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28.06.2023 • Portes tournantes

Sociétés de « conseil » : le très discret business des anciens ministres d’Emmanuel Macron

De Jean-Michel Blanquer à Muriel Pénicaud en passant par Julien Denormandie, plus de la moitié des anciens ministres et secrétaires d’État d’Emmanuel Macron ont rejoint le secteur privé à leur sortie du gouvernement. Un grand nombre d’entre eux ont créé des sociétés de « conseil » pour monnayer leur expérience des arcanes du pouvoir en toute discrétion.

Publié le 28 juin 2023 , par Olivier Petitjean

Si la pratique des « pantouflages » et des reconversions d’anciens ministres dans le secteur privé n’est pas nouvelle en France et ne date pas de l’accession d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, l’élection de 2017 aura tout de même marqué un cap symbolique. Ouverture à la société civile selon les uns, soumission de l’État à une « caste » emmenée par un ancien banquier de Rothschild selon les autres, une chose reste sûre : jamais les « portes tournantes » entre l’État et le secteur privé n’avaient été aussi massivement empruntées.

C’est ce dont témoigne, outre le parcours du locataire de l’Élysée lui-même, celui de ses premiers ministres successifs. Édouard Philippe, en sus de sa carrière politique, est à l’origine un haut fonctionnaire du Conseil d’État qui a travaillé pour un cabinet d’avocats d’affaires, puis en tant que responsable des affaires publiques – autrement dit lobbyiste en chef – du groupe nucléaire Areva. Après avoir quitté Matignon, il a intégré le conseil d’administration du groupe Atos. Jean Castex, pour sa part, a pris la direction de la RATP après avoir brièvement fondé une société de conseil. L’actuelle Première ministre Élisabeth Borne a alterné divers postes dans des cabinets ministériels ou à la mairie de Paris avec des passages au sein de grands groupes – la SNCF, le groupe de BTP Eiffage, puis la RATP.

Plus d’un tiers des ministres d’Emmanuel Macron venaient du monde des grandes entreprises … et la moitié y sont retournés

Les ministres ne sont pas en reste. Selon notre décompte, plus d’un tiers de tous les ministres et secrétaires d’État entrés au gouvernement depuis l’accession à l’Élysée d’Emmanuel Macron (33 sur 96) étaient issus ou avaient passé une partie de la décennie précédente au service d’une ou plusieurs grandes entreprises. La liste inclut Emmanuelle Wargon et Muriel Pénicaud (toutes deux de Danone), Amélie de Montchalin et Laurence Boone (Axa), Amélie Oudéa-Castera (Axa et Carrefour), Benjamin Griveaux (Unibail), Cédric O (Safran), Olivia Grégoire (Saint-Gobain), Brune Poirson (Veolia), et quelques autres.

En sens inverse, combien d’anciens ministres et secrétaires d’État sont-ils retournés dans le privé après leur sortie du gouvernement ? Selon notre même décompte, c’est le cas d’environ la moitié d’entre eux (27 sur 53 qui ont quitté le gouvernement). Le quotidien Le Monde, qui a réalisé sa propre estimation en ne tenant compte que des portefeuilles ministériels, avance quant à lui une proportion d’un tiers.

Brune Poirson, venue au gouvernement de chez Veolia, est aujourd’hui directrice du développement durable du groupe hôtelier Accor. Muriel Pénicaud a rallié le conseil d’administration du groupe Manpower – un sujet dont elle maîtrise sans doute tous les rouages en tant qu’ancienne ministre du Travail –, tandis que Sibeth Ndiaye a été recrutée par son concurrent Adecco. Jean-Michel Blanquer, en plus de rejoindre un cabinet d’avocats, devrait prendre la direction d’un réseau d’écoles de formation lancé par Veolia, Terra Academia. Certains comme Julien Denormandie, ex ministre de la Ville puis de l’Agriculture, ou Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre des Transports, sont de véritables serial pantoufleurs. Le premier, en plus de créer sa société de conseil, a rejoint une start-up, une société immobilière et un établissement de crédit. Le second a rejoint Hopium, une entreprise spécialisée dans la voiture à hydrogène (qu’il a quittée au bout d’un an), lancé sa propre société de conseil, et entendait se faire embaucher par le géant du transport maritime CMA-CGM, mais s’est heurté au veto de la Haute autorité de la transparence pour la vie publique (HATVP), autorité indépendante chargée de réguler l’éthique publique. De même pour Cédric O, qui voulait rejoindre Édouard Philippe au conseil d’administration d’Atos.

L’autre côté de la barrière

Comme on le voit, la pratique des « portes tournantes » n’a pas grand chose à voir avec une conversion à l’entrepreneuriat ou à la « réalité de la vie ». La plupart des anciens ministres et secrétaires d’État sont recrutés par des entreprises opérant dans le secteur d’activité dont ils ou elles avaient la charge et/ou très dépendantes du soutien financier des pouvoirs publics. Les velléités de reconversion qui ont été bloquées par la HATVP l’ont été parce que les ministres concernés avaient avalisé, dans le cadre de leurs fonctions, des soutiens publics bénéficiant à leurs futurs employeurs. Mais, comme s’en était plaint Cédric O dans une tribune publiée en janvier dans Le Monde, avant que son conflit avec la HATVP soit porté sur la place publique, il lui était difficile « d’aller travailler pour une entreprise du numérique française – dont il y a une probabilité importante qu’elle ait été aidée par l’État français ces dernières années ».

Pour la plupart des anciens ministres, la reconversion dans le privé se fait sous la forme de la création d’une société de « conseil ».

Tout laisse à penser que ces ex ministres continueront donc à arpenter les allées du pouvoir, mais de l’autre côté de la barrière. C’est tellement vrai que pour la plupart d’entre eux, la reconversion dans le privé se fait sous la forme de la création d’une société de « conseil » - à travers lesquelles ils et elles entendent monnayer leur expérience, leur prestige, leur connaissance des arcanes du gouvernement et leur carnet d’adresses. Selon les informations publiquement disponibles, c’est le cas pour Jean Castex (qui a fait radier cette société lors de sa nomination à la RATP), Roselyne Bachelot, Jean-Michel Blanquer, Christophe Castaner, Sophie Cluzel, Julien Denormandie, Jean-Baptiste Djebbari, Richard Ferrand, Laura Flessel, Delphine Geny Stephann, Benjamin Griveaux, Nicolas Hulot, Jean-Yves Le Drian, Mounir Mahjoubi, Roxana Maracineanu, Élisabeth Moreno, Françoise Nyssen, Cédric O, Florence Parly, Muriel Pénicaud, Laurent Pietraszewski, Brune Poirson, François de Rugy et Adrien Taquet [1]. Soit près de la moitié des anciens ministres et secrétaires d’État d’Emmanuel Macron, et la quasi totalité de ceux qui sont partis dans le privé. De source interne, on parle d’un « effet de mode ». Dans plusieurs cas, cette activité de conseil se cumule avec d’autres postes dans des conseils d’administration ou au sein d’entreprises ou de start-ups.

Boîte noire

Créer ce type de société est un bon moyen de rester discret sur ses activités réelles et au bénéfice de qui elles s’exercent. Elles n’ont l’obligation ni de divulguer le nom de leurs clients ni les revenus qu’elles génèrent. La plupart de ces sociétés n’ont été créées qu’en 2022, et celles qui sont plus anciennes (comme celle de Benjamin Griveaux, Roselyne Bachelot et Nicolas Hulot) ont utilisé un article du code du commerce destiné aux très petites entreprises qui leur permet de garder leurs comptes confidentiels [2].

Ces sociétés permettent également d’échapper en partie à la surveillance de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, chargée de valider ou non les reconversions des ministres dans le privé. Ainsi, lorsque le fonds d’investissement Raise a annoncé haut et fort à l’automne 2022 s’être attiré les talents de Julien Denormandie, cela n’a pas manqué de susciter des interrogations vu que ce recrutement n’avait pas été officiellement examiné par la Haute autorité. L’explication ? Julien Denormandie aurait en réalité été recruté sous la forme d’une prestation de sa société de conseil (lire notre article).

D’un côté, il est fort possible que certaines de ces sociétés de conseil soient des coquilles vides qui n’ont jamais eu et n’auront jamais de véritables activités. De l’autre, on se demande combien de missions similaires réalisées par des ex ministres passent sous les radars grâce à ce tour de passe-passe. L’annonce de l’embauche de Jean-Michel Blanquer par Veolia suscite les mêmes questionnements, récemment relayées par Libération.

Alors que la HATVP ne dispose que de moyens limités pour vérifier que les conditions qu’elle impose aux reconversions d’anciens ministres et secrétaires d’État sont effectivement respectées, la pratique de créer des sociétés de conseil crée un écran supplémentaire aussi bien pour le régulateur que pour le grand public. Lorsque nous avions interrogé la HATVP sur le recrutement de Julien Denormandie par Raise, celle-ci nous avait précisé en avoir été informée via «  des échanges des échanges entre l’intéressé et la Haute Autorité », sans plus de précisions sur la date et la teneur desdits échanges. Même mutisme aujourd’hui à propos de Jean-Michel Blanquer.

Parmi les sociétés de conseil créées par d’anciens ministres que nous avons identifiées sur le registre du commerce, celles de Delphine Geny Stephann et Brune Poirson ne semblent pas avoir fait l’objet d’un avis de la HATVP. Quant à François de Rugy, il a attendu que les trois ans réglementaires après sa démission du ministère soient écoulés pour se lancer. Les modestes règles en place pour éviter les abus semblent bien faibles face au mélange des genres normalisé.

Olivier Petitjean

Notes

[1Pour Roselyne Bachelot, Laura Flessel, Nicolas Hulot et Roxana Maracineanu, ces sociétés existaient avant leur nomination au gouvernement.

[2Déclaration de confidentialité en application du premier ou deuxième alinéa de l’article L. 232-25

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