Si les bénéfices économiques potentiels du gaz de schiste paraissent réservés à un petit nombre de propriétaires fonciers et - surtout - aux firmes pétrolières (voir le premier volet de ce reportage), ses impacts, eux, concernent tout le monde, au-delà même des riverains immédiats des forages. C’est ce qu’illustre l’enjeu de la contamination de l’eau potable, qui est souvent le premier risque associé à la fracturation hydraulique. Dans l’Ohio, malgré l’accumulation de témoignages et d’études scientifiques, il semble que les élus et les fonctionnaires chargés de réguler le gaz de schiste continuent à se fier aux assurances des industriels sur l’innocuité de leurs procédés. « Les fonctionnaires d’ici n’ont visiblement jamais entendu parler du principe de précaution », soupire Raymond Beiersdorfer, professeur de géologie à l’université de Youngstown et opposant au gaz de schiste.
Un permis de fracturer a ainsi été accordé à la firme pétrolière Halcón sur une concession de 20 kilomètres carrés en bordure du Meander Reservoir, un immense lac artificiel creusé dans les années 1930 qui constitue l’unique source d’eau potable de Youngstown. Apparemment, ni le département municipal de l’eau, ni l’agence de l’environnement de l’Ohio n’ont été notifiés par le Département des ressources naturelles de l’État, qui a délivré l’autorisation. Il y a pourtant bien un risque que les produits chimiques utilisés pour la fracturation hydraulique migrent progressivement dans le réseau d’eau potable de la ville. Déjà, début 2013, des fissures ont été repérées dans un puits foré par Consol Energy dans le bassin versant du Reservoir.
Des substances toxiques s’infiltrent dans les réseaux d’eau potable
Dès les débuts de l’expansion du gaz de schiste en Pennsylvanie, les risques de contamination des nappes phréatiques ont occupé le centre de l’attention, et focalisé le mouvement de résistance contre l’industrie pétrolière. Des images d’eau du robinet prenant feu au contact d’une allumette en raison de la présence de méthane ont fait le tour du monde. Plusieurs études sont venues depuis confirmer la réalité du problème [1]. Les puits individuels reliés directement aux nappes phréatiques – qui restent une forme d’approvisionnement en eau très fréquente aux États-Unis en dehors des grandes villes - sont les plus vulnérables. Mais les réseaux urbains ne sont pas pour autant à l’abri.
Selon les militants de Youngstown, les contrôles de la qualité de l’eau réalisés par le département municipal sont insuffisants face à cette menace. Les régulations fédérales américaines n’obligent les fournisseurs d’eau (publics ou privés) à tester la présence dans l’eau potable que de 91 polluants potentiels, alors que la fracturation hydraulique utilise plusieurs centaines de substances chimiques, dont certaines sont tenues secrètes. En outre, durant le deuxième trimestre 2013, le département de l’eau de Youngstown a tout simplement « oublié » de tester la présence de trihalogénométhanes (THM) et d’acides haloacétiques (AHA). Puis, en septembre 2015, il a émis une alerte à la population sur la présence de THM dans le réseau d’eau potable de la ville [2].
Malgré les dénégations des autorités, qui ont exclu tout lien avec la présence des firmes pétrolières, la contamination par des eaux usées de la fracturation hydraulique figure bien parmi les causes possibles de l’apparition de ces deux classes de substances chimiques, potentiellement toxiques, dans l’eau [3]. En 2010, le département de l’eau de Pittsburgh, en Pennsylvanie, à une centaine de kilomètres de Youngstown, avait ainsi constaté une augmentation anormale des THM dans son eau. Les experts mandatés ont fini par identifier la source du problème : des stations de traitement recevaient des eaux usées issues de la fracturation hydraulique sans posséder les équipements nécessaires pour les dépolluer adéquatement, et les rejetaient ensuite dans l’Alleghany et les autres rivières dont Pittsburgh tire son eau potable. Cette eau contenait également des particules radioactives, comme du radium, largement au-delà des seuils de sécurité [4].
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La pollution n’est pourtant pas le seul risque induit par l’industrie du schiste pour les ressources en eau. Les prélèvements massifs d’eau en vue de la fracturation hydraulique constituent eux aussi une menace, peut-être encore plus sérieuse [5]. Selon une étude de l’US Geological Survey, le forage d’un puits par fracturation hydraulique aux États-Unis a nécessité, en moyenne, entre 15 millions et 19 millions de litres de d’eau entre 2000 et 2014. Dans certains gisements de gaz de schiste, dont celui d’Utica, la consommation moyenne d’eau d’un puits peut s’élever jusqu’à 40 millions de litres.
Globalement, la consommation d’eau de l’industrie du gaz de schiste ne représente en général qu’une proportion modeste des ressources en eau disponibles. Mais localement, ou en cas d’année sèche, la soif d’eau des firmes pétrolières peut rapidement se révéler exorbitante. C’est d’ailleurs pourquoi le secteur privé de l’eau américain – qui inclut les filiales locales des françaises Veolia et Suez environnement (United Water) – s’intéresse de très près au gaz de schiste. D’un côté, ces firmes peuvent être impliquées dans la vente d’eau brute à l’industrie pétrolière pour ses opérations de forage ; de l’autre, elles lorgnent le marché du traitement et du recyclage de leurs eaux usées [6]. L’expansion de l’industrie du schiste peut également favoriser indirectement les intérêts des opérateurs privés de l’eau, en encourageant ou en forçant les collectivités à recourir à leurs services pour assurer leur approvisionnement en eau potable.
La ville de Dimock, en Pennsylvanie, en a fait l’amère expérience. Une partie de son eau potable a été polluée par les opérations de fracturation hydraulique de la firme Cabot Oil. Selon Emily Wurth, de l’ONG américaine Food and Water Watch, l’État de Pennsylvanie a alors choisi de financer une conduite d’eau spéciale venant de l’extérieur pour les résidents dont l’eau s’était trouvée contaminée. Principal bénéficiaire de cette opération d’un budget total de 12 millions de dollars ? L’entreprise privée American Water, qui s’est vue confier la construction et la maintenance de cette conduite. Ailleurs dans le même État, ce sont les résidents d’un parc de mobil homes qui se sont fait tout simplement expulser par une autre firme, Aqua America, qui voulait installer sur leur terrain ses équipements pour pomper l’eau d’une rivière voisine en vue de la vendre à des compagnies pétrolières [7].
« Il suffit d’une mauvaise année pour détruire tout un écosystème »
À une échelle supérieure, certaines villes du Texas ont même vu leurs sources d’eau se tarir, asséchées pour apaiser la soif du gaz de schiste. La ville de Barnhart, par exemple, s’est trouvée obligée, durant une période de sécheresse en 2013, de s’approvisionner en eau potable au moyen de camions citernes.
Certes, l’Ohio n’est pas le Texas. Une ville de l’État s’est pourtant déjà retrouvée poursuivie devant les tribunaux par une compagnie pétrolière à qui elle avait vendu une partie de son eau, pour avoir réduit son approvisionnement en période sèche et pour avoir conclu un contrat similaire avec une autre firme.
Et selon une cartographie réalisée par l’organisation américaine d’investisseurs responsables Ceres, qui compare le taux d’utilisation des ressources en eau et la localisation des opérations de fracturation hydraulique, la région de Youngstown est marquée en rouge, avec un niveau de stress hydrique « élevé » (voir l’image ci-dessous) [8]. Ce qui suggère une vulnérabilité plus importante que l’on ne le suppose localement. Or, entre les extractions d’eau et la pollution issue de la fracturation hydraulique et de l’injection des eaux usées, les écosystèmes aquatiques de l’Ohio sont soumis à rude épreuve. Les conséquences pour la vie sauvage et l’eau potable pourraient s’avérer incalculables. « Une fois qu’un écosystème est touché, il est foutu, explique Ted Auch, de l’organisation FracTracker. Il suffit d’une mauvaise année particulièrement sèche pour détruire tout un écosystème. »
Olivier Petitjean
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Photos : Mark CC (Une) ; NPCA CC (un puits de gaz de schiste à la frontière du Dakota du nord et du Montana) ; Bill Baker CC (manifestation) ; Public Herald CC (puits de gaz de schiste dans l’Oklahoma) ; extrait de la carte du stress hydrique aux États-Unis réalisée par Ceres (les points noirs sont les puits de gaz de schiste).