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17.09.2015 • Remunicipalisation de l’eau

Comment on peut encore dire non aux multinationales

La remunicipalisation du service public de l’eau parisien démontre ce que les multinationales et leurs alliés souhaiteraient sans doute ne pas trop laisser savoir : qu’il est possible, aujourd’hui, de (re)construire des services publics démocratiques et répondant aux enjeux sociaux et écologiques. Anne Le Strat, ancienne adjointe au maire de Paris et cheville ouvrière de la remunicipalisation de l’eau dans la capitale, livre dans un ouvrage récemment paru le récit de cette reconquête.

Publié le 17 septembre 2015 , par Olivier Petitjean

« Il y a deux événements majeurs qui ont durablement marqué le monde international de l’eau : Cochabamba en 2000 et Paris en 2010. Le premier parce qu’il symbolise la lutte citoyenne pour se réapproprier la gestion de l’eau et contre sa marchandisation. Le second parce qu’il démontre qu’il est possible de reprendre un service privatisé et de rebâtir un service public de qualité avec des valeurs de démocratie et de transparence. » C’est en ces termes que David Boys, syndicaliste canadien aujourd’hui secrétaire général adjoint de la fédération syndicale internationale des services publics, décrit l’importance mondiale de la remunicipalisation du service de l’eau parisien et de la création de la régie municipale Eau de Paris.

Dans son livre Une victoire contre les multinationales, qui vient de paraître aux éditions Les Petits matins, Anne Le Strat – adjointe au maire de Paris jusqu’en 2014 et principale architecte de la remunicipalisation parisienne – raconte les coulisses de cette bataille victorieuse, qui a entraîné le départ des deux géants qui contrôlaient jusqu’alors le service de l’eau dans la capitale, Veolia et Suez. Nous avons déjà eu l’occasion de revenir sur ces événements et leur signification, notamment à travers un grand entretien avec Anne Le Strat réalisé au début de l’année (lire « La remunicipalisation a permis à Paris de mener une politique de l’eau plus durable et plus démocratique »).

Au-delà des questions spécifiques liées au secteur de l’eau, la remunicipalisation de l’eau parisienne est porteuse de leçons politiques plus larges. La première est qu’il est souhaitable et possible d’aller à contre-courant de la logique dominante de privatisation, dont le récit d’Anne Le Strat montre à quel point elle imprègne l’administration et les politiques. Alors même qu’un nombre grandissant d’élus et de citoyens tente péniblement – à Paris et ailleurs – de s’extirper de la chape de plomb imposée par le « lobby français de l’eau » [1] et ses deux principaux chefs d’orchestre, Suez et Veolia, c’est le même modèle qui se trouve actuellement imposé, à des degrés divers, à toute une série de secteurs relevant du service public et de l’administration. Avec pour conséquences inévitables à terme les mêmes problèmes que dans le secteur de l’eau : une perte de capacité et de compétences publiques, une opacité quasi totale pour les citoyens voire pour les élus, et fréquemment, au final, des coûts supérieurs pour les usagers et les contribuables. Veolia et ses alliés franciliens rêvent d’ailleurs aujourd’hui encore de remettre en cause la remunicipalisation parisienne à la faveur de la « métropolisation » (lire notre enquête).

La démocratie, un scandale pour les multinationales ?

Plus fondamentalement, ce qui se joue selon Anne Le Strat dans l’expérience parisienne – qui n’est somme toute qu’un changement en apparence marginal d’opérateur du service de l’eau -, c’est la possibilité et la légitimité même de la parole et de l’action politique : « Dans cette période de sinistrose où le discrédit jeté sur la classe politique n’a jamais été aussi profond, où la parole publique comme l’acte politique ne portent plus, aggravant le sentiment d’impuissance et d’illégitimité accolé à l’ensemble du système démocratique, toute démonstration que la politique peut encore modifier des situations au profit de l’intérêt général est bonne à prendre. »

Et c’est bien, au fond, ce que n’auront cessé de lui reprocher Suez, Veolia et leurs alliés, et ce qui explique la violence de leur réaction, sur laquelle Anne Le Strat revient longuement dans son livre : comment peut-on encore oser faire de la politique en France à notre époque ? Qui plus est s’il s’agit « une jeune femme, écologiste et sans expérience » [2] ? Le lobby français de l’eau et ses nombreux relais parmi les médias, les syndicats, le monde de la recherche et, bien sûr, les élus [3], ont toujours cherché à caractériser la remunicipalisation parisienne comme une décision politique, sinon politicienne, comme s’il s’agissait d’un gros mot.

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En réalité, la remunicipalisation de l’eau à Paris répondait aussi à des enjeux d’ordre économique et de bonne gestion. C’est ce que suffit à démontrer les 35 millions d’euros économisés d’un seul coup lors du retour du service sous le giron public, ainsi que la relative bonne santé financière d’Eau de Paris. Mais, précisément, c’est la dimension politique – la démonstration qu’il est possible aujourd’hui pour des élus de dire non aux multinationales et de construire un service public efficace, démocratique et transparent – qui semble toucher au nerf le plus sensible du lobby français de l’eau [4]. Voilà ce dont il faut s’efforcer de minimiser la portée, à défaut de pouvoir le rendre totalement rendre invisible. Et d’autant plus si les élus concernés, comme l’ont fait Anne Le Strat et bien d’autres, osent s’exprimer publiquement sur leur démarche, pour l’expliquer, la défendre, voire l’exporter ailleurs. À chaque intervention publique d’Anne Le Strat, les multinationales poussent de hauts cris, comme si cela dépassait les prérogatives d’une élue.

Une telle réaction traduit une omerta plus générale. Dans son livre, Anne Le Strat déplore le silence maintenu par la majorité des grands médias sur l’expérience parisienne et plus largement sur les controverses et les luttes politiques qui agitent le secteur de l’eau en France. Elle évoque aussi de nombreux exemples où le lobby français de l’eau a tenté ou réussi à faire annuler des interventions prévues sur l’expérience d’Eau de Paris lors de débats ou de conférences publiques. Lors du Forum mondial de l’eau organisé en grande pompe à Marseille en 2012 et qui a mobilisé tout le secteur français de l’eau (et force subventions publiques), peu s’en est fallu que le service de la capitale ne soit pas représenté du tout. Il aura fallu une invitation de l’OCDE, une organisation internationale.

L’atmosphère de scandale (ou, au mieux, de silence gêné) qui règne sur le sujet en France contraste en effet avec l’intérêt et la reconnaissance dont l’expérience parisienne jouit au niveau international. Du côté des plus militants, la remunicipalisation du service de l’eau de Paris suscite l’enthousiasme, et Anne Le Strat a été invitée dans le monde entier pour soutenir des luttes contre la privatisation de l’eau. Même dans les institutions internationales les plus solidement ancrées dans le paradigme néolibéral de la « nouvelle gestion publique » (un euphémisme pour privatisation), la défense de la remunicipalisation a au moins droit à la parole. Au royaume du lobby français de l’eau, apparemment non.

Alliés et ennemis

Un autre intérêt du récit d’Anne Le Strat est qu’il met en lumière non seulement le pourquoi, mais aussi le comment de la remunicipalisation parisienne, en articulant son propos autour du rôle des différents acteurs : élus, fonctionnaires, représentants des entreprises, lobbyistes en tout genre et citoyens. En l’occurrence, l’entreprise de reconstruction d’un authentique service public de l’eau, démocratique et en phase avec les enjeux écologiques et sociaux d’aujourd’hui, aura trouvé ses principaux alliés, et certains de ses ennemis les plus acharnés, là où on ne les aurait pas forcément attendus.

Il faut souligner en premier lieu le rôle du maire de Paris Bertrand Delanoë, qui n’a rien d’un gauchiste, mais qui aura su résister aux pressions de multinationales et de leurs alliés y compris jusque dans son propre camp politique. Mais aussi du côté de la Cour des comptes et de ses Chambres régionales, qui ont souvent joué un rôle de vigie isolée de l’état de droit et de la responsabilité démocratique dans un secteur de l’eau totalement sous l’emprise des multinationales. Le mouvement de remunicipalisation des services de l’eau se nourrit aussi plus largement de la volonté de « modernisation » (plutôt, il faut le dire, que de démocratisation) qui anime certains acteurs du monde de l’eau, ce dont témoigne à sa manière la remunicipalisation du service de l’eau de Nice [5]. Quant à la société civile, elle était peu mobilisée sur le sujet de l’eau, même si les choses ont changé grâce aux innovations démocratiques introduites par Eau de Paris, qui accorde une place significative aux citoyens et à la société civile dans sa gouvernance.

À l’inverse, à en croire le récit d’Anne Le Strat, les dirigeants syndicaux se seront globalement opposés, et parfois de manière virulente, à la remunicipalisation du service de l’eau de Paris. C’est le cas notamment des leaders de la CGT Veolia, à la fois en raison de son poids historique au sein dans l’entreprise et de sa relative proximité avec certains de ses dirigeants (notamment Henri Proglio, qui reproduira le modèle à EDF), mais aussi, de manière plus inattendue, parce qu’elle défend le principe d’un service public national de l’eau – et qu’apparemment, à cette aune, la remunicipalisation d’un service local de l’eau est contre-productive…

Ces positions – qui bien entendu n’ont jamais été celles de la majorité des militants syndicaux – sont heureusement en train de changer, en raison notamment des restructurations successives que connaissent Veolia et Suez. La mobilisation des salariés du secteur ne sera pas de trop pour poursuivre, dans la lignée de la remunicipalisation parisienne et de bien d’autres, une démarche de reconquête démocratique du service public, que ce soit dans le secteur de l’eau ou dans d’autres secteurs comme celui des déchets et – pourquoi pas ? – l’énergie.

Olivier Petitjean

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Photo : Pixoeil CC

Notes

[1Voir le livre de Marc Laimé, Le lobby de l’eau. Pourquoi la gauche française noie ses réformes, éditions François Bourin, 2014.

[2Selon les propos rapportés d’un dirigeant de Veolia lors de la nomination d’Anne Le Strat en 2001 à la présidence de la société d’économie mixte en charge de la partie production du service de l’eau parisien, qui aurait ajouté : « C’est une bonne nouvelle, on n’a rien à craindre. »

[3Dans son livre, Anne Le Strat rappelle que les deux grands groupes français de l’eau se sont fait une spécialité des liens étroits avec les élus. On ne compte plus les dirigeants de Suez et Veolia qui détiennent aussi par ailleurs un mandat politique - et Veolia, en particulier, s’est fait une spécialité d’embaucher les proches parents des principaux dirigeants politiques français.

[4Suez et Veolia ont d’ailleurs tendance aujourd’hui à développer un discours visant à relativiser la différence entre gestion publique et gestion privée de l’eau, visant à suggérer en somme que ce type de débat est « dépassé », qu’il ne correspond plus à la réalité et aux enjeux, que le public et le privé s’interpénètrent de plus en plus. Comme s’il fallait à nouveau évacuer le plus possible la dimension politique.

[5Lire ici le chapitre de notre ouvrage Eau publique, eau d’avenir consacré au cas niçois.

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