Depuis quelques années, de plus en plus de villes européennes s’efforcent d’utiliser leur pouvoir d’achat – via les marchés publics – de manière plus proactive et plus stratégique pour promouvoir la justice sociale et pour- suivre des objectifs environnementaux. À la pointe de ce mouvement se trouvent les villes dont les élus se définissent comme municipalistes, engagés en faveur de la démocratie urbaine et rejetant l’idéologie néolibérale pour mettre en oeuvre des changements à la fois concrets et radicaux. Dans ces villes, les politiques de marchés publics sont réorientées pour réduire leur dépendance à l’égard des grandes entreprises et stimuler un développement économique local plus soutenable. Il en résulte fréquemment des conflits avec les multinationales. Les achats de services, de travaux et de fournitures des villes de l’Union européenne représentent près de 2 000 milliards d’euros par an, soit environ 14 % du PIB de l’Union. Le potentiel de transformation de ces nouvelles politiques progressistes de marchés publics est donc énorme [1].
Toutefois, ces nouvelles politiques d’achat public fondé sur des valeurs se développent dans le cadre d’une législation européenne d’inspiration néolibérale, conçue pour créer un marché unique où les contrats iraient naturellement au soumissionnaire proposant le prix le plus bas. Cette législation favorise les grandes entreprises multinationales au détriment des firmes locales, tout en contribuant au dumping social et à d’autres problèmes. Même si les directives européennes pertinentes ont récemment été améliorées, de nombreux obstacles demeurent pour le développement de politiques municipalistes ambitieuses d’achat public. Les villes doivent faire preuve d’inventivité pour contourner ces obstacles.
Le processus d’unification européenne s’est accéléré dans les décennies 1980 et 1990 avec la création du marché unique. Initialement, cela a eu pour conséquence de restreindre considérablement les possibilités d’utiliser les marchés publics pour mettre en œuvre des politiques progressistes. Les marchés publics ont été ouverts à la concurrence transfrontalière, notamment par le biais d’appels d’offres obligatoires à l’échelle de l’Union pour tous les marchés supérieurs à un certain seuil. La Cour de justice européenne (dans l’affaire Telaustria) a par ailleurs jugé que les règles fondamentales des traités européens s’appliquent à tous les marchés publics, y compris le principe de non-discrimination (sur la base de la nationalité des entreprises soumissionnaires). Les directives européennes de 2004 sur les marchés publics, dans une approche très néolibérale, ont mis fortement l’accent sur « le prix le plus bas uniquement » et « l’offre économiquement la plus avantageuse » comme critères principaux, limitant les marges de manoeuvre pour mettre en œuvre des politiques progressistes. Ce qui a eu pour effet de doper les parts de marché des multinationales, qui bénéficient d’économies d’échelle, au détriment des petites entreprises locales. Ces directives ont également encouragé le dumping social et environnemental, car les entreprises les moins-disantes ont pu remporter les appels d’offres en rognant sur les normes. Heureusement, leur révision en 2014 a renforcé la possibilité d’inclure des critères sociaux et environnementaux dans les appels d’offres. Mais 55 % des achats publics se basent toujours sur le prix le plus bas comme unique critère d’attribution [2].
Avant de présenter quelques exemples de politiques progressistes de marchés publics au niveau municipal, et les obstacles auxquels ces politiques se heurtent, il faut mentionner le mouvement étroitement lié de la remunicipalisation des services publics. De plus en plus de villes décident aujourd’hui de mettre fin à la privatisation ou à l’externalisation (par le biais de contrats de marché public avec des entreprises privées) et de reprendre les services collectifs en interne, dans le cadre d’une gestion publique directe. La remunicipalisation est particulièrement répandue dans les secteurs de la distribution de l’eau, de l’approvisionnement en énergie, de la gestion des déchets et des transports, comme le montrent le Transnational Institute, l’Observatoire des multinationales et leurs partenaires dans le rapport Reconquérir les services publics. Comment villes et citoyens tournent le dos à la privatisation. Lorsque les services publics sont ainsi repris en interne, les municipalités échappent à l’obligation de lancer des appels d’offres (à l’échelle de l’UE). La législation européenne sur les marchés publics permet en principe la gestion publique en interne, mais dans la pratique, il existe des obstacles pour les municipalités qui choisissent cette voie [3].
Preston, ou la « création de richesse collective locale »
Preston, dans le nord-ouest de l’Angleterre, offre l’un des exemples les plus intéressants d’utilisation des marchés publics comme outil stratégique par une administration locale d’inspiration municipaliste (voir Combattre l’austérité en relocalisant la richesse : le pari gagnant d’une ville britannique). Cette ville de 140 000 habitants met en œuvre un « approvisionnement progressiste en biens et services » dans le cadre de son approche de « création de richesse collective locale ». Preston, qui fait partie des 20 % des collectivités les plus pauvres d’Angleterre, oriente ses budgets d’achat public vers les petites firmes locales et les entreprises à vocation sociale. Les gros contrats, par exemple pour la rénovation du marché de Preston, sont divisés en lots plus petits pour permettre aux PME de répondre aux appels d’offres, et des clauses sociales y sont attachées (comme de garantir aux travailleurs des salaires décents). Cette politique a donné un coup de fouet à l’économie locale et réduit la dépendance de Preston à l’égard des multinationales.
Certains critiques ont accusé le modèle de Preston de représenter une forme de « protectionnisme municipal », ce que la municipalité conteste. Elle assure se conformer pleinement au droit des marchés publics de l’Union européenne et du Royaume-Uni, via un système de « pondération » pour l’attribution des contrats qui inclut d’autres critères que le prix : « qualité, engagement en matière d’apprentissage, gestion des compétences et formations, recrutement d’une main-d’œuvre locale, gestion des sous-traitants et taille des chaînes d’approvisionnement », sans oublier l’empreinte carbone. « L’argent relocalisé par Preston allait à 80 % à des multinationales basées à Londres. Ce n’est pas le comté voisin qui a perdu, mais de grandes entreprises privées », explique Sarah McKinley du think tank Democracy Collaborative [4]. Le modèle de Preston est l’une des expériences municipalistes les plus visionnaires d’Europe, qui utilise courageusement les marges de manoeuvre existant dans l’interprétation du droit européen. Jusqu’à présent, cela fonctionne, avec des résultats impressionnants. Le Center for Local Economic Strategies (CLES) promeut activement l’approche de la « création de richesse collective locale » dans d’autres régions du Royaume-Uni, et un nombre croissant de villes adoptent la démarche ou des démarches similaires.
Naples résiste aux multinationales et à la mafia
Le gouvernement municipaliste de Naples est confronté au double défi de « l’ingérence non seulement des multinationales, mais aussi du crime organisé » dans les marchés publics de la ville, explique Eleonora de Majo, élue au conseil municipal. La réalité des villes progressistes du sud de l’Italie « est celle d’un parcours d’obstacles, entre le pouvoir des multinationales qui veulent investir dans ces villes en mutation rapide, et les risques de corruption ». La législation sur les marchés publics rend difficile d’exclure les « exploiteurs, légaux ou illégaux », mais la ville s’est attelée à la tâche depuis 2011, lorsque la coalition municipaliste est arrivée au pouvoir, et a développé des bonnes pratiques. Comme à Preston, elle construit ses appels d’offres de manière à offrir de réelles opportunités pour les entreprises locales et les projets locaux, tout en évitant ceux et celles qui sont liés au crime organisé. Dans certains appels d’offres, la ville a introduit des clauses sociales, comme l’obligation de recruter un pourcentage important de personnel local.
L’administration municipale souhaiterait également exclure les multinationales impliquées dans des guerres ou d’autres violations des droits humains. Eleonora de Majo cite l’exemple de Pizzarotti, une entreprise de construction complice de violations des droits en Palestine. Cela nécessiterait la mise en place d’une « liste noire » des firmes qui ne peuvent pas remporter de marchés publics municipaux. Mais une telle démarche est probablement en contradiction avec la législation européenne en matière de marchés publics, qui constitue clairement un obstacle à la prise en compte de valeurs de ce type dans la passation des marchés publics.
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Le gouvernement municipaliste de Barcelone, dirigé par la maire Ada Colau de Barcelona en Comú, élue pour la première fois en 2015 et réélue en 2019, a une stratégie très ambitieuse d’utilisation des marchés publics (19 % du budget de la ville) comme outil stratégique de changement. Allant bien au-delà des seuls critères écologiques, la municipalité a également introduit dans ses contrats d’achat des critères d’égalité entre les sexes, de droit du travail, d’objectifs d’économie sociale, de droits des groupes vulnérables et d’autres clauses éthiques. Mais comme le dit Alvaro Porro González, commissaire à l’économie sociale, « ce n’est que du papier : le défi est de rendre tout cela opérationnel ».
La ville signe des milliers de contrats de marchés publics, et des centaines de fonctionnaires sont chargés de préparer les appels d’offres. Pour que sa nouvelle politique fonctionne, la municipalité mise sur la création d’une nouvelle culture au sein de l’administration et sur le développement d’outils pour aider les fonctionnaires. Afin d’accélérer le changement, elle a par exemple élaboré un guide sur les clauses sociales à usage des fonctionnaires pour la préparation des appels d’offres, et organisé des centaines de formations. Elle a également mis en place un service d’évaluation interne pour suivre la mise en œuvre de la dimension sociale et environnementale des marchés publics. Comme à Preston, les grands appels d’offres sont divisés en plus petits lots afin que les PME aient davantage de chances. Et bien que le prix reste un critère important pour choisir les offres, d’autres critères bénéficient d’une pondération bien plus élevée qu’auparavant.
Les politiques progressistes de Barcelone en matière de marchés publics se sont toutefois heurtées à une série d’obstacles liés à la fois aux droits européen et national. L’exemple le plus frappant est sans doute le recours du géant de l’énergie Endesa, qui a poursuivi la ville en justice à propos d’une clause sur la précarité énergétique incluse dans un appel d’offres. Sur la base de la directive européenne recours de 2007, Endesa a contesté l’obligation de protéger les consommateurs les plus pauvres contre les coupures de courant, et le tribunal a jugé que cette condition était effectivement contraire au droit des marchés publics.
Grenoble : une alimentation bio et locale dans les cantines scolaires
Une autre ville qui s’est heurtée à des obstacles juridiques pour ses politiques de marchés publics est Grenoble. Les citoyens souhaitaient des aliments biologiques et locaux dans les cantines scolaires, et la municipalité voulait revitaliser l’économie locale en soutenant les agriculteurs. « Nous essayons de nous rapprocher de cantines scolaires 100 % bio et locales », explique la conseillère municipale Anne-Sophie Olmos. Mais la législation européenne sur les marchés publics interdit de choisir des produits sur la base de leur origine. L’inclusion de critères géographiques dans les appels d’offres est interdite, ce qui rend difficile pour les autorités locales de répondre aux souhaits démocratiques des citoyens.
Mais Grenoble n’a pas renoncé, et tente de contourner ces obstacles. « À Grenoble, nous avons décidé de mettre en œuvre une politique de marchés publics qui soit véritablement publique, poursuit Olmos. Cela signifie acheter des produits et des services non seulement en fonction du prix, mais avec des critères environnementaux et sociaux robustes, d’une manière qui permette aux petites entreprises, souvent locales, de décrocher des contrats. »
Ces trois dernières années, la ville a organisé un événement annuel où les acheteurs publics informent les candidats potentiels de leurs exigences sociales et environnementales, et présentent leurs plans d’approvisionnement pour l’année à venir. Ceci permet aux entreprises, dont de nombreuses entreprises locales, de mieux comprendre leurs besoins. Un autre obstacle à l’objectif de 100 % d’aliments bio et locaux dans les cantines scolaires est le fait que la politique agricole commune de l’Union européenne a compromis l’autosuffisance alimentaire locale. La concurrence des grands producteurs industriels, qui reçoivent une proportion importante des subventions agricoles européennes, a détruit d’innombrables petites exploitations locales, en particulier dans les régions montagneuses. « Nous utilisons des outils complémentaires, comme des projets de culture vivrière ou la politique de zonage, pour protéger les terres agricoles et reconstruire progressivement un secteur alimentaire local. »
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Mettre sur liste noire les entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale ?
Une autre manière d’utiliser les marchés publics pour s’attaquer à certains des grands problèmes de notre temps est de cibler l’évasion fiscale. Les entreprises et les grandes fortunes qui cachent de l’argent dans les paradis fiscaux contribuent à saper l’État social et suscitent un profond sentiment d’injustice dans les pays européens. Selon une étude de Datlab, « les entreprises basées dans les paradis fiscaux ont remporté 5 %, en valeur, des appels d’offres publics dans les pays de l’UE en 2006-2017 », soit environ 100 milliards d’euros sur un an.
Le conseil municipal de Barcelone a adopté en mai 2016 un décret interdisant de nouer des contrats avec des entreprises liées à des paradis fiscaux. Le conseiller municipal Gerardo Pisarello le justifie ainsi : « Le municipalisme est un outil pour regagner une souveraineté fiscale, et aujourd’hui la souveraineté fiscale est impossible sans une lutte déterminée contre l’évasion, qui est une véritable fraude à la démocratie. » Barcelone a été l’une des 37 villes de toute l’Espagne à se déclarer « zone libre de paradis fiscal ». Elle inclut aujourd’hui dans tous ses marchés publics une clause relative aux paradis fiscaux, mais malheureusement cela n’a qu’une valeur symbolique. Aucun contrat à ce jour n’a été bloqué pour des faits d’évasion fiscale, parce que les villes n’ont pas le pouvoir de faire appliquer ce type de clause. Il suffit que les entreprises candidates déclarent qu’elles n’ont pas d’argent dans les paradis fiscaux et aucune activité illégale, et la municipalité n’a aucun moyen d’en exiger la preuve.
À Copenhague aussi, le conseil municipal voulait exclure de ses achats les entreprises qui échappent délibérément à l’impôt, mais l’administration de la ville chargée des affaires économiques a jugé que cela violerait la législation danoise et européenne sur les marchés publics. La droit autorise uniquement les villes à exclure des entreprises qui auraient été reconnues coupables d’évasion fiscale par les tribunaux et, malheureusement, le recours aux paradis fiscaux et l’évitement fiscal ne sont dans la plupart des cas pas illégaux. À Malmö et à Helsinki, les élus progressistes du conseil municipal se sont heurtés aux mêmes obstacles lorsqu’ils ont exigé que la politique d’achat de la ville exclue les paradis fiscaux et récompense les fournisseurs qui pratiqueraient le reporting public pays par pays (révélant le montant des impôts qu’une entreprise paie dans chaque pays où elle opère, mettant ainsi en lumière les potentielles manipulations fiscales). D’autant plus qu’il n’existe pas de base de données officielle des fraudeurs fiscaux condamnés à laquelle pourraient se référer les responsables des achats.
Il est donc clairement nécessaire de faire évoluer le cadre juridique, en rendant obligatoire pour les entreprises de prouver qu’elles ne recourent pas aux paradis fiscaux. Au printemps 2019, le rapport Tax3 du Parlement européen invitait la Commission, entre autres, à réévaluer à cette aune la directive de l’UE sur les marchés publics et à faire en sorte que « la prise en compte de considérations fiscales comme critères d’exclusion ou même comme critères de sélection dans les marchés publics » devienne possible [5].
Lutter contre le dumping social
La législation européenne sur les marchés publics a engendré un problème généralisé de dumping social, dès lors que les entreprises remportaient des contrats avec des offres moins chères en payant des salaires plus bas et en rognant sur la protection de leurs employés. Cette prime aux atteintes aux droits des travailleurs a provoqué une colère justifiée. La révision des directives en 2014 a élargi la possibilité d’introduire des clauses sociales. Penny Clarke, de la Fédération européenne des syndicats des services publics, la FSESP, regrette toutefois que de nombreuses villes restent prudentes quant à l’utilisation de ces nouvelles opportunités, aussi bien pour assurer les services elles-mêmes en interne au lieu de les externaliser, que pour adopter une politique de marchés publics plus progressiste basée sur des clauses sociales.
Certaines villes sont néanmoins allées de l’avant en introduisant des clauses sociales ambitieuses dans leurs appels d’offres. C’est le cas de villes espagnoles comme La Corogne, Saragosse, Palma, Madrid et bien sûr Barcelone [6]. Copenhague offre un bon exemple d’utilisation des marchés publics comme outil de protection des droits des travailleurs. L’approche de la capitale danoise est double : l’introduction de clauses sur le droit du travail dans les contrats de marchés publics, et une démarche proactive pour garantir que les entreprises bénéficiant de marchés offrent un salaire et des conditions de travail équitables à leurs salariés. En 2017, le conseil municipal a décidé de mettre en place une équipe dédiée à la lutte contre le dumping social au sein du service des achats de la ville. Pour faire respecter les clauses sociales, cette équipe effectue des « vérifications approfondies et basées sur le dialogue » auprès des fournisseurs, y compris en allant visiter les lieux de travail. La violation des clauses peut entraîner des sanctions allant jusqu’à la résiliation du contrat. Un autre aspect intéressant de cette politique est l’obligation d’installer de manière bien visible sur les chantiers de construction des panneaux d’information sur la « hotline » de la ville contre le dumping social.
Comment avancer ?
Tous ces exemples émanant de villes de toute l’Europe démontrent l’énorme potentiel d’une utilisation des marchés publics comme outil politique progressiste. Il est possible de faire beaucoup de choses au niveau municipal si la volonté politique est là. Mais il est tout aussi clair que ces efforts se heurtent à des obstacles juridiques majeurs, et qu’un environnement juridique et politique beaucoup plus favorable est nécessaire. La révision de la directive de l’UE en 2014 a élargi le champ du possible, mais le cadre de base, d’inspiration néolibérale, reste en place.
À l’approche des élections européennes de mai 2019, Barcelona en Comú a publié une brochure avec des propositions pour « municipaliser l’Europe ». L’un des chapitres est consacré à la promotion de marchés publics municipaux fondés sur des valeurs [7] : « Nous voulons une économie locale équitable et plurielle, mais aujourd’hui l’Union européenne limite la capacité des institutions publiques à inclure ces critères dans les marchés publics. Nous demanderons une révi- sion des directives relatives aux marchés publics en vue de différencier entre les marchés publics nationaux et municipaux, et de donner aux municipalités une plus grande flexibilité pour inclure des clauses sociales et environnementales. »
Certains des changements nécessaires pour créer un environnement plus propice à des achats municipaux qualitatifs nécessiteraient effectivement une nouvelle révision de la directive sur les marchés publics, mais d’autres non. La Commission européenne pourrait et devrait faire preuve de plus de clarté dans les lignes directrices et les guides qu’elle produit régulièrement sur diverses questions relatives aux marchés publics. Cela donnerait aux municipalités l’assurance qu’elles peuvent mettre en œuvre une politique qualitative de marchés publics sans craindre de sanctions. La préparation de ces documents d’orientation devrait se faire en consultation avec les municipalités progressistes ainsi qu’avec les syndicats et les organisations de la société civile, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. Et ils devraient aller bien au-delà des seuls critères écologiques et sociaux, pour inclure également la mise en liste noire d’entreprises coupables d’évasion fiscale ou impliquées dans des violations des droits humains.
Outre celle sur les marchés publics, la directive européenne sur les recours doit également être révisée. Elle est actuellement instrumentalisée par des entreprises pour menacer les villes et, notamment en Espagne, pour contester systématique- ment les décisions relatives aux appels d’offres. Cette directive doit être modifiée pour empêcher les recours mal fondés et éviter que la menace judiciaire soit utilisée comme outil de pression par les multinationales.
La conseillère municipale de Grenoble, Anne-Sophie Olmos, résume sa vision ainsi : « Pour moi, l’Europe doit avant tout assurer aux collectivités locales et régionales leur autonomie en matière de besoins fondamentaux tels que l’alimentation, l’eau ou l’énergie. Dans ces domaines, les pouvoirs publics devraient pouvoir décider de favoriser le niveau local s’ils démontrent que c’est pour préserver l’autonomie des populations. » Ceci implique de réévaluer l’un des principes fondamentaux des directives européennes, qui interdisent la promotion du développement économique local via les marchés publics. Cette interdiction empêche les municipalités d’utiliser leur politique d’achats pour poursuivre des objectifs politiques tout à fait légitimes, ou les force à rivaliser d’inventivité pour trouver des moyens détournés d’atteindre ces objectifs.
Mais en même temps que des élus locaux et des militants progressistes réclament un espace démocratique plus large pour les politiques municipales de marchés publics, des forces puissantes font pression en un sens exactement inverse. BusinessEurope, la fédération européenne des employeurs et des grandes entreprises, estime que « les marchés publics devraient devenir plus favorables aux entreprises ». Le lobby a demandé à la Commission européenne d’intervenir contre « les dangers [...] de l’utilisation stratégique des marchés publics », comme les clauses environnementales et sociales. BusinessEurope prétend que « des barrières supplémentaires injustifiées » pourraient « entraver l’accès aux marchés publics » et met en garde contre « des exigences et des critères d’attribution trop normatifs dans les appels d’offres » et contre « la poursuite d’objectifs sociétaux non liés ». « Le non respect des règles relatives aux marchés publics, conclut-il, doit être rigoureusement sanctionné. »
Clairement, les municipalités progressistes et le mouvement municipaliste devront exercer une forte pression à l’échelle européenne pour défendre l’espace démocratique qu’ils construisent. Il est peu probable qu’une révision des directives sur les marchés publics ait lieu à court terme : certains pays n’ont effectué la transposition de la directive de 2014 dans leur droit national que très récemment, comme l’Espagne en 2018. Il est pourtant clair que la directive doit encore être modifiée pour supprimer les obstacles à la mise en œuvre d’une politique progressiste de marchés publics. En plus d’éliminer ces obstacles, une future révision devrait aussi soutenir une transition radicale vers des politiques de marchés publics visant à promouvoir des économies locales plus justes, plus dynamiques, et neutres sur le plan climatique.
Olivier Hoedeman
Illustration originale : Eduardo Luzzatti.