26.10.2023 • RSE

Comment la Socfin essaie (avec difficulté) de redorer l’image de ses plantations

Depuis plus de dix ans, des communautés voisines des plantations de la Socfin l’accusent de multiples abus. En 2017, l’entreprise en partie détenue par le groupe Bolloré a mis en place une « politique de gestion durable », faisant naître des espoirs de changement sur le terrain. Sept ans plus tard, beaucoup considèrent que les résultats ne sont pas au rendez-vous.

Publié le 26 octobre 2023 , par Audrey Travère

Au cœur de la réserve forestière d’Okomu, au sud du Nigeria, les équipes de la fondation Earthworm sont attendues de pied ferme. Cette organisation à but non lucratif a été engagée en avril 2023 par la société Socfin pour « enquêter sur les allégations formulées à l’encontre de la société par des ONG et des médias internationaux ». La Socfin est en effet régulièrement accusée d’abus de droits humains, d’accaparement des terres et de pollutions environnementales aux alentours de ses plantations d’huile de palme et de caoutchouc en Afrique et en Asie.

« Je ne les connais pas, mais je suis toujours prêt à parler à quiconque souhaite nous connaître et nous écouter », explique Ajele Sunday, un représentant des communautés voisines de la plantation d’Okomu Palm Oil PLC, filiale du groupe Socfin. L’homme est régulièrement en première ligne pour dénoncer l’impact négatif de l’entreprise sur sa communauté. « On ne sait jamais d’où viendra la solution à notre situation difficile. »

De fait, les communautés locales vivant au sein de cette réserve forestière accusent l’entreprise d’un certain nombre d’abus (lire l’enquête publiée en même temps que cet article) : marginalisation des communautés locales, creusement de tranchées dangereuses aux abords de la plantation, pollution de l’eau... Les enquêteurs de la fondation Earthworm devraient se rendre sur place pour faire la lumière sur ces allégations.

Pourtant, tout le monde ne voit pas forcément cette annonce d’un bon œil. Dans une lettre adressée à Hubert Fabri, patron de la Socfin, plusieurs ONG et organisations représentant les riverains des plantations du groupe dénoncent une démarche lacunaire : « Le processus rendu public par SOCFIN et son partenaire Earthworm Foundation ne fournit aucune garantie quant aux critères que toute enquête visant à la résolution des conflits devrait satisfaire : indépendance, impartialité, transparence, inclusion des communautés concernées, [et une] expertise en matière de droits de l’homme. »

Pour Danielle van Oijen, de l’ONG néerlandaise Milieudefensie, l’indépendance de cette enquête laisse à désirer : « Earthworm est engagée par l’entreprise. Elle est donc payée par l’entreprise pour réaliser cette enquête. » La Socfin est également membre de la fondation, et participe à ce titre à son financement. Rien qu’en 2022, les membres d’Earthworm - parmi lesquels on compte également des groupes comme Nestlé, Ferrero, Mars, Leclerc ou Casino – ont contribué à son budget à hauteur de plus de 20 millions de dollars. « D’après notre expérience, c’est juste une tactique de diversion », estime Danielle, quelque peu lassée.

Lire aussi Coca-Cola, Nestlé, Wilmar, APP... La petite organisation qui veut « verdir » les multinationales les plus mal famées

2017, le tournant responsable ?

Les origines du partenariat critiqué entre la Socfin et la fondation Earthworm remontent à 2017. Cette année-là, la Socfin dévoile sa « politique de gestion durable » [1]. La fondation est alors mandatée par l’entreprise pour l’accompagner dans sa mise en œuvre. Interrogé au sujet de ce partenariat, la fondation Earthworm en précise ainsi la démarche : « L’objectif du partenariat entre Earthworm Foundation et SOCFIN est de soutenir la mise en œuvre de la politique de gestion responsable de SOCFIN dans l’ensemble du groupe. (...) Il s’agit de se rendre sur le terrain et d’interroger les travailleurs, les membres de la communauté et d’autres parties prenantes afin de déterminer dans quelle mesure la politique de SOCFIN est mise en œuvre. Earthworm aide ensuite SOCFIN à améliorer ses politiques et ses pratiques là où des lacunes ont été identifiées. »

Dès lors, après des années de mobilisations sans réponses concrètes, l’espoir renaît au sein des communautés. Dans sa déclaration d’intention initiale, la Socfin déclare être « consciente des impératifs de développement économique, de sécurité alimentaire et de réduction de la pauvreté des pays hôtes et veut par cette politique y contribuer tout en s’assurant que les opérations dont il a la responsabilité soient réalisées dans le respect de l’environnement, en appliquant les meilleures conditions sociales, en tenant compte des besoins et attentes de toutes les parties prenantes, qu’elles soient internes ou externes, et en parfaite collaboration et transparence avec elles ».

La “politique de gestion responsable”, c’est un morceau de papier. C’est rédigé pour satisfaire les clients et pour satisfaire les investisseurs.

Deux ans plus tard à peine, cependant, un rapport de l’ONG française ReAct Transnational témoigne de la déception des riverains des plantations opérées par le groupe Socfin : sont évoqués un accès toujours limité à l’eau potable, des faits de harcèlement sexuels envers les femmes des communautés riveraines par des employés des plantations, des processus de rétrocessions foncières de l’entreprise aux communautés lents voir inexistants. « Pour beaucoup de ressortissants des communautés locales, leur quotidien n’a, en grande partie, pas changé », explique Eloïse Maulet, auteure du rapport pour ReAct Transnational.

« La “politique de gestion responsable”, c’est un morceau de papier, estime Danielle van Oijen. C’est rédigé pour satisfaire les clients et pour satisfaire les investisseurs. Mais elle ne reflète pas vraiment la réalité sur le terrain. C’est du moins ce que nous comprenons lorsque nous discutons avec des organisations de terrain dans les pays où se trouvent les plantations. »

Soutenez l’Observatoire

Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.

Faites un don

Un indicateur manquant de substance

Depuis, les outils de communication de l’entreprise se sont multipliés. Sur le site de la Socfin, on peut ainsi accéder à un tableau de bord de transparence, également développé en partenariat avec la fondation Earthworm. L’entreprise y recense les différentes évaluations et certifications qu’elle a obtenues ces dernières années. Pour les lecteurs non avertis, il est difficile de comprendre la signification précise de ces chiffres. En ce qui concerne la filière caoutchouc par exemple, la Socfin met en avant un indicateur, le SPOTT, pour lequel elle affiche un score de 62,3%.

Ce type d’évaluation est régulièrement mise en avant par l’entreprise dans ses rapports de développement durable. Dans son rapport 2022 par exemple, elle vante ainsi ses résultats : « Sur les huit dernières années, le Groupe SOCFIN a graduellement augmenté son score pour l’huile de palme, de 28% en 2014 à 72,20% en 2022. Aujourd’hui, nous sommes 26e sur 100 entreprises pour le palmier et 5e sur 30 entreprises pour l’hévéa. »

Pourtant, à y regarder de plus près, cet indicateur conçu par la Zoological Society of London (ZSL) est moins probant qu’il n’y paraît. Sur le site dédié, on découvre que le score n’est basé que sur ce que l’entreprise veut bien divulguer publiquement : « SPOTT évalue 30 producteurs, transformateurs, négociants et fabricants de caoutchouc naturel en fonction des informations qu’ils publient sur leur organisation, (...) Les politiques et les engagements des entreprises peuvent ne pas se traduire par une mise en œuvre effective sur le terrain. »

« Cette évaluation ne devrait certainement pas être le seul outil utilisé par les acheteurs et les bailleurs de fonds pour prendre des décisions, clarifie Sam Ginger, spécialiste en business durable pour la ZSL. Nous sommes la première étape. Ils peuvent ensuite utiliser nos données pour entamer un dialogue avec ces entreprises et interroger la réalité de ces engagements. »

En se penchant sur le cas de la Socfin, Sam confirme un « bon score » pour la filière caoutchouc. Mais il pointe tout de même un problème, qui est selon lui récurrent dans la filière : la plupart des points engrangés par l’entreprise dans cette évaluation proviennent de sa communication. « Cependant, le score est moins bon lorsqu’il s’agit de la réalisation de ces engagements. Car ils ont peut-être une politique… mais ils ne divulguent pas grand-chose sur ce qu’ils font par rapport à cette politique », conclue-t-il.

Flou artistique au GPSNR

Parmi les autres acronymes qui apparaissent sur le « tableau de bord de transparence » du site de la Socfin, il y a également celui de GPSNR, la Plateforme mondiale pour le caoutchouc naturel durable. Cette organisation internationale, qui regroupe des acteurs du secteur de caoutchouc (petits et grands producteurs, vendeurs, fabricants de pneumatiques etc.) et des organisations de la société civile, s’est donnée pour mission de « mener des améliorations de la performance socio-économique et environnementale de la chaîne de valeur du caoutchouc naturel ». En d’autres termes : de pousser les acteurs du secteur à réduire leur impact négatif sur l’environnement et les communautés locales. La Socfin en est un des membres fondateurs depuis 2018.

La GPSNR ne vise pas à créer un système de certification, comme le RSPO pour l’huile de palme. De fait, l’efficacité de ces outils est désormais régulièrement remise en cause par de nombreuses organisations de la société civile, qui soulignent un manque d’indépendance, de transparence, de clarté des normes et de fiabilité des audits.

« J’ai examiné à de nombreuses reprises le déroulé d’audits de certification, explique Danielle van Oijen. Parfois, l’entreprise se joignait à l’audit, elle faisait office de traducteur. Les communautés n’étaient pas bien informées à l’avance de l’objet de l’audit. De plus, les auditeurs se déplaçaient parfois dans les voitures de l’entreprise … les communautés craignaient alors de s’exprimer librement, de peur de représailles. »

La GPSNR, quant à lui, mise sur un futur « système d’assurance » basé sur huit engagements (environnementaux, sociaux, de transparence...) que doivent respecter l’ensemble de ses membres. Dans les six mois suivant l’adhésion d’une entreprise à la plateforme, elle doit publier sa politique de gestion conforme au cadre politique de la GPSNR. Le secrétariat de la plateforme vérifie alors si la politique est alignée sur ses standards ou si l’entreprise doit prendre des mesures correctives. Sauf que, là encore, certaines informations sont lacunaires. Selon un témoignage que nous avons recueilli à ce sujet, il n’y a aucune clarté sur les éléments ou documents communiqués au secrétariat de la GPSNR pour effectuer cette vérification de conformité.

Autre écueil : la lenteur du processus. La GPSNR est né en 2018, et le système d’assurance est toujours en cours de construction. À ce stade, il n’existe pas encore de mécanisme au sein de la plateforme qui oblige les entreprises à rendre des comptes si elles ne respectent pas ses engagements. « Le rythme est assez lent car il s’agit d’une plateforme multipartite, temporise Sam Ginger du ZSL. Mais le chemin est encore long. »

Les rapports s’empilent, les problèmes persistent

Si la mise en place d’outils comme celui de la GPSNR prend du temps, l’urgence sur le terrain reste la même. L’enquête menée par la fondation Earthworm se veut être une réponse plus immédiate aux problèmes rencontrés par les communautés locales aux abords des plantations de la Socfin. Dans la première phase de son enquête, les équipes de l’organisation se sont rendues dans deux filiales du groupe : Salala Rubber Corporation (SRC) au Libéria et Socapalm-Dibombari au Cameroun. Au total, seize griefs mis en lumière par des ONG et des habitants ont été étudiés … et, suite à ces enquêtes de terrain, la majorité d’entre eux ont été considérés comme « fondés ». Cela concerne notamment des faits de harcèlement sexuel, de difficultés d’accès à l’eau potable, d’occupation par l’entreprise de sites sacrés ou encore de non compensation des communautés suite à l’expansion des plantations sur des terres agricoles.

Seize griefs mis en lumière par des ONG et des habitants ont été étudiés, et la majorité d’entre eux ont été considérés comme « fondés ».

« Le Groupe SOCFIN est membre de la Fondation Earthworm et nous sommes préoccupés par ces résultats, alerte la fondation dans ses conclusions. Nous avons présenté les résultats de notre enquête à la direction du groupe SOCFIN et nous nous attendons à ce qu’elle publie des plans d’action pour répondre à nos conclusions. »

La deuxième phase de l’enquête a débuté en septembre 2023. Les équipes d’Earthworm devraient retourner au Libéria, au Cameroun, mais aussi se rendre au Cambodge, en Sierra Leone et au Nigeria, où Ajele Sunday les attend. Sur place, elles devraient étudier de nouveaux griefs, propres à la plantation d’Okomu. Ils incluent, selon les informations communiquées par la fondation, des faits d’accaparement de terres, de perte de biodiversité et de déplacements de communautés. L’ensemble de ces plaintes sont connues depuis plusieurs années maintenant.

Interrogé au sujet des dernières révélations en date, qui concerne une femme d’une cinquantaine d’années blessée par balle au genoux lors d’une manifestation contre la plantation Okomu en mai 2022 (lire à ce sujet l’enquête accompagnant cet article), la fondation a confirmé vouloir « examiner l’affaire » une fois sur place. « S’ils me contactent, je suis prêt à discuter », commente Ajele Sunday.

Lire aussi

« Il y a déjà les auditeurs RSPO qui vont et viennent. Et maintenant, c’est au tour des équipes d’Earthworm de faire ces allers et venues, déplore Danielle van Oijen. Tous parlent aux mêmes communautés des mêmes problèmes, sans jamais rien résoudre. Les communautés ont mieux à faire que de s’adresser au prochain consultant qui rédigera un énième rapport qui ne débouchera sur rien de concret. »

Sollicitée dans le cadre de cette enquête, la Socfin a refusé de répondre à nos questions ou nous faire part de ses commentaires.

Audrey Travère

Cette enquête a été soutenue par le JournalismFund Europe.

Notes

[1À lire ici. Elle a été mise à jour en 2022.

L’Observatoire est à votre écoute

  • Besoin d’éclaircissements ?
  • Une question ?
  • Une information à partager ?
Contactez-nous