Un permis d’exploration a été accordé à une société australienne, dans la Sarthe, en juin dernier (lire notre enquête). Comment expliquez-vous ce regain d’intérêts pour les ressources minières, en France ?
William Sacher [1] : Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle ruée vers les « ressources » du sous-sol en Europe. Mais il faut comprendre que la notion de « gisement » est dynamique, et possède certes une dimension géologique, mais aussi technologique, économique, politique, sociale et culturelle tout aussi importantes. Des innovations dans les techniques d’extraction et une flambée de prix amènent à qualifier aujourd’hui de « gisement » ce qu’hier on considérait encore comme de la terre « stérile ». La qualité des gisements exploitable de façon rentable est d’ailleurs en baisse constante depuis le début de l’ère industrielle. Les grandes sociétés aurifères, par exemple, vont même jusqu’à exploiter des gisements dans lesquels l’or se trouve dans une concentration d’un gramme d’or par tonne de roches traitées. C’est une des raisons pour lesquelles certains minéraux du sous-sol sarthois, bien que présents à l’état de poussières dans la roche, sont aujourd’hui considérés comme intéressants par l’industrie minière.
Vous expliquez qu’il y a aussi des dimensions culturelle et géopolitique qui entrent en jeu.
Oui. Tout d’abord, même si on estimait que le sous-sol du 5e arrondissement de Paris était riche, un permis ne serait sûrement pas accordé ! La Sarthe n’est pas trop densément peuplée et ne présente pas d’obstacle majeur : du point de vue du gouvernement, sa population ne dispose a priori pas d’une influence politique et sociale qui serait à même de mettre en péril un projet minier !
Même si les coûts de production sont moins élevés au sud, les entreprises cherchent aujourd’hui à investir au Nord. Elles diversifient ainsi leurs actifs et peuvent développer des projets dans un environnement légal, politique et institutionnel fiable et stable. Dans ces pays, ces entreprises ont aussi un accès assuré aux méga-infrastructures dont l’exploitation minière à grande échelle est cruellement dépendante. Les grandes puissances – les nations européennes en premier lieu- souhaitent aussi se (re)tourner vers leurs propres sous-sol, afin d’assurer leur approvisionnement en minéraux dans un monde multipolaire où la Chine, ou encore le Brésil à un niveau plus régional, jouent désormais dans la cour des grands.
L’augmentation de la demande en minerais explique donc en grande partie cette ruée vers l’or. Y a-t-il d’autres raisons économiques ?
La croissance à deux chiffres de la Chine entraîne en effet une hausse de la demande en minerais et tous types de matières premières. Cette demande a tiré les prix vers des niveaux records au cours des dix dernières années. Mais on peut également citer l’extraction massive de minerais liée à l’individualisation des biens de consommation de haute technologie : on a tous beaucoup de métaux dans nos portables, ordinateurs, téléphones. De même, des produits industriels plus classiques, comme les véhicules, contiennent de plus en plus de métaux et de variétés de métaux. On pourrait citer la production croissante d’armement ou encore d’énergie, très gourmandes en minéraux (l’uranium, par exemple ...) On est aussi dans une économie très financiarisée. Dans ce contexte, la spéculation boursière et les capitaux à risque jouent un rôle clef dans l’identification de futurs gisements. Les sociétés peuvent compter sur des places financières particulièrement permissives pour cette spéculation, comme la Bourse de Toronto, au Canada, un pays qui est une véritable « Suisse des mines ».
Ces conditions sont toutefois précaires…
En effet, si demain la Chine était confrontée à une grave crise économique, ce qui n’est pas complètement improbable, il y a fort à parier que les prix des matières premières viendraient à dégringoler. Ce qui est aujourd’hui considéré comme un territoire intéressant du point de vue de l’activité minière pourrait ainsi brutalement ne plus l’être. Cela s’est déjà vu dans le passé.
Comment l’industrie minière travaille-t-elle son image ?
L’industrie minière est confrontée à ce grand paradoxe : d’un côté, les gisements importants s’épuisent. De l’autre, la croissance de la demande est toujours plus forte. Cette contradiction la contraint à adopter un modèle qui est celui de la méga-exploitation minière moderne. Ce modèle implique l’utilisation d’énormes quantités de réactifs chimiques, parfois très toxiques, mais aussi la génération d’énormes quantités de déchets. Les pollutions engendrées représentent souvent des dangers pour les décennies, voire des siècles à venir. Les impacts sociaux, économiques, politiques, voire même culturels ou psychologiques sont à la mesure de ce modèle de méga-exploitation.
Les sociétés font tout pour minimiser ces impacts pourtant considérables. Elles promeuvent par exemple des concepts comme l’exploitation minière responsable, durable, soutenable… C’est une sémantique qui circule beaucoup, sur les plaquettes de promotion des sociétés minières, sur les sites Internet, mais aussi au sein des grandes agences de développement, ou les bailleurs comme la Banque mondiale. On la trouve également dans les discours des gouvernements qui font la promotion ouverte de ce type d’industrie. On l’entend aussi, évidemment, dans les grands médias, sur lesquels les grandes sociétés minières exercent une influence politique marquée. Il y a donc un contrôle, une guerre de l’image, qui se joue au niveau du modèle minier actuel. Sur ce terrain, l’industrie possède des moyens et des atouts dont les communautés qui sont directement affectées par les effets catastrophiques de ses activités ne disposent pas nécessairement.
Comment se répartissent les rôles entre entreprises juniors et majors ?
Les sociétés juniors se livrent uniquement au travail d’exploration. Elles se chargent de découvrir de nouveaux gisements, une activité risquée quand on sait qu’un projet d’exploration sur 500 mènera effectivement à la construction d’une mine. Ce sont de petites sociétés, à la durée de vie relativement limitée et qui ne dégagent des bénéfices qu’à travers la spéculation boursière. Financièrement, elles n’ont donc pas les reins assez solides pour obtenir les prêts nécessaires à la construction et l’exploitation d’une mine industrielle modernes. Elles ne disposent pas non plus des moyens humains et technologiques pour y parvenir. Si elles « découvrent » un gisement, elles se vendront alors le plus souvent à une société major, qui, elle, possède toutes ces caractéristiques. Il existe peu de sociétés majors, lesquelles sont généralement de grandes transnationales, formant une poignée de cartels, et possédant des unités de production partout sur la planète.
La multiplication des acteurs miniers permet aussi à l’industrie de « sauver » son image...
Il existe une sorte de division du travail entre ces deux types de sociétés, tant d’un point de vue géologique que politique. Véritables éclaireurs, les sociétés juniors sont chargées de tâter le terrain. Elles sont les premières à affronter les mouvements d’opposition au modèle de production et de relation avec la nature qu’elles représentent. Elles sont chargées d’en faire la propagande et de mettre en œuvre toute une « ingénierie » de la division des communautés sur les territoires où elles sont actives. Quand une junior est parvenue à essouffler la résistance au niveau local et que les conditions économiques et politiques sont favorables à l’échelle nationale et internationale, une major se présente pour en faire l’acquisition. Cette dernière fait ainsi l’économie de l’éventuelle répercussion sur sa réputation et de la mauvaise presse que peuvent générer les conflits sociaux.
Face au développement des projets miniers, notamment en Amérique Latine, de nombreuses mobilisations se déroulent, comme à Cajamarca, au Pérou, contre le projet Conga. Dans quelle mesure les politiques néolibérables, qui ont touché la région, en sont-elles responsables ?
Le projet néolibéral au Sud a consisté entre autres à installer des cadres légaux qui ont largement favorisé l’arrivée de capitaux internationaux en leur permettant d’arracher des biens publics à des prix cassés (infrastructures, territoires, etc.). C’est ce que le géographe David Harvey qualifie d’accumulation par dépossession. Au niveau de l’industrie minière, on est tout à fait dans cette logique là.
Les réformes des cadres d’investissement miniers (les fameux « codes miniers ») ont suivi les commandements du Consensus de Washington : accélérer et sécuriser l’accès aux territoires, adopter des cadres fiscaux ridiculement laxistes, criminaliser l’exploitation minière artisanale, faciliter l’accès aux données géologiques nationales, etc. C’est un contexte qui s’est reproduit à l’échelle mondiale, dans les pays endettés, en Amérique Latine, en Afrique et en Asie du Sud Est. Même si le contexte est bien différent, les enjeux soulevés par l’actuel projet de réforme du code minier en France sont en bien des points similaires... Au Sud, ce contexte légal très favorable a préparé le terrain au super cycle minier qui a démarré à la fin des années 1990. La conjonction de ces deux mouvements a été très favorable à la pénétration de nouveaux « conquistadors », à la recherche d’ eldorados, dans des régions souvent vierges de tout type de productions industrielles, comme en Amazonie ou au Sahel.
En Amérique Latine, de nombreux dirigeants qui se disent « socialistes » mettent finalement en place des politiques productivistes qui détruisent l’environnement et nuisent à des milliers de paysans. Comment l’expliquez-vous ?
Il faut d’abord se rappeler que le socialisme réel n’a jamais été vraiment en contradiction avec le productivisme. Les gouvernements latinoaméricains de la « vague rose » n’ont, ainsi, pas l’impression d’être en contradiction avec l’idéologie qu’ils mettent en avant.
Je vois personnellement une autre raison : pour mener à bien l’exploitation minière industrielle moderne, on a besoin de moyens considérables, et notamment de toute une série d’infrastructures, portuaire, aéroportuaire, routière, énergétique, et d’une relative stabilité politique. Par exemple, s’il faut construire (et entretenir) un barrage ou une autoroute pour transporter le cuivre, c’est l’Etat qui va le faire. Le « retour de l’État » et le renforcement des institutions que prônent les projets socialistes latino-américains s’avèrent donc fonctionnels à la poursuite de la modernisation capitaliste de tout le continent.
C’est donc la suite logique du néolibéralisme...
Oui, en quelque sorte. Ce n’est en tout cas certainement pas l’avènement de projets socialistes, ni même révolutionnaire, comme certains gouvernements le proclament. Plus encore qu’à l’époque néolibérale, les gouvernements font une promotion presque aveugle des activités extractives. Ils prétendent obtenir une participation aux bénéfices considérable, qui permettra de mettre en œuvre d’ambitieux plans sociaux. En revanche, ces gouvernements n’hésitent pas à criminaliser les nombreuses communautés dépossédées de leurs terres et de leur milieu de vie. Ils mettent la force publique au service des capitaux internationaux pour réprimer violemment -parfois dans le sang- la protestation sociale. Ils abandonnent aussi, petit à petit, les rares projets en porte-à-faux avec les intérêts transnationaux : en témoigne la récente décision du président de l’Équateur d’abandonner l’initiative Yasuní-ITT (Lire l’article de William Sacher sur ce sujet).
Les mobilisations qui se déroulent actuellement en Amérique Latine sont-elles suffisamment fortes pour infléchir la tendance actuelle à « l’extractivisme » ?
Même s’il y a des réseaux qui commencent à se construire, je constate que les mouvements restent en général très isolés. Certes, certaines communautés ont parfois carrément réussi à mettre dehors des sociétés minières transnationales venues s’installer sur leur territoire, par exemple au Pérou ou en Equateur. Mais dans la grande majorité des cas, les sociétés parviennent à faire valoir leurs intérêts.
Un autre obstacle vient du fait que les États de droit, en se modernisant, se dotent de systèmes répressifs sophistiqués, notamment grâce à une redéfinition habile du cadre légal. La criminalisation de la lutte sociale par des voies judiciaires est un outil très efficace et qui jouit d’une grande légitimité démocratique.
Tout n’est pas sinistre, cependant. En Argentine, par exemple, on a assisté à un des processus de réformes législatives très incisifs sous la pression des mouvements sociaux contre les mines. Dans plusieurs provinces, il a par exemple été question d’interdire les mines à ciel ouvert. Reste que si les projets miniers à grande échelle se généralisent, comme la tendance actuelle l’indique, il est fort probable qu’on ait une multiplication de ces mouvements de résistance. Alors cette forme de production minière ne sera plus tenable !
Pensez-vous qu’une exploitation minière responsable, avec un compromis entre l’utilité de la ressource et les impacts négatifs de son extraction, est possible ?
Bien entendu, tout type d’activité humaine est transformatrice de son environnement. On ne peut pas envisager une activité minière qui n’ait pas d’impact ! Dès lors, un des critères pourrait être la recherche d’une exploitation minière qui assurerait des conditions pérennes de production et de reproduction biologique et sociale, et le choix de celles-ci pour les générations futures. Ceci n’est sûrement pas possible au sein du capitalisme. Tant qu’on privilégiera la valeur d’échange et l’accumulation infinie de valeur, nous serons condamnés à une course sans fin vers l’exploitation de gisements toujours plus pauvres ou plus difficiles d’accès et à une relation prédatrice avec ce que nous appelons la « nature ».
Dans un autre système, on pourrait mettre en œuvre des micro-exploitations, ou envisager tout un tas de mesures qui réduiraient toute exploitation absurde : on exploite aujourd’hui de l’or présent à l’état de poussières dans les gisements, au prix de désastres pour l’environnement comme pour les populations, pour aller l’enfermer sous terre, dans les coffres-forts des banques !
Propos recueillis par Simon Gouin
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Photo : CC Wikipedia