Le 27 novembre, un groupe de 39 entreprises françaises rendait public un « manifeste pour le climat », lequel consistait essentiellement en un exercice d’auto-congratulation, récapitulant les engagements déjà pris par chacune d’entre elles, censés les placer à l’avant-garde de la lutte contre le dérèglement climatique [1]. Mais les grandes entreprises font-elles vraiment mieux que les États en matière de réduction des émissions de CO2 ? Se conforment-elles même à la feuille de route fixée par l’Union européenne en termes de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre [2] ? Bref, les entreprises sont-elles véritablement à la hauteur de l’enjeu climatique ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre un nouveau rapport du Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne) et de l’Observatoire des multinationales.
Dix des plus grandes entreprises françaises ont été passées au crible : Accor, BNP Paribas, Carrefour, EDF, Engie, Kering, L’Oréal, LVMH, Michelin et Renault. Nous les avons sélectionnées parce qu’elles figurent parmi les sponsors officiels de la COP21 et se doivent donc d’être exemplaires en matière en matière d’effort de réduction de CO2. Le rapport Gaz à effet de serre : doit-on faire confiance aux entreprises pour sauver le climat ? est l’une des rares études qui évaluent, en pratique plutôt que dans les discours, ce que font concrètement les entreprises pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et, plus généralement, leur rôle en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Un rôle que nombre de gouvernements estiment « essentiel », mais dont notre étude offre une évaluation pour le moins nuancée...
Les entreprises examinées sont toutes cotées au CAC40 et affichent sans complexes leurs engagements pour le climat. Elles incarnent des secteurs économiques très divers : de la banque à l’automobile, de l’énergie au luxe, en passant par la grande distribution et l’hôtellerie. Leur profil d’émissions de gaz à effet de serre varie donc énormément. Pour certaines, c’est le cœur même de leur activité qui émet le plus de CO2, comme c’est le cas d’EDF et d’Engie pour produire de l’électricité en brûlant, notamment, des énergies fossiles. Pour d’autres, ce sont les conséquences de leur activité bien davantage que leur activité elle-même : si le CO2 émis par le « travail de bureau » des 190 000 employés de BNP Paribas est relativement faible (déplacement des salariés et consommation d’énergie des agences et locaux), celui généré par les choix de la banque en matière d’investissement – financer de nouveaux gisements pétroliers par exemple – est très élevé. Idem pour Michelin, dont les principales émissions de CO2 sont liées à l’usage qui est fait de ses pneus. À l’inverse, les émissions de la grande distribution (Carrefour) ou des grandes marques de luxe (Kering, LVMH) dépendent d’abord de leurs chaînes d’approvisionnement en amont : agriculture, élevage, textile…
L’ensemble de ces périmètres est pris en compte dans notre investigation. Des notes ont été attribuées selon trois critères : la transparence des données fournies par chaque entreprise, sa prise en compte des émissions de l’ensemble de sa filière, et l’évolution de ces émissions au regard des objectifs définis par l’Union européenne. Les notes vont de un à quatre, du zéro pointé (en noir) au respect des principes affichés et objectifs fixés (en vert).
Résultats en demi-teinte
Résultat : parmi ces dix entreprises, une seule est aujourd’hui en mesure de respecter les objectifs officiels en matière de réduction de CO2. Et – surprise ! – il s’agit d’EDF. « Seule une entreprise, EDF, parvient à réduire son empreinte carbone globale conformément aux objectifs fixés par l’Union européenne. Le groupe a la particularité de pouvoir agir sur une source prépondérante d’émissions de gaz à effet de serre, à savoir les énergies nucléaire, fossiles et renouvelables (alors que l’énergie nucléaire soulève toute une série d’autres questions). Elle a de plus bénéficié d’une conjoncture favorable (douceur accentuée des hivers) ces dernières années », pointe l’étude. Malgré un manque de transparence dans les données fournies, l’entreprise en partie publique est donc sur le bon chemin pour l’échéance de 2050, « à condition que le modèle de production d’électricité de l’entreprise se base à l’avenir sur des énergies renouvelables, ayant fait la preuve d’un impact carbone largement réduit et présentant les risques et les coûts les plus faibles ».
Émissions d’EDF :
Une autre entreprise obtient une note mitigée : Renault. Sur l’ensemble du cycle de vie de ses voitures – de l’extraction des métaux nécessaires jusqu’au recyclage d’un véhicule en fin de vie, Renault a réussi à baisser « significativement » – de l’ordre de 12% – ses émissions de carbone entre 2010 et 2014. Mais le scandale Volkswagen étant passé par là, et les émissions réelles des moteurs fabriqués par Renault étant très supérieures aux données officielles, « nous avons considéré ne pas pouvoir vérifier l’empreinte carbone chiffrée par Renault en l’état ».
Toutes les autres respectent « insuffisamment » la cible à atteindre pour réduire leur impact sur le climat, voire ne la respectent pas du tout, en émettant davantage de CO2 d’année en année. C’est le cas de trois entreprises : Engie, Kering et LVMH. Côté transparence, LVMH est bien noté : le leader mondial des produits de luxe « publie des déclarations d’émissions de gaz à effet de serre cohérentes et comparables sur une dizaine d’années » et affiche l’objectif de réduire les émissions de ses marques de champagne de 25% d’ici 2017. Mais l’entreprise dirigée par la plus grosse fortune française, Bernard Arnault, ne semble pas avoir entrepris d’actions sérieuses en amont de son activité : fibres naturelles et synthétiques dans le secteur textile, intrants chimiques dans la viticulture, élevage pour la production du cuir ou ingrédients naturels et artificiels entrant dans la composition des cosmétiques et des parfums. Les émissions de CO2 ont ainsi considérablement progressé sur toute la « chaîne de valeur » de LVMH, de la maroquinerie ou du textile jusqu’au recyclage des produits en fin de vie, bien loin des objectifs fixés par l’Union européenne.
Émissions de LVMH :
Le constat est similaire pour les deux autres groupes de luxe, Kering et L’Oréal. Ce dernier fait partie des « bons élèves » pour ses activités de fabrication, mais n’a pas produit suffisamment d’efforts pour le transport et le recyclage. Kering et L’Oréal ont cependant le mérite d’initier une stratégie d’ensemble sur leurs approvisionnements – au-delà de leurs activités de fabrication – même si les résultats ne sont pas encore au rendez-vous.
Quant à Engie (ancien GDF Suez), dont le profil est similaire à EDF, ses émissions de CO2 ont augmenté entre 2010 et 2014. « Sur cette période, le groupe ne parvient donc pas à se conformer à l’objectif de réduction défini par l’Union européenne », alors même que ses dirigeants n’ont procédé à aucune évaluation des activités amont et aval.
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Faites un don« Les résultats ne sont pas à la mesure du pouvoir économique réel de ces groupes »
« Les grands groupes que nous avons analysés se sont clairement positionnés sur l’enjeu climatique, analyse Sylvain Ly du Basic. Ils communiquent depuis plusieurs années sur l’évolution de leurs émissions carbone et leurs engagements pour les réduire. Mais les résultats ne semblent ni à la hauteur des enjeux, ni à la mesure du pouvoir économique qu’ils ont acquis dans leurs secteurs respectifs. Ce dernier leur confère pourtant une responsabilité particulière, celle d’être à la pointe de la lutte contre le dérèglement climatique, comme ils ont su l’être pour certains produits et services auprès des consommateurs. »
Le groupe hôtelier Accor ne s’est pas privé, par exemple, d’afficher des objectifs ambitieux : réduire de 10% sa consommation d’énergie et ses émissions de CO2, tout en augmentant la part des hôtels recourant aux énergies renouvelables. Il « a été précurseur dans le secteur de l’hôtellerie pour l’évaluation de son empreinte environnementale globale », souligne le rapport. Problème : la transparence des données fait défaut et une grande partie des hôtels de l’enseigne ont été « oubliés ». Sur les 3717 hôtels du groupe, moins de la moitié – 1708 établissements – ont été évalués. Les autres ne sont donc pas pris en compte dans l’empreinte carbone du groupe, en particulier les hôtels sous franchises, bien qu’ils arborent la marque Accor et génèrent des revenus. La consommation énergétique des hôtels représente pourtant les deux tiers des émissions de CO2 de l’entreprise. Le groupe peut donc agir très directement pour les réduire. Mais si l’on prend en compte la restauration hôtelière – les produits agricoles nécessaires à cette activité – ainsi que la gestion des déchets générés par les hôtels, les émissions du groupe ont progressé de 28% entre 2011 et 2014. Bien loin de ses ambitions.
Pourquoi cette difficulté – ou cette absence de volonté – des grands groupes à réellement estimer leurs émissions réelles de CO2 et à identifier là où il serait le plus efficace d’agir ? D’autres filières arrivent pourtant à maîtriser l’ensemble de leur chaîne de production : dans l’agriculture biologique ou le commerce équitable, la nécessité de prendre en compte les fournisseurs est bien ancrée. Il est impossible pour une entreprise de bénéficier d’un label bio ou équitable si le respect de l’environnement ou les droits des travailleurs ne sont pas respectés sur tous les maillons de la chaîne. Dans la grande distribution, Carrefour, dont plus des trois quarts des émissions de CO2 se situent en amont de la vente en supermarché, pourrait mettre en place de telles procédures. Mais ses « filières qualités » ne s’appuient sur aucune quantification précise en matière d’émissions de carbone. Chez BNP Paribas, qui finance allègrement les énergies les plus polluantes (lire notre article), la seule initiative mise en avant par la direction est d’agir sur les « modes de déplacement » de ses salariés, une composante très marginale de ses émissions.
Émissions de BNP Paribas :
Des réductions seulement apparentes
Autre grave carence : glisser discrètement sous le tapis ses émissions de CO2 en les externalisant en dehors des frontières de l’Union européenne. Une récente note du Commissariat général au développement durable attire l’attention sur les émissions « cachées » des Français, celles qui ne sont pas comptabilisées dans les émissions nationales mais qui sont générées par tous les produits et services importés d’autres pays. Ces émissions indirectes – en constante augmentation depuis 1990 – représenteraient désormais l’équivalent de la moitié des émissions domestiques de la France. Même constat au niveau européen : si l’Union semble bien partie pour dépasser ses objectifs de réduction pour 2020 (-25% environ au lieu de -20%), c’est au prix d’une délocalisation de ses émissions vers la Chine ou le Brésil. Leur prise en compte effacerait les deux tiers des progrès réalisés ! « En réalité, nos émissions ont très peu diminué car nous importons toujours plus de produits qui génèrent des émissions croissantes et non comptabilisées, souligne Christophe Alliot du Basic. De même, à l’échelle d’une entreprise, suivre ses émissions de gaz à effet de serre isolément de ce qu’elle génère en amont, mais aussi en aval, revient à se concentrer sur l’arbre qui cache la forêt. »
Avec leur capacité à internationaliser tout ou partie de leur chaîne de production, les grands groupes sont les moteurs de la dissimulation de ces émissions dans les pays pauvres ou émergents. Ce faisant, ils se défaussent de leur contribution au réchauffement climatique sur leurs fournisseurs ou sous-traitants, tout en prétendant la réduire. Le même type de délocalisation est ainsi à l’œuvre dans le domaine environnemental qu’en matière sociale (salaires, droits des travailleurs) ou fiscale (optimisation).
Autre moyen largement utilisé par les entreprises françaises pour paraître réduire leurs émissions de gaz à effet de serre : la compensation carbone. Celle-ci leur permet, pour faire vite, de continuer à émettre autant de gaz à effet de serre à tel endroit, pourvu que ces émissions soient « compensées » ailleurs par un autre projet – typiquement, un projet de reforestation [3]. Or les projets générateurs de crédits carbone sont aujourd’hui largement discrédités, en raison de doutes sur leurs bénéfices réels pour le climat (un projet de reforestation met plusieurs décennies à stocker le carbone, dans des quantités difficiles à mesurer, et de manière seulement temporaire) mais aussi pour leurs conséquences indirectes, notamment les phénomènes d’« accaparement » de terres ou de forêts dont les occupants traditionnels se verraient délogés pour les besoins des multinationales occidentales. La possibilité de recourir à des mécanismes de compensation carbone liés à des projets dans les pays du Sud semble avoir détourné les entreprises européennes du besoin d’investir pour réduire l’impact environnemental de leurs activités en Europe même. Mais malgré toutes ces limites, les politiques annoncées par les grandes entreprises françaises pour réduire leur empreinte carbone restent souvent basées sur un recours important à la compensation.
Dans leur communication publique, les grandes entreprises rivalisent de volontarisme et d’optimisme quant à leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre. L’absence de standards communs leur permet de moduler leurs déclarations pour ne rendre visible que les chiffres les plus flatteurs et cacher ceux qui fâchent. Certaines firmes mettent en avant la réduction relative de leurs émissions – comme Michelin, par tonne de pneus produits – sans mentionner le fait que leur production globale continue dans le même temps à augmenter, annulant les gains environnementaux éventuels. D’autres, comme EDF et Renault, n’hésitent pas à communiquer sur leurs produits « sans CO2 » ou « zéro émission », en contradiction avec leurs propres déclarations d’émissions (lire notre article sur le cas d’EDF).
L’enjeu climatique dépasserait-il les entreprises ?
Comme le montre malheureusement notre investigation, cet optimisme ne résiste pas à l’épreuve des faits, et encore moins si l’on considère le long terme. Quand bien même certaines entreprises seraient en mesure d’atteindre les objectifs de réduction d’émissions fixés par l’Union européenne sur le court terme (pour 2020, voire 2030), en améliorant leur efficacité et en mettant en place les mesures les plus accessibles, il n’en va plus de même à l’horizon 2050. Pour atteindre les objectifs de long terme (-80% d’émissions), la plupart des entreprises comptent sur de futurs « sauts technologiques », très hypothétiques et soulevant de nouveaux problèmes. Dans le cas de Renault, ce sera la voiture électrique. Les études disponibles suggèrent cependant qu’elle ne permettra, dans le scénario le plus optimiste, que de réduire de moitié l’empreinte carbone globale du groupe automobile.
D’autres « sauts technologiques » paraissent encore plus incertains, à l’image de la capture et de la séquestration du carbone [4] ou du nucléaire, qui pose d’évidents problèmes de sûreté et de coûts.
Lutter efficacement contre le dérèglement climatique requiert une transformation structurelle de nos économies sur le long terme. Il ne servira sans doute pas à grand-chose de concevoir des véhicules de plus en plus écologiques si l’on n’agit pas en parallèle sur la place de la voiture dans nos sociétés. Difficile d’attendre des entreprises qu’elles se saisissent d’enjeux qui pourraient les amener à remettre en cause leurs modèles économiques et les profits qu’il génèrent, voire leur existence même. On finit par se demander si le gouvernement français et les Nations unies, en insistant autant sur les « solutions » apportées par le secteur privé, ne cherchent pas à se défausser à bon compte de leur propre responsabilité. Face à l’enjeu climatique, l’action publique reste incontournable.
Olivier Petitjean et Ivan du Roy
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Photo : Carlo Scherer CC