04.07.2023 • Transparence

La boîte noire de la France à Bruxelles

Qui décide pour la France à Bruxelles ? À plusieurs reprises déjà, par le passé, les représentants du gouvernement français auprès des institutions européennes se sont fait remarquer par des positions apparemment à rebours des déclarations officielles de Paris, ou par une dérangeante proximité avec les industriels et les milieux d’affaires.

Publié le 4 juillet 2023 , par Olivier Petitjean

Qui décide pour la France à Bruxelles ? L’exclusion de dernière minute du secteur financier de la directive « devoir de vigilance » pose une nouvelle fois la question. À plusieurs reprises déjà, par le passé, les représentants du gouvernement français auprès des institutions européennes se sont fait remarquer par des positions apparemment à rebours des déclarations officielles de Paris, ou par une dérangeante proximité avec les industriels et les milieux d’affaires. De la réautorisation du glyphosate au devoir de vigilance aujourd’hui, en passant par la lutte contre l’évasion fiscale, c’est une véritable « boîte noire » qui, parce qu’elle échappe au regard démocratique, donne trop souvent la priorité aux intérêts économiques.

On parle beaucoup des décisions politiques et réglementaires prises dans les institutions européennes comme quelque chose de désincarné, sur lequel les « lobbies bruxellois » auraient davantage de prise que les États membres. En réalité, ces derniers y participent directement à travers le Conseil, troisième pilier des institutions européennes, qui doit approuver, en même temps que le Parlement, tous les textes proposés par la Commission. Autrement dit, à travers le Conseil de l’UE, les Etats membres (en coalition) ont le pouvoir d’approuver ou non les législations et les réglementations européennes et, pour les sujets qui doivent faire l’objet de décisions à l’unanimité, ont un pouvoir de veto. Si les votes au Parlement européen sont dominés comme au niveau national par les logiques de parti, les processus de prise de décision au Conseil relèvent davantage de la négociation diplomatique, où l’adoption des textes se monnaie sur le mode du donnant-donnant [1].

« On se demande qui prend les décisions »

Le lien entre les gouvernementaux nationaux et les institutions européennes est assuré par les Représentations permanentes des États membres, autrement dit leurs ambassades à Bruxelles. La représentation française dépend formellement des Affaires étrangères et européennes, mais elle est peuplée de fonctionnaires venus d’autres ministères, et en particulier de Bercy. C’est le Secrétariat général des affaires européennes, placé sous l’égide de Matignon, qui est censé gérer les arbitrages interministériels sur les positions à défendre au niveau de l’UE, mais l’Elysée ne se prive pas d’intervenir directement. Cette multiplicité des institutions impliquées dans les prises de décision ne favorise pas la responsabilité démocratique. « On se demande qui prend les décisions », témoigne un député qui a tenté de suivre un dossier au niveau européen.

Les processus décisionnels de la France à Bruxelles ne sont pas aussi opaques pour les milieux d'affaires que pour les parlementaires et, a fortiori, les journalistes et les citoyens.

Il paraît cependant que la boîte noire n’est pas aussi opaque pour les milieux d’affaires que pour les parlementaires ou, a fortiori, les journalistes et les citoyens. Dès avant l’affaire de l’exclusion soudaine des services financiers de la directive « devoir de vigilance », dont plusieurs éléments suggèrent qu’elle a été directement inspirée par BlackRock et le lobby du CAC40, la Représentation française à Bruxelles a déjà été prise la main dans le sac. En 2021, le média Contexte avait révélé qu’un document de position du gouvernement français sur les nouvelles règles de transparence fiscale de l’UE (appelées « reporting public pays par pays ») était en fait basé sur un document rédigé par le principal expert fiscal du MEDEF et avait été élaboré en lien avec plusieurs lobbies.

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Au demeurant, la Représentation française ne se cache guère d’entretenir des relations étroites avec les entreprises tricolores à Bruxelles, à travers des structures comme le cercle des délégués permanents français pour les affaires européennes (CDPF), qui regroupe les lobbyistes des grandes entreprises tricolores dans la capitale de l’Union. Si l’on peut comprendre que les représentants du gouvernement français se préoccupent de coordonner et faciliter l’action des entreprises nationales dans la bulle bruxelloise – quoiqu’on ne sache pas qu’ils en fassent de même pour les milieux associatifs ou les représentants des travailleurs, par exemple -, ce n’est pas du tout la même chose que de confondre les intérêts commerciaux des entreprises françaises avec l’intérêt général de la France et de l’Europe, et de défendre les premiers au nom du second. Or, dans l’opacité qui caractérise les prises de décisions officielles de la France sur les dossiers européens, la frontière entre les deux semble ne pas exister du tout.

Une Représentation sans responsabilité ?

Que ni la Représentation française à Bruxelles ni le SGAE ne fasse preuve de transparence sur leurs contacts avec leurs représentations d’intérêts n’aide évidemment pas. En préparant notre enquête sur le sort réservé à la directive « devoir de vigilance », nous leur avons demandé de faire la lumière sur ces contacts, en accord avec les principes de la loi sur l’accès aux documents administratifs et dans l’esprit des règles européennes sur le droit à l’information. Nos demandes étant restées sans réponse, nous avons saisi la Commission sur l’accès aux documents administratifs.

Le seul moment où la Représentation française à Bruxelles a consenti à laisser filtrer quelques informations sur ce sujet a été la préparation de la Présidence tournante de la France au premier semestre 2022. Pendant quelques mois, elle a mis en ligne une page où elle consignait les rendez-vous du Haut représentant de la France et de son adjoint, et seulement eux. Nous avions analysé ces rendez-vous dans le cadre de notre enquête sur la PFUE, en montrant que ces rendez-vous étaient presque exclusivement avec des représentants de l’industrie. Immédiatement après la PFUE, cette page a été effacée.

Lire aussi Une présidence sous influence

Cette opacité contraste avec les pratiques d’autres représentations permanentes à Bruxelles. D’autres États membres, comme l’Irlande et l’Italie, publient de manière proactive et permanente une liste des rendez-vous de lobbying de leurs représentants auprès de l’UE et de leurs adjoints. Les Pays-Bas tiennent même une liste complète des rendez-vous de lobbying de tous les fonctionnaires de leur représentation permanente, et non seulement au plus haut niveau. Au cours des deux années allant jusque juillet 2020, les lobbyistes du monde des affaires ont eu plus de 570 rendez-vous avec la représentation permanente néerlandaise, près de quatre fois plus que les ONG [2]. Quant à la Représentation permanente de la Suède, qui assurait la présidence tournante de l’UE au premier semestre 2023, non seulement elle a répondu systématiquement de manière positive à nos demandes d’information, mais elle le faisait régulièrement dans la journée !

La « diplomatie » a bon dos s'il s'agit simplement de travailler étroitement avec les milieux d'affaires et leurs lobbys loin des regards du public.

La France est traditionnellement beaucoup plus frileuse sur les enjeux de transparence et de responsabilité démocratique, s’abritant derrière les traditions diplomatiques et la nécessité de protéger la confidentialité des négociations. Mais la « diplomatie » a bon dos s’il s’agit simplement de travailler étroitement avec les milieux d’affaires et leurs lobbys loin des regards du public en se justifiant du fait du prince. D’autres pays européens – les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Finlande, mais aussi l’Allemagne – ont une approche beaucoup plus ouverte, en donnant au moins aux parlementaires la possibilité de débattre, voire de peser, sur les orientations défendues au niveau européen. Cela ne les empêche pas de défendre leurs « intérêts ». Mais cela empêche peut-être un peu que ces « intérêts » soient confondus, sans contradiction possible, avec ceux des banques et des multinationales qui ont l’oreille des dirigeants.

OP

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Photo : Luc Legay cc by-sa

Notes

[1Un bon exemple est la manière dont la France s’est alliée fin 2021 avec les pays de l’Est pour défendre l’inclusion du gaz dans la Taxonomie verte, en échange de leur soutien pour le nucléaire.

[2Voir Une présidence sous influence pour les sources.

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