Au lendemain du référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016, on aurait pu croire que les dirigeants français n’attendaient que ça. Quelques jours plus tard, ils étaient déjà entrés en campagne. L’objectif ? Attirer les banquiers et les traders de la City à Paris. La sortie programmée du Royaume-Uni de l’Union européenne signifie la fin du « passeport financier », autrement dit de l’accès automatique de l’industrie financière britannique au continent. Et donc la nécessité de relocaliser hors de Londres une partie des 320 000 emplois directs que représente le secteur. La City, ce sont 150 milliards de livres sterling de revenus par an (environ 170 milliards d’euros), dont 20% concernent des activités dans l’Union européenne gérées depuis Londres. Une belle proie en perspective.
Dès le 6 juillet, soit moins de deux semaines après le vote des Britanniques, le premier ministre Manuel Valls annonçait une première série de mesures fiscales et réglementaires visant à rendre la place de Paris plus « attractive » pour les banquiers. Elles ne seront pas les dernières. Côté français, c’est la mobilisation générale. Les représentants de Paris Europlace, le lobby de la Bourse, se rendent tous les mois à Londres ou à New York pour faire les yeux doux à l’industrie financière. Des ministres et des présidents de régions contribuent eux aussi à l’opération séduction. Le tout à grand renfort de comm’ et de campagnes publicitaires plus ou moins subtiles, comme celle de l’automne 2016 jouant sur les clichés pour inviter les Londoniens « fatigués du brouillard » (tired of the fog) à « essayer les grenouilles » (try the frogs).
Non seulement Paris, mais aussi Francfort, Dublin, Amsterdam, Luxembourg, Madrid, Milan et quelques autres se sont mis en tête d’attirer eux aussi une partie des dépouilles de la City. L’un des effets immédiats du Brexit aura été non pas de ressouder l’Europe des « 28-1 », mais plutôt de réveiller l’esprit de rivalité économique, avec la Grande-Bretagne et au sein même de l’Union. Leur cible commune à tous, ce sont essentiellement les géants de Wall Street comme Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan ou Bank of America Merill Lynch, qui avaient auparavant basé l’essentiel de leurs activités européennes à Londres.
Opération séduction
Chaque pays et chaque capitale, chacun selon son style, fait valoir ses avantages pour charmer l’industrie financière ou encourager les grandes entreprises à relocaliser leur siège social. Certains insistent sur le faible niveau de taxation, d’autres sur leur cadre réglementaire, ou d’autres encore sur le climat et la qualité de vie. Banques et multinationales n’ont plus qu’à faire leur « shopping », en faisant miroiter quelques dizaines d’emplois pour obtenir des conditions avantageuses et peser sur les orientations des gouvernements. Ils sont invités partout, partout les bienvenus. Le moindre tweet du patron de Goldman Sachs ou de Google vantant la nourriture française, la liberté britannique ou la stabilité allemande devient un événement...
Just left Frankfurt. Great meetings, great weather, really enjoyed it. Good, because I'll be spending a lot more time there. #Brexit
— Lloyd Blankfein (@lloydblankfein) 19 octobre 2017
Struck by the positive energy here in Paris. Strong govt and biz leaders are committed to economic reform and are well thru the first steps. And the food's good too !
— Lloyd Blankfein (@lloydblankfein) 14 novembre 2017
Un nouveau rapport publié ce jour par l’Observatoire des multinationales avec Corporate Europe Observatory, LobbyControl et SpinWatch dans le cadre du réseau ENCO montre que l’industrie bancaire ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. Les grandes banques européennes et nord-américaines (y compris les françaises BNP Paribas et Société générale) ont profité du Brexit pour soigner leur image et fait plaisir aux leaders politiques en relocalisant quelques postes à Paris. Elles en ont aussi joué pour obtenir toute une série de mesures favorables à leurs intérêts, en France mais aussi au niveau européen, avec par exemple le gel de la taxe sur les transactions financières.
Derrière le Brexit, un Tafta de la finance
Mais dans le même temps, de manière bien plus discrète, elles poursuivent aussi une stratégie de plus long terme, en essayant de façonner les futures relations entre Union européenne et Royaume-Uni à leur avantage. Et notamment d’obtenir ce qu’elles n’ont pu obtenir ni avec le Tafta ni avec le Ceta : la possibilité pour les banques de poursuivre des gouvernements devant des tribunaux d’arbitrage privés en cas de réformes nuisant à leurs intérêts, et un mécanisme de « coopération réglementaire », autrement dit l’élaboration des futures régulations financières au sein de comités opaques largement ouverts aux lobbyistes du secteur privé. Ces deux dispositifs – au centre de la contestation des accords de libre-échange comme le Tafta – n’ont jamais encore été étendus aux services financiers.
Les négociations de l’accord de sortie de la Grande-Bretagne, avec ses rebondissements et ses impasses, ont accaparé toute l’attention ces derniers mois. En ce moment, la City pourrait sembler perdante : elle n’avait, dans sa majorité, pas voulu le Brexit, et elle ne réussira pas à garder son passeport financier européen. Dans les coulisses, cependant, les lobbyistes de la finance se préoccupent déjà de l’étape suivante, à savoir le futur accord commercial qui régira les relations entre les deux rives de la Manche. En jeu : l’avenir à long terme de la régulation financière, en Europe et au-delà. Et le risque d’en revenir à la situation qui prévalait avant 2008, ou pire.
Notre enquête en deux volets :
– Volet 1 : « Mon amie la finance » : comment le Brexit a jeté la France dans les bras de Wall Street
– Volet 2 : Les dangereux projets du lobby financier pour l’Europe post-Brexit
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Photo : oandu. CC via flickr
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