, Arianespace et EDF Renouvelables. Une ancienne employée de EASE, un lobby qui a pour membres EDF, Engie, BASF et d’autres, est aujourd’hui conseillère commerce à la représentation française.

De même pour le secteur financier : d’anciens conseillers sur les questions financières à la représentation travaillent désormais pour la Société générale, Amundi (client d’August Debouzy où travaille M. Sellal) ou encore pour la Fédération bancaire française. Un autre ancien conseiller sur les politiques financières européennes à la représentation permanente est aujourd’hui avocat et associé chez Gide Loyrette Nouel à Bruxelles (qui ont pour clients notamment Avril et KPMG). Dans le cadre de ses nouvelles fonctions, il a eu un rendez-vous de lobbying avec un député européen français, Gilles Boyer (Renew), sur le règlement de Bâle.

Et ainsi de suite. Un conseiller en matière de justice et d’affaires intérieures a travaillé pour Safran pendant dix ans. Dans le sens inverse, en janvier 2020, le responsable au marché intérieur au sein du bureau Union européenne du Premier ministre a quitté son poste pour prendre la tête du bureau bruxellois de Safran, pour piloter le lobbying auprès des institutions européennes. Le responsable du bureau bruxellois d’Orange, le géant français des télé- communications (depuis 2020) a été conseiller à la représentation permanente française à Bruxelles entre 2012 et 2020. Il y a travaillé sur les politiques européennes liées au numérique et aux services postaux. Le nouveau conseiller aux sports de la représentation permanente travaillait, d’août 2019 à novembre 2021, sur les affaires européennes pour le MEDEF.

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Les autres institutions françaises en charge des questions européennes sont également concernées par les portes tournantes. Un ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires européennes et conseiller du ministre des Affaires étrangères est par exemple aujourd’hui le premier vice-président chargé des affaires européennes d’EDF. Au sein du Secrétariat général aux affaires européennes du Premier ministre français (SGAE), le chef adjoint de la section de la concurrence et des aides d’État a fait des allers-retours dans les secteurs privés, travaillant trois fois depuis 2016 dans trois cabinets d’avocats différents. Au ministère de la Culture, la conseillère pour les questions européennes et internationales a été responsable des affaires européennes de Canal+ de 2007 à 2015. Elle a ensuite travaillé à la représentation permanente française à Bruxelles de 2015 à 2020 en tant que conseillère pour la culture, l’audiovisuel et le droit d’auteur.

Il suffit d’examiner la carrière des plus éminents pantoufleurs d’aujourd’hui pour s’apercevoir que la propension de la Représentation française à Bruxelles à favoriser les portes tournantes n’est pas nouvelle. La récente nomination de Marie-Anne Barbat-Layani à la tête de l’Autorité des marchés financiers a fait couler beaucoup d’encre, parce qu’elle avait été quelques années la patronne de la Fédération bancaire française (FBF), principal lobby de la finance en France. Spécialiste des allers-retours entre Bercy et le secteur privé, elle a passé quelques années à la Représentation à Bruxelles. C’est également le cas de son adjoint et successeur par intérim à la tête de la FBF, Benoît La Chapelle de Bizot. Il est vrai que les passerelles sont étroites entre la Représentation française à Bruxelles et la direction du Trésor à Bercy – un autre haut-lieu de circulation public-privé. Le chemin du secteur au secteur privé semble souvent passer, à un moment ou un autre, par Bruxelles.

OP

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Photo : Jessica Patterson cc

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