Ce mois de décembre 2014 marque le trentième anniversaire de la catastrophe de Bhopal, en Inde. Un triste anniversaire puisqu’il est l’occasion de rappeler que les victimes, et leurs enfants, souffrent encore des conséquences de cet accident industriel, mais que ses responsables ultimes, eux, n’ont jamais été véritablement inquiétés. Le propriétaire de l’usine chimique en cause, Union Carbide, appartenant aujourd’hui au groupe américain Dow Chemical, a toujours refusé de faire toute la lumière sur les circonstances du drame. Tout comme il a toujours refusé d’aller au-delà de la maigre compensation financière convenue initialement, et de se soumettre à la justice de l’Inde. Le dirigeant d’Union Carbide, Warren Anderson, a toujours refusé de se présenter devant les tribunaux indiens, malgré de multiples convocations (lire ici sur les conséquences de cette catastrophe).
Pollutions pétrolières de Shell au Nigeria, procès de l’Erika contre Total en France, bataille juridique entre Chevron et les populations d’Amazonie équatorienne (lire notre article)… L’exemple de Bhopal n’est malheureusement pas isolé. Mettre en cause une multinationale devant les tribunaux relève souvent de la mission impossible. Le drame du Rana Plaza – l’effondrement d’une usine textile au Bangladesh en avril 2013, faisant plus de 1100 victimes – et ses suites sont encore venues rappeler combien il restait difficile de mettre les entreprises mondiales devant leur responsabilité, particulièrement lorsque l’on a affaire à des chaînes de production internationalisées, souvent opaques, où le recours à la sous-traitance ou à la filialisation est omniprésent (lire notre article sur le Rana Plaza).
Comment mettre fin à ce retard dramatique du droit sur la réalité économique des multinationales, qui leur permet d’échapper à la mise en cause juridique de la même manière qu’elles échappent aux fiscs nationaux ? Plusieurs propositions concrètes sont désormais sur la table, ce qui pourrait laisser espérer des progrès prochains dans ce domaine.
Une proposition de loi pour responsabiliser les sociétés mères
En France, trois députés et les organisations regroupées au sein du Forum citoyen pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) s’activent pour faire inscrire dans le droit français le principe de la responsabilité juridique des sociétés mères pour les atteintes graves aux droits humains ou à l’environnement occasionnées par leurs activités, mais aussi celles de leurs filiales ou sous-traitants. Cela est aujourd’hui souvent impossible parce que le droit ne voit qu’un ensemble d’entités juridiquement distantes. La proposition de loi, très brève, obligerait les entreprises concernées à démontrer, en cas de problème avéré, qu’elles ont mis en œuvre tous les moyens nécessaires pour prévenir cette violation du droit (lire notre entretien avec le député Dominique Potier, l’un des initiateurs de la loi).
Élaborée fin 2012, avant même l’effondrement du Rana Plaza, la proposition de loi a progressé très lentement. Les entreprises du CAC40 et le MEDEF ont déclaré leur opposition. Dans un contexte de focalisation sur la « compétitivité » des entreprises françaises, l’adoption de cette loi reste très incertaine – même si le Premier ministre Manuel Valls vient récemment de déclarer qu’il la « soutenait » [1].
Les promoteurs de la loi espèrent son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale en 2015. L’ONG CCFD Terre Solidaire, l’une des chevilles ouvrières du Forum citoyen pour la RSE, a récemment relancé la mobilisation avec une campagne d’action et la publication d’une « Déclaration des droits des multinationales », émanant d’un « Ministère des multinationales ». Objectif : mettre en lumière la situation d’impunité dont ces entreprises bénéficient largement actuellement [2].
Un traité contraignant dans le cadre des Nations unies
Les choses bougent aussi au niveau de l’Organisation des Nations unies, puisque son Conseil des droits de l’Homme a adopté en juin dernier une résolution, soumise par l’Équateur et l’Afrique du Sud, initiant le processus d’élaboration d’un traité international contraignant sur la responsabilité juridique des entreprises multinationales en matière de droits humains. La France, et la plupart des autres pays européens, se sont distingués en votant… contre cette résolution.
Ce n’est pas la première fois que les Nations unies se saisissent de la question des multinationales et de leurs impacts, mais les tentatives précédentes avaient débouché, au mieux, sur des démarches non contraignantes, des codes volontaires, des principes directeurs. Ce que l’on appelle du « droit mou » [3]. La proposition de l’Équateur a ceci de nouveau qu’elle vise explicitement la mise en place d’un instrument de droit « dur ».
Le groupe de travail chargé d’examiner la question devrait se réunir dans les prochains mois. Et la société civile internationale s’est mise en ordre de bataille, au sein de la coalition Treaty Alliance (« Alliance pour un traité »), pour soutenir l’élaboration d’un tel traité. L’une des composantes de cette coalition, le réseau Dismantle Corporate Power (« Démanteler le pouvoir des grandes entreprises »), tout en soutenant la démarche menée au sein des Nations Unies sur impulsion de l’Équateur, a élaboré de son côté un projet de « Traité des peuples ». Celui-ci veut instaurer une justice démocratique à la place du droit commercial international privé – ou lex mercatoria – qui gouverne largement le fonctionnement des multinationales et leurs relations avec leurs États. Les militants de Stop Corporate Impunity entendent lier cette question avec la mobilisation actuelle contre le projet de pacte transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais, aussi connu sous l’acronyme Tafta), puisque les accords de commerce et d’investissement constituent l’un des principaux instruments de la lex mercatoria.
Ira-t-on vers une extension des droits des grandes entreprises et de « l’architecture d’impunité » dont elles bénéficient à travers, notamment, le projet de traité de libre-échange Europe-États-Unis ? Ou bien verra-t-on le renforcement du cadre juridique national et international pour mettre les multinationales face à leurs responsabilités ? Ce sera l’un des grands enjeux de l’année 2015.
Olivier Petitjean