Le 5 mars 2007, des employées de l’entreprise Clece de la ville de Gérone – en charge du ménage dans des hôpitaux publics, des établissements scolaires et d’autres centres municipaux – se sont mises en grève illimitée. Cette grève marquerait les esprits pendant longtemps, avec une revendication qui allait trouver un écho durable à Gérone comme ailleurs : celle de la (re)municipalisation de l’entretien des équipements publics [1]. Au bout de 37 jours et de longues négociations, ces travailleuses ont obtenu un certain nombre de leurs demandes : entre autres, l’engagement de transformer les contrats temporaires en contrats à durée indéterminée, et celui d’augmenter le personnel permanent dans les centres.
Plus de dix ans plus tard, les mobilisations et les dénonciations des travailleuses de Clece continuent sans relâche sur tout le territoire espagnol. Avec les mêmes revendications face aux mêmes abus – ou pires – de la part de l’entreprise.
Plusieurs cas ont été dénoncés publiquement au cours de l’année 2019. En septembre, par exemple, plusieurs travailleuses du Palacio Real portaient plainte contre Integra, une entreprise sous-traitante engagée par Clece, qui les obligeait à travailler plus longtemps que stipulé dans leur contrat : 11 heures par jour pour 545 euros par mois. Certaines n’ont signé leur contrat qu’au moment où on leur notifiait leur licenciement. Il s’agissait en outre de travailleuses affectées par différents handicaps qui auraient dû avoir droit à une adaptation de leurs conditions de travail. En mai 2019, le personnel en charge du ménage dans l’hôpital de La Nueva Fe, à Valence, se mettait lui aussi en grève. En juin, c’étaient les travailleuses de l’hôpital Servet à Saragosse [2].
Des profits sur le travail de care : le cas de Clece
Pour qui habite en Espagne, il est presque impossible de pas se retrouver en jour entre les mains de Clece et de son offre de « soin ». Cette entreprise multi-services opère dans le pays depuis 1992 et, ces dernières années, également au Royaume-Uni et au Portugal. C’est une filiale du groupe Actividades de Construcción y Servicios S.A. (ACS), propriété de Florentino Pérez, par ailleurs président du club de football du Real Madrid. Concrètement, Clece vend des services de soin ou de « care », d’entretien, de ménage, de restauration, de jardinerie, de logistique internet et de sécurité, à des hôpitaux, des écoles, des résidences, des centres d’accueil, des services sociaux, des hôtels, des aéroports, des banques, etc. Elle travaille avec différents types de populations victimes de contextes d’exclusion, depuis des personnes sans domicile fixe jusqu’à des femmes subissant des violences sexistes. Elle assure même des services de sécurité dans les Centres de résidence temporaire pour immigrés de Ceuta et Melilla [3].
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Le travail du « care » est au cœur de ce qui fait tourner une ville ; c’est ce qui soutient la vie. Clece le sait très bien, et elle a développé un vaste réseau pour « couvrir » ces besoins. C’est exactement ce que dit son slogan : « une entreprise de gens pour des gens ». Florentino Pérez l’a lui-même d’ailleurs définie comme « une ONG [...] dédiée à donner satisfaction aux gens qui en ont besoin » [4].
Clece gère la vie des gens : elle a progressivement pénétré tous les secteurs liés à la reproduction sociale. Elle s’est accaparée un grand nombre de contrats auprès d’administrations publiques locales, régionales et étatiques, qui représentaient environ 1,2 milliard d’euros en 2018, soit 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise [5]. Lorsqu’elle répond à des appels d’offres, elle propose des tarifs imbattables derrière lesquels se cachent des salaires extrêmement précaires pour les travailleuses. Ces dernières années, Clece a de plus en plus pris la place des ONG et associations du secteur social qui assuraient jusqu’ici les mêmes services. C’est le cas du Service de soins à domicile (SAD) à Barcelone depuis 2016, lorsque l’ONG Asociación Bienestar y Desarrollo (ABD), spécialisée dans le service aux groupes en situation de vulnérabilité, a perdu l’appel d’offres au profit de Clece et Valoriza (laquelle fait partie de Sacyr Facilities, une autre grande entreprise multi-services). Leur stratégie : s’approprier tous les services publics, et s’assurer ainsi une rentabilité élevée grâce aux fonds publics. De fait, c’est nous tous et toutes qui payons les bénéfices de Clece avec nos impôts.
L’« ONG » de Florentino Pérez est indéniablement très rentable, ayant transformé les soins à la personne en une marchandise très précieuse. En 2018, Clece a enregistré un chiffre d’affaires total de 1,5 milliard d’euros. Ses bénéfices ne cessent d’augmenter. Le personnel de l’entreprise, la même année, se chiffrait à 74 411 employés, dont 82 % sont des femmes, et 49 % entre 45 et 60 ans. Autrement dit, un personnel très féminisé et proche de la retraite, qui s’occupe principalement de ménage et de services à la personne – des activités intensives en emploi qui représentent 77,6 % du personnel total.
Clece se vante d’embaucher des femmes qui ont subi des violences sexistes, des personnes présentant des handicaps divers ou ayant dépassé la cinquantaine, pour qui « il est difficile d’intégrer le marché du travail ». C’est ainsi que les travailleuses de cette entreprise et de ses semblables, déjà en situation d’exclusion dans un contexte de capitalisme néolibéral, voient leurs droits encore amputés par les abus récurrents et systémiques de leur entreprise. Clece, c’est une litanie de licenciements, de contrats précaires, de salaires de misère, de personnel et de moyens insuffisants, et donc une longue histoire de dénonciations publiques de la part de ses travailleuses.
Les femmes qui entretiennent les villes et qui entretiennent la vie
La plupart de celles qui lavent, nourrissent, prennent soin de, et par conséquent soutiennent et entretiennent la vie dans les villes européennes sont des femmes, précaires, migrantes et racialisées. Des femmes anonymes, souvent originaires de pays lointains, qui travaillent dans le secteur du soin à la personne, contre des salaires de misère. Pour venir ici, elles confient ce travail de soin à des femmes encore plus précaires dans leurs pays d’origine. Cette logique du modèle néolibéral, appelée « chaîne mondiale du travail reproductif » (Global Care Chain en anglais), reflète une division sexuelle et internationale du travail.
C’est particulièrement flagrant dans le cas du travail domestique et des soins en centre et en établissements dédiés, très féminisés en Espagne. 42 % de toutes les personnes affiliées au Système spécial pour les travailleuses domestiques sont des femmes de nationalité étrangère. Le salaire que perçoivent ces travailleuses est inférieur de 59 % au salaire moyen brut total, et leur cotisation moyenne à la caisse de retraite est également la plus basse de tout le système espagnol de sécurité sociale [6].
En réalité, le constat vaut pour toute la main d’oeuvre précaire du secteur des services à la personne. Des firmes comme Clece, mais aussi Eulen, Ferrovial Servicios, Acciona, Sacyr Facilities, OHL Ingesan, Ilunion ou FCC – d’autres grandes entreprises du secteur – tirent des profits énormes des conditions de travail précaires et abusives qu’elles imposent. Ces entreprises, de dimension internationale, reproduisent une logique d’accumulation du capital et de mépris des droits du travail et de la qualité des services proposés dans tous les pays où elles opèrent.
Comment est-ce possible ? L’orientation politique dominante accorde la priorité au remboursement de la dette financière [7], ce qui implique de sévères mesures d’austérité et, par conséquent, un désinvestissement public de secteurs fondamentaux comme la santé, l’éducation ou encore la protection sociale. La population en est fortement affectée, ce qui se traduit par des milliers d’heures de travail reproductif supplémentaires que les femmes doivent fournir pour « amortir » le choc de cette casse sociale.
Pour celles qui peuvent se le permettre, le travail du « care » est externalisé et devient une marchandise, ce qui crée un secteur commercial très rentable. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas se le payer, ce travail de soin est internalisé, augmentant encore davantage la pression sur celles qui l’assurent, avec plus d’heures de travail reproductif à effectuer. En somme, on assiste à une accumulation par dépossession [8] du temps et du travail de nombreuses femmes, qui ne fait que s’accentuer depuis plusieurs années, débouchant sur une grave crise du travail du « care » dans le cadre du capitalisme financiarisé d’aujourd’hui [9].
« Une lutte sociale et féministe »
Ces dernières années, le conflit du « capital contre la vie » a donné lieu à des mobilisations des travailleuses du secteur du « care » et de la reproduction sociale pour l’amélioration de leurs conditions et pour un travail digne. Les luttes sont menées à travers des organisations de femmes sur leur lieu de travail, des associations et des syndicats. C’est le cas des « Kellys [10] », une association au niveau de toute l’Espagne formée par des femmes de chambre d’hôtels et d’appartements touristiques dans le but de défendre leurs droits au travail.
Cette organisation s’est fait connaître en dénonçant de nombreux abus dans le secteur depuis sa fondation en 2016. Pour prendre un exemple récent, les 24 et 25 août 2019, environ 30 % des femmes de chambre d’Ibiza, soit environ 2000 femmes, se sont mises en grève – la première menée par ce collectif en Espagne – pour exiger de meilleures conditions de travail et la fin de la sous-traitance des services qu’elles réalisent, une revendication clé pour lutter contre la précarité. En mettant en lumière leur réalité et leur lutte, les Kellys ont obtenu un large soutien de la société civile. Une autre organisation phare au niveau local dans la ville de Barcelone, le Sindihogar, est un syndicat indépendant des travailleuses domestiques et du « care » qui revendiquent le droit au chômage, à la retraite et la ratification par l’Espagne de la Convention 189 de l’OIT pour améliorer leurs conditions de travail.
Certaines grèves historiques dans le secteur du « care », menées par et avec une participation quasi exclusive de femmes, ont mené à des succès significatifs. C’est le cas des travailleuses des résidences du Pays basque, en grève pendant 378 jours en 2016 et 2017, qui ont obtenu des améliorations importantes, notamment en termes d’horaires de travail et de salaires. Leur mobilisation, selon les termes de l’une des porte-paroles des travailleuses lisant un communiqué à la conclusion de l’accord, a été une « grève de femmes » : « En toute humilité, nous croyons sincèrement que nous écrivons une page de l’histoire du mouvement syndical », à travers ce qui aura été « plus qu’un conflit du travail, mais aussi une lutte sociale et féministe ».
Grèves féministes en défense de la vie
Face aux grandes entreprises et à leurs profits, là où la vie se reproduit, là se livrent les batailles : tel est l’enjeu des grèves féministes qui se sont multipliées ces dernières années. En 1975, les femmes islandaises ont initié une grève qui a mobilisé plus de 90 % d’entre elles, paralysant complètement le pays. Au lieu d’aller travailler hors de chez elles ou d’assurer les tâches domestiques, elles sont sorties dans les rues pour manifester. Cette grève avait pour but de montrer que sans le travail des femmes, productif ou reproductif, la société ne pouvait pas fonctionner.
En Espagne, c’est en 2014 et 2015 qu’a réémergé l’idée d’une grève générale féministe, la « grève de nous toutes ». Des milliers de femmes sont sorties dans les rues en Catalogne. Au cours des années suivantes, des grèves ont été organisées le 8 mars, journée internationale des femmes travailleuses. Sous l’inspiration des grèves féministes argentines et du mouvement « Ni Una Menos », et de leur slogan « Si nos vies ne valent rien, produisez donc sans nous », les derniers appels à la grève de 2018 et 2019 ont été amplement relayés au niveau international, et massivement suivis.
Les grèves féministes cherchent à mettre en évidence le fait que ce sont les femmes qui soutiennent et entretiennent le monde ; non seulement à travers le travail domestique non rémunéré, dont elles ont généralement la responsabilité dans les foyers, mais aussi à travers le travail salarié précaire qui entretient les bureaux, les usines, les résidences, les écoles, les hôpitaux... les villes dans leur ensemble. Des rassemblements, des actions décentralisées et d’autres mobilisations ont eu lieu dans plus de 170 pays lors la grève du 8 mars 2019.
Ces mobilisations restent cependant confrontées à des nombreux défis : par exemple celui de la participation des femmes les plus précaires, souvent migrantes et/ou racialisées, qui n’ont pas pu rejoindre la grève ou qui ont interpellé les organisatrices sur l’aspect peu concret de leurs propositions, lesquelles ne reflètent pas la diversité des réalités vécues. D’autres femmes encore ont subi des représailles, sur leur lieu de travail ou chez elles, pour avoir fait grève.
Les luttes dans les villes se mènent là où est la vie, et c’est aussi là que sont les alternatives
Certaines municipalités ont pris position contre les abus d’entreprises comme Clece : la ville de Cordoue a poursuivi en justice l’entreprise, qui voulait interrompre temporairement l’assistance à domicile dans la ville, en mettant ses employées à la rue, suite aux pressions de la mairie pour que Clece accède aux exigences des travailleuses. Dans d’autres villes, l’inspection du travail a forcé Clece à respecter l’Accord-cadre national sur le service aux personnes en situation de dépendance et de développement de l’autonomie personnelle qu’elle enfreignait dans plusieurs communes de La Rioja.
Il y a heureusement des modèles davantage porteurs d’espoir pour la défense du public et des communs comme la (re)municipalisation et la gestion directe des services. Ces alternatives ont permis d’importantes améliorations des conditions de travail pour les travailleuses, y compris une augmentation des salaires, une plus grande stabilité de l’emploi et de meilleures conditions. De ce fait, elles améliorent la qualité des services rendus, en les rendant plus bienveillants. Il est important de souligner que ces (re)municipalisations ont toujours été impulsées par les travailleuses des services elles-mêmes, organisées et mobilisées, comme les courageuses grévistes que nous mentionnions au début de cet article.
À Barcelone, au cours des cinq dernières années, on a assisté à la (re)municipalisation de trois garderies, des services de soin sanitaire à domicile les week-ends et jours fériés, des points d’information et d’accompagnement des femmes, et du service d’accompagnement, de rétablissement et d’accueil aux femmes victimes de violences. D’autres communes ont suivi le même chemin pour leur SAD, comme Pampelune, Chiclana, Jerez de la Frontera, Atarfe et Albolote. De même, ces dernières années, des services de nettoyage de la voirie et des bâtiments publics ont été (re)municipalisés dans plusieurs communes espagnoles.
L’option de la (re)municipalisation est compatible avec une gestion par les citoyens eux-mêmes, avec des coopératives d’économie sociale et solidaires, ou encore avec des collaborations public-citoyens-coopératives. Ce type d’alternatives se basent sur un engagement des institutions et de la société civile ; ce sont des collaborations qui assurent l’autonomie des communautés et garantissent l’usage public des ressources en fonction de critères d’accès, de durabilité, d’ancrage territorial et de gouvernance démocratique des services publics et des communs. Rien à voir avec le modèle des concessions public-privé, qui incarnent en réalité une logique de privatisation. Un bon exemple, dans la sphère du travail du « care », est la proposition d’une coopérative de services de soins à domicile, SAD Mujeres Pa’lante, fondée par une association de femmes à Barcelone qui se compose en grande partie de femmes migrantes et racialisées [11].
Les victoires de ces alternatives à la gestion privée et aux pratiques abusives des grandes entreprises ont été obtenues grâce à la lutte des travailleuses pour des salaires dignes et pour des soins de qualité. Face à la marchandisation du travail du « care » et des villes, des propositions émergent au sein de l’économie sociale et féministe en défense d’une vie qui soit digne d’être vécue.
Blanca Bayas Fernández
Illustration originale : Eduardo Luzzatti. Photo : Garabata CC BY-SA via Wikimedia Commons
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