Le nouveau rapport publié par le Transnational Institute et le Corporate Europe Observatory, intitulé Profiting from crisis - How corporations and lawyers are scavenging profits from Europe’s crisis countries (« Profiter de la crise - comment entreprises et avocats d’affaires font des profits au détriment des pays européens frappés par la crise » [1]) tire la sonnette d’alarme. Grèce, Chypre et Espagne commencent à se trouver la cible de procédures intentées devant divers « tribunaux » d’arbitrage par des firmes privées - le plus souvent des fonds d’investissement. Poursuites qui pourraient être les signes avant-coureurs d’une déferlante de procédures du même type, affectant potentiellement tous les pays d’Europe.
Les firmes plaignantes font valoir que les diverses mesures prises par les gouvernements européens durant la crise ont diminué la valeur de leurs investissements, et constituent donc une forme d’« expropriation indirecte ». Elles réclament en conséquence des centaines de millions d’euros de compensation [2]. Les citoyens de ces pays, déjà affectés par des mesures d’austérité qui ont entraîné une dégradation sévère de leur niveau de vie, pourraient bien avoir à payer une seconde fois la facture de la crise - non plus, cette fois, pour refinancer les banques européennes, mais pour indemniser les spéculateurs.
Les pays du Sud touchés naguère par des crises financières - notamment l’Argentine - connaissent bien ces « fonds vautours », qui cherchent à profiter de la situation en rachetant leur dette à vil prix, puis se retournent contre le pays concerné devant les tribunaux commerciaux. Une démarche d’autant plus tentante que les différends relatifs aux investissements entre États et entreprises sont généralement tranchés par des mécanismes d’arbitrage ad hoc, souvent favorable aux intérêts commerciaux, et n’ayant de compte à rendre à personne.
C’est exactement la situation qu’a connu la Grèce suite à la crise financière qui s’est déclenchée en 2009. Il est de notoriété publique que l’accord de restructuration de la dette grecque a largement ménagé les intérêts des créanciers privés, de sorte qu’une proportion substantielle de l’aide financière internationale a fini dans les poches des banques françaises, allemandes ou autres. Apparemment, ce n’était pas suffisant pour des investisseurs comme la Poštová Bank, de Slovaquie, qui poursuit aujourd’hui la Grèce, et quelques autres qui menacent de faire de même. L’un d’eux, Dart Management, aurait déjà obtenu 400 millions d’euros de la Grèce après avoir refusé l’accord de restructuration et menacé le pays de poursuites.
En Espagne, ce sont paradoxalement des mesures de réduction du déficit public qui se trouvent la cible, à ce jour, de vingt-deux investisseurs différents, dans le cadre de sept procédures distinctes. En cause, la suppression des (considérables) aides publiques aux énergies renouvelables qui avaient été mises en place par le gouvernement espagnol avant la crise. Cette suppression est certes contestable d’un point de vue environnemental (et qui a d’ailleurs été fortement encouragée par les grosses firmes énergétiques du continent). Mais on ne peut que s’étonner que seuls les acteurs financiers internationaux - non les citoyens espagnols, ni les petites entreprises locales du secteur - disposent des moyens légaux de la dénoncer.
Les traités d’investissement, arme fatale entre les mains des spéculateurs ?
L’année dernière, le Transnational Institute et le Corporate Europe Observatory avaient dénoncé le système des traités d’investissement et des tribunaux d’arbitrage qui leur sont associés. Un petit monde généralement favorable aux entreprises, fonctionnant de manière opaque et sans obligation de rendre des comptes, qui fait la fortune de cabinets spécialisés d’avocats d’affaires. Ces derniers n’hésitent pas à encourager leurs clients à poursuivre les États ou à réaliser leurs opérations via des pays tiers pour être sûr de bénéficier de la protection maximale des traités d’investissement. Résultat, les États se retrouvent contraint de dépenser des millions en frais d’avocats pour ne pas avoir à en débourser encore plus à titre de dédommagement aux plaignants.
Que l’on ne s’y trompe pas, les entités qui poursuivent aujourd’hui les États européens devant des tribunaux commerciaux ne sont pas des entreprises de « l’économie réelle », ayant réalisé des investissements tangibles dont la viabilité économique serait véritablement mise en danger. Il s’agit dans la quasi totalité des cas de fonds d’investissement, qui ont réalisé des opérations spéculatives en toute connaissance de cause, en faisant le pari que si elles échouaient, ils pourraient toujours se retourner contre les États concernés. Et inutile de préciser qu’« expropriation » ou non, ils continuent pour la plupart à afficher des profits confortables.
L’investisseur qui poursuit la Grèce aujourd’hui, la Poštová Bank de Slovaquie, a racheté la dette grecque à partir de début 2010, alors que le pays était déjà considéré comme en quasi-défaut. Idem pour Dart Management. En Espagne, de même, la plupart des « investisseurs » qui se retournent aujourd’hui contre le gouvernement sont entrés dans le secteur solaire en 2010 ou même plus tard [3], à un moment où il était clair que la crise de l’euro allait entraîner une réduction des aides au secteur. Derrière certains des fonds luxembourgeois ou néerlandais qui poursuivent aujourd’hui le pays se cachent d’ailleurs des hommes d’affaires espagnols et de grandes entreprises nationales comme Abengoa.
Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de la situation que de voir les intérêts commerciaux profiter ainsi de la jungle des traités d’investissement bilatéraux entre pays de l’Union européenne : une banque slovaque détenue majoritairement par des Chypriotes poursuit la Grèce, tandis qu’un fonds grec poursuit Chypre, le tout pour des mesures imposées à ces pays par la « troïka » composée du Fonds monétaire international, de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne...
Rien de tout cela ne semble pourtant effrayer les autorités de l’Union, qui paraissent disposées à étendre et renforcer encore les droits des investisseurs dans le cadre des négociations en vue d’un futur accord commercial entre l’Europe et les États-Unis. Pour les auteurs du rapport, cela reviendrait à ouvrir une boîte de Pandore, qui risque de réduire encore davantage la capacité des États et des citoyens européens à contrôler leur destin.
Olivier Petitjean