27.10.2016 • Entreprises et démocratie

L’information sur les entreprises et l’intérêt général : syndicats et société civile peuvent-ils faire cause commune ?

Les travailleurs et leurs syndicats bénéficient d’un droit à l’information plus ou moins étendu sur leurs entreprises, qui leur permet de défendre leurs propres intérêts et, souvent, des causes d’intérêt général plus larges. Mais la collaboration avec les militants extérieurs et les organisations de la société civile n’est pas toujours évidente.

Publié le 27 octobre 2016 , par Olivier Petitjean

Ce texte est extrait de notre publication récente Multinationales : les batailles de l’information.

Aucune réflexion sur le rôle de l’information face aux multinationales – que ce soit pour défendre leurs victimes et/ou des causes d’intérêt général – ne peut ignorer le rôle des syndicats. Dans certains contextes, ces derniers bénéficient d’un droit à l’information spécifique, formalisé par la loi. Ils jouent aussi un rôle de relais des revendications extérieures de la société civile au sein des entreprises ou, à l’inverse, donnent publiquement l’alerte et cherchent des soutiens externes pour défendre leurs propres conditions de travail ou dénoncer des pratiques inappropriées.

Les syndicats occupent néanmoins par définition une position très particulière au sein des firmes. D’un côté, en tant que représentants des salariés, ils sont intéressés à la prospérité de leur entreprise et peuvent défendre les intérêts « privés » de celle-ci face à l’intérêt général – ou, en sens inverse, refuser le débat sur les aspects les moins reluisants des pratiques de leur employeur. D’un autre côté, ils sont aussi eux-mêmes victimes de certaines de ces pratiques, notamment en termes d’emploi, de salaires, de délocalisation, ou encore de santé et sécurité au travail. Parfois, cela les amène à nouer des alliances de fait avec des acteurs extérieurs (par exemple avec des riverains sur les questions de pollution). Enfin, en tant que syndicats, la plupart d’entre eux défendent aussi des causes sociétales plus larges, qui vont au-delà de leur propre intérêt particulier, et qui peuvent les amener à s’opposer à leurs propres employeurs. C’est le cas en matière de politiques économiques et sociales, lorsque des syndicats s’opposent à la gestion de plus en plus financière des entreprises, à la privatisation ou aux délocalisations, et défendent des modèles économiques alternatifs.

Bref, en fonction des circonstances et de leur positionnement politique spécifique, les syndicats représentent aussi bien les intérêts privés des entreprises, les intérêts spécifiques de leurs salariés, et/ou représentent au contraire l’intérêt général – ou du moins des intérêts sociétaux plus larges – au sein des entreprises.

Cette spécificité explique qu’il n’y ait pas toujours de passerelle évidente entre les besoins d’informations et l’information produite par les syndicats d’un côté, et de l’autre côté les besoins et la production d’information de la société civile en général, et des ONG en particulier. Et qu’il puisse y avoir des conflits.

Le droit à l’information au cœur de la capacité d’influence des travailleurs

Le droit formel à l’information des salariés varie selon les pays. En France, le comité d’entreprise est consulté préalablement sur les informations transmises aux actionnaires et a la possibilité de formuler des observations. Il bénéficie d’un droit à l’information relativement fort, qui a gagné en importance au cours du temps, au point que l’on peut aujourd’hui affirmer, à l’image du spécialiste français du droit du travail Antoine Lyon-Caen : «  En France, mis à part le recours aux grèves, c’est à travers l’information du comité d’entreprise que s’exerce, presque exclusivement, la capacité d’influence des représentants du personnel et des travailleurs sur les directions. Quand on regarde les voies par lesquelles les travailleurs ou les représentants du personnel s’efforcent de contrarier certaines restructurations ou de les réorienter : c’est toujours sous la forme d’une critique portée sur l’information, d’une critique donnée sur le récit que l’employeur fait [1]. » Il n’en a pas toujours été ainsi. Si le « droit à l’information » des salariés via la comités d’entreprise a été institué dès 1945, ce n’est qu’à partir des années 1960 et 1970, et plus encore avec les lois Auroux (1982) qu’il a réellement été mis en œuvre.

De manière cruciale, les comités d’entreprise (et les comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail) bénéficient, pour compléter et rendre effectif leur droit à l’information, d’un véritable droit à l’expertise. Ils peuvent faire appel à des experts en matière de comptabilité ou de conditions de travail, aux frais de l’entreprise, ce qui leur permet d’utiliser et éventuellement contester plus efficacement l’information transmise par les directions. Les experts ainsi mobilisés par les représentants des salariés bénéficient d’un droit d’accès à l’information élargi : ils peuvent prendre connaissance d’informations confidentielles pour rédiger leurs conclusions (qui, elles, ne sont pas confidentielles).

On notera cependant que le droit à l’information des salariés ne s’étend pas naturellement au reste de la société civile. Les bilans sociaux, que les entreprises sont obligées de dresser chaque année en France pour les présenter aux syndicats et aux représentants du personnel, ne sont dans leur majorité pas rendus publics, ni par les directions, ni par les syndicats eux-mêmes. Pourtant, rien ne s’oppose en théorie à cette divulgation, alors que la société civile peut être intéressée par les pratiques sociales effectives des grandes entreprises.

Une extension internationale ?

Dès que l’on va au-delà l’échelle nationale, le droit à l’information des salariés tend à se restreindre. Les syndicats d’une même multinationale dans différents pays ne disposent pas forcément d’une information complète sur les opérations de leur entreprise partout dans le monde. Cela les empêche de décrypter la stratégie poursuivie par les directions, et de comparer les conditions faites aux employés, particulièrement lorsque sont impliqués des sous-traitants, des fournisseurs, des coentreprises ou des filiales à participation minoritaire.

Les syndicats ont néanmoins su développer des outils et des mécanismes en réponse à l’internationalisation des grandes entreprises, comme les accords-cadre internationaux [2] (parfois dotés de comités de suivi ad hoc) ou les comités d’entreprise européens ou mondiaux, qui intègrent certaines formes de droit à l’information, de manière plus limitée qu’au niveau national. Les standards internationaux applicables aux multinationales, comme les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les entreprises et les droits humains, mentionnent eux aussi l’information des salariés, mais sans mécanismes spécifiques de mise en œuvre.

Les pratiques en matière d’information et de consultation des salariés au niveau international varient selon les multinationales concernées, mais restent généralement faibles. Néanmoins, on peut considérer qu’à travers leur insistance sur la syndicalisation et le respect des droits syndicaux dans tous les pays où est présente une multinationale, et la possibilité pour les syndicats internationaux d’accéder à tous les sites de production de celle-ci, ces dispositifs favorisent tout de même la remontée d’informations sur la réalité du terrain.

Il n’existe pas non plus de droit à l’expertise au niveau international comme il en existe en France. Les comités d’entreprise européens ou mondiaux ne disposent généralement pas de budgets propres. Les fédérations syndicales internationales des services publics sont parmi les seules à s’être dotées d’une capacité de recherche spécifique qui leur permet d’analyser les secteurs où elles sont présentes et les multinationales qui y opèrent, à travers notamment l’Unité de recherche internationale sur les services publics (PSIRU en anglais).

L’information fournie au niveau international est en outre par définition extrêmement large et imprécise ; elle doit être complétée par une information détaillée pour chaque pays. On pourrait imaginer par exemple des « bilans sociaux mondiaux », sur le modèle de ce qui se fait en France. De même, le « reporting financier pays par pays » constitue une revendication partagée des ONG et des syndicats, qui permettrait à ces derniers de mieux appréhender et analyser la stratégie et la réalité financière de leurs entreprises.

De quelle information parle-t-on ?

Une autre question est celle de la nature même de « l’information » livrée aux salariés par les directions des entreprises. Celle-ci ne peut pas être considérée comme neutre, à la fois parce qu’elle peut être incomplète ou insincère, mais aussi parce qu’elle impose un certain cadre de discussion aux salariés. L’information comptable véhicule ainsi la logique financière qui est celle des directions, en oblitérant les considérations autres et la possibilité de stratégies alternatives pour ses travailleurs et a fortiori pour la société dans son ensemble. C’est d’ailleurs pourquoi certains syndicats se sont longtemps méfiés de cette information émanant du patronat [3]. La possibilité, depuis les années 1970 et surtout 1980, de recourir à des expertises indépendantes ne permet que partiellement de répondre à ces inquiétudes, dans la mesure où, quelle que soit la latitude dont disposent les salariés pour « contre-expertiser » l’information livrée par les directions, ils en restent tributaires.

Une autre limitation tient au champ des informations requises des directions. Celles-ci se sont longtemps cantonnées aux informations comptables et sociales, relatives à la santé financière de l’entreprise et aux conditions faites à ses salariés. L’émergence des thématiques de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) s’est accompagnée de la demande adressée aux firmes de produire également des informations « extra-financières » (dites aussi ESG pour « environnementales, sociétales et relatives à la gouvernance ») à destination principalement des actionnaires, et secondairement des salariés et de la société dans son ensemble. Tout comme les informations financières (rapports d’activité), les informations extra-financières (rapports de développement durable) sont présentées aux institutions représentatives du personnel pour avis. Le caractère extrêmement formalisé et abstrait de ces informations, associé au fait que leurs destinataires sont principalement les analystes financiers/extra-financiers, limite leur accessibilité et leur utilisation par les syndicats. Ces informations sont également consolidées au niveau du groupe, ce qui les rend encore moins « utilisables » par les syndicats (tout comme par les ONG et autres parties prenantes extérieures).

Collaborations entre droit à l’information des salariés et campagnes citoyennes

Parmi les différents axes de campagne des ONG et de la société civile face aux multinationales, certains sont plus susceptibles que d’autres de donner lieu à des alliances avec les syndicats. En matière de contestation de projets miniers ou énergétiques ou de construction d’infrastructures, les syndicats se retrouvent généralement (même s’il y a des exceptions [4]) dans le camp opposé à celui des environnementalistes ou des riverains, car ils sont intéressés par les emplois induits. En matière de délocalisation et de conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement des multinationales, en revanche, les intérêts des syndicats des entreprises et ceux des défenseurs des droits humains sont davantage convergents, comme l’illustrent les nombreuses collaborations nouées, par exemple, dans le secteur textile.

Suite à la catastrophe du Rana Plaza, on a assisté à des combinaisons inédites entre droit à l’information des salariés et campagnes citoyennes, puisque des représentants syndicaux de Carrefour et Auchan ont interpellé leurs directions, en comité d’entreprise, sur leur responsabilité au moins indirecte dans le drame et sur leur contribution à la compensation des victimes. Les syndicats se sont également associés à des plaintes déposées en France par des ONG dénonçant les violations des droits des travailleurs dans des pays tiers (Vinci au Qatar) ou la communication éthique trompeuse de Samsung et Auchan.

Un autre domaine de collaboration entre syndicats et société civile porte sur les questions de privatisation. Particulièrement dans le secteur de l’eau, syndicats nationaux et internationaux, ONG et groupes locaux ont noué des alliances et développé des recherches communes pour s’opposer avec succès à la privatisation de ces services et encourager leur « remunicipalisation ». Cette réussite n’a cependant pas encore été vraiment étendue à la même échelle à d’autres secteurs d’activités.

Une dernière zone d’intérêt partagée, mais beaucoup plus conflictuelle, a émergé plus récemment autour des enjeux de lutte contre le changement climatique et de transition énergétique. Sous la bannière de la « transition juste », nombre d’acteurs syndicaux ont accepté la nécessité à long terme de sortir des énergies fossiles, mais demandent que cette transition ne se fasse pas aux dépens des travailleurs du secteur de l’énergie. Leurs demandes se concentrent sur l’élaboration par les entreprises concernées de plans de transition transparents et négociés avec les syndicats, qui leur donne des assurances quant à l’avenir. Dans cette optique, les syndicats ont souvent soutenu les demandes des organisations environnementalistes ou des investisseurs éthiques pour que les multinationales pétrolières, énergétiques ou minières se préoccupent davantage du « risque carbone » associé à leurs activités.

En France, au sein d’EDF, l’opportunité de se lancer dans le projet de nouveaux réacteurs nucléaires à Hinkley Point en Grande-Bretagne fait l’objet de débats vigoureux avec les syndicats, qui ont publiquement demandé – de manière totalement inédite – que le projet soit au moins repoussé de quelques années. Des développements qui dessinent, ne serait-ce qu’en creux, l’ébauche d’une autre manière de débattre de la stratégie et des impacts des multinationales, associant syndicats et société civile.

Olivier Petitjean

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Photo : Amis de la terre (devant l’Assemblée générale de Total, 2015).

Notes

[1Jean-Luc Metzger, Antoine Lyon-Caen, Henri-José Legrand, Pierre Habbard et Michel Capron, « Informer les salariés ou leur permettre de repenser la gestion ? », La nouvelle revue du travail [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 31 octobre 2015, consulté le 30 juin 2016. URL : http://nrt.revues.org/2375

[2Accords sociaux globaux signés entre une multinationale et une ou plusieurs fédérations syndicales internationales, instaurant un certain nombre de droits communs à tous les employés de l’entreprise et une forme de dialogue social continu au niveau mondial.

[3Michel Capron, « Les représentants des salariés confrontés à l’information économique et sociale d’entreprise : ‘Je t’aime, moi non plus’. », Économies et sociétés, Série « Entreprise et finance », KF, nº3, 8/2013, p. 1225-1237.

[4On peut citer la prise de position de la CGT Vinci contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en France ou encore, au niveau international, la collaboration nouée par la fédération syndicale internationale de l’industrie IndustriALL et les ONG sur Rio Tinto, qui s’est traduit par la publication de documents du type « rapport annuel alternatif » portant à la fois sur les impacts environnementaux et les pratiques sociales de la multinationale minière.

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