En ces temps de disette budgétaire imposée, où trouver les moyens nécessaires pour financer la transition énergétique ? Alors que les dirigeants politiques ne cessent de démontrer leur incapacité à prendre les mesures requises, où se tourner pour faire face au défi du changement climatique ? Pour pallier la défaillance des pouvoirs publics, de plus en plus de regards se tournent vers le rôle du « secteur privé », censé être le seul à même de réaliser les investissements nécessaires. Un nouvel outil financier est en train d’être mis au point pour donner corps à ces espoirs : les « obligations vertes » (green bonds ou climate bonds en anglais).
Cette année, l’entreprise énergétique française GDF Suez a battu tous les records avec une émission obligataire « verte » de 2,5 milliards d’euros [1]. Le principe est simple : comme dans le cadre d’une obligation traditionnelle, l’entreprise lève de l’argent auprès des investisseurs, qu’elle devra rembourser à une échéance fixée d’avance, généralement éloignée, ce qui lui permet d’investir sur le long terme. En l’occurrence, l’argent collecté est censé servir exclusivement à financer des projets d’énergies renouvelables ou d’efficacité énergétique. Le succès a été au rendez-vous pour GDF Suez, puisque son « obligation verte » a attiré trois fois plus de demandes que ce qui était proposé. Près des deux tiers des souscripteurs ainsi séduits étaient des investisseurs éthiques ou « socialement responsables », soucieux de placer leur argent au service de causes respectables [2].
Opération de communication
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Bien au contraire, l’obligation verte de GDF Suez a été immédiatement dénoncée par plusieurs associations écologistes françaises et internationales, et elle lui vaut aujourd’hui une nomination au prix Pinocchio, le grand concours du pire « greenwashing » des multinationales. Elle a même été jusqu’à susciter quelques grincements de dents au sein même de la communauté financière impliquée dans la promotion des obligations vertes. Celle-ci craint que les controverses suscitées par GDF Suez ne pèsent sur le développement futur de leur nouveau produit.
Que reproche-t-on exactement au géant énergétique français et à son « obligation verte » ? Tout d’abord, les critiques notent que l’entreprise, tout en se donnant ainsi des airs de se tourner vers les énergies renouvelables, continue en réalité à développer massivement les énergies fossiles. Outre ses activités gazières traditionnelles, elle gère des centrales au charbon – la source d’énergie la plus néfaste pour le climat – tout autour de la planète. Et elle s’apprête même à en construire de nouvelles, en Afrique du Sud, au Maroc, en Turquie, en Allemagne et ailleurs [3]. Ouvrir une niche d’énergie verte dans ses activités pour mieux soigner son image, avec un financement spécifique apporté par des investisseurs « socialement responsables », tout en poursuivant en parallèle le « business as usual » d’une major des énergies fossiles… Une bonne affaire ! « Nous condamnons le fait que GDF Suez communique largement sur ces projets de financements dans les énergies soi-disant propres et non sur ses activités actuelles dans les énergies sales. (…) Si GDF Suez était réellement soucieux de contribuer à la transition énergétique, [elle] mettrait un terme à ses investissements dans les énergies fossiles », dénoncent les Amis de la terre et Amazon Watch dans une lettre à l’entreprise [4].
Projets destructeurs
Dans la même enquête
Mais il y a plus : l’obligation verte de GDF Suez pourrait être utilisée pour financer non seulement des projets dans le solaire ou dans l’éolien, mais aussi des grands barrages hydroélectriques. Et pas n’importe quels grands barrages : ceux que l’entreprise construit ou projette de construire au beau milieu de l’Amazonie, à commencer par l’un des plus controversés au monde, celui de Jirau. Projet énergétique phare de GDF Suez (auquel l’Observatoire des multinationales a consacré une longue enquête), ce mégabarrage situé sur le rio Madeira en Amazonie brésilienne, non loin de la frontière avec la Bolivie, s’est révélé un véritable désastre environnemental et humain. Des tribus indigènes isolées ont été chassées de leurs territoires ancestraux. La déforestation a considérablement augmenté dans la zone, à cause du chantier lui-même et de l’afflux de population qu’il a entraîné. Le chantier a été le théâtre de deux émeutes ouvrières massives, et des cas de travail esclave y ont été identifiés. Les conséquences à plus long terme de l’ouvrage sur les écosystèmes en amont et en aval font l’objet de toutes les craintes, notamment parce que les études d’impact ont été délibérément minimisées. Au début de l’année, la région a été frappée par des inondations historiques, dont beaucoup de riverains ont rendu responsable le barrage de GDF Suez ; suite à ces événements, un juge a d’ailleurs ordonné à l’entreprise de refaire toutes ses études d’impact et d’indemniser les victimes de l’inondation.
Et pourtant, selon plusieurs sources, Jirau a bien été mentionné, lors des « présentations aux investisseurs » organisées pour promouvoir l’obligation verte de GDF Suez, comme l’un des projets « finançables » par ce biais. Au-delà de Jirau, l’obligation pourrait également servir à payer d’autres grands barrages, notamment ceux qui sont censés être construits dans le bassin du rio Tapajós, l’une des seules régions encore préservées de l’Amazonie [5].
Un grand barrage qui n’a rien de vert
L’inclusion de grands barrages dans le domaine de la finance « verte » ne va pas de soi. Ces grands projets entraînent souvent des atteintes aux droits humains et des impacts environnementaux et sociaux majeurs. En outre, malgré une image d’énergie « écolo » soigneusement entretenue par l’industrie, l’hydroélectricité occasionne d’importantes émissions de gaz à effet de serre. D’une part, la construction de grands ouvrages en zone de forêt primaire occasionne, directement ou indirectement, une déforestation à grande échelle. Ensuite, de plus en plus d’études scientifiques ont démontré que les retenues des barrages tropicaux sont sources d’émissions de méthane (un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le CO2), du fait de la décomposition de la végétation dans l’eau. Autant de raisons qui font que les grands barrages restent le plus souvent exclus du champ des énergies « vertes », même chez des acteurs que l’on peut difficilement soupçonner d’intégrisme écologiste comme EDF ou Barclays [6].
Dans le cas de Jirau, le comble est peut-être que ce grand barrage est déjà… quasiment achevé. Les premières turbines sont en opération depuis septembre 2013, et l’achèvement du chantier, commencé en 2008, est prévu pour 2015. Une obligation verte drainant l’argent des investisseurs éthiques pour financer des projets de grands barrages controversés, qui plus est déjà construits ? On comprend que la pilule soit difficile à avaler, y compris chez certains promoteurs de ce produit financier. Certes, aucun document officiel de GDF Suez ne mentionne explicitement Jirau. Et l’entreprise dénonce le « procès d’intention » qui lui est fait à l’occasion des prix Pinocchio [7]. Mais elle a néanmoins refusé d’apporter le démenti formel que lui demandaient une coalition d’organisations environnementalistes dans une lettre ouverte. L’entreprise se contente de dire que l’allocation des fonds sera annoncée a posteriori, dans son Document de référence 2014, qui sera publié au printemps 2015.
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Faites un don« Le ground zero du greenwashing »
En ce qui concerne l’impact environnemental et social des projets financés via son obligation verte, GDF Suez renvoie aux « critères d’éligibilité » qu’elle a mis au point en collaboration avec l’agence de notation sociale Vigeo, lesquels couvrent cinq domaines : « la protection de l’environnement, la contribution au développement local et au bien-être des communautés locales, le respect des principes éthiques et d’équité envers les fournisseurs et sous-traitants, la gestion des ressources humaines et la gouvernance des projets sélectionnés ». Le problème est que, comme souvent en matière de « responsabilité sociale d’entreprise », ces critères [8] sont formulés de manière extrêmement générale ou minimaliste. En ce qui concerne les conditions de travail et les salaires, par exemple, l’un des critères est le respect de la législation en vigueur dans le pays concerné ! En matière environnementale, il n’est question que d’ « évaluer » et « gérer » les impacts par des « mesures appropriées », sans plus de précisions. Et l’appréciation du respect de ces critères est laissée à Vigeo, rémunérée pour ce faire par GDF Suez, et qui s’appuiera exclusivement à cette fin sur des informations fournies par… GDF Suez [9].
En fonctionnant avec des critères généraux appliqués de manière superficielle, et en ne laissant aucun espace pour un débat transparent et contradictoire avant les décisions de financement, il est possible de justifier tout et n’importe quoi, y compris un grand barrage controversé comme Jirau. GDF Suez n’a d’ailleurs pas ménagé ses efforts ces dernières années pour y parvenir, comme l’avait expliqué l’Observatoire des multinationales dans son enquête. Malgré des années de problèmes et de controverses, et malgré la nomination de GDF Suez à deux prix de la « pire multinationale de l’année » en 2010 [10] pour son implication dans Jirau, l’entreprise française n’a aucun scrupule à présenter son barrage comme un modèle de développement durable. Elle a poussé à la création d’une certification « verte » taillée sur mesure pour les besoins de l’industrie des grands barrages, le Hydropower Sustainability Assessment Protocol ou HSAP, comme alternative aux normes internationales déjà existantes, plus contraignantes. Et elle a réussi à faire inclure Jirau dans le cadre du « Mécanisme de développement propre » du protocole de Kyoto – autrement dit, Jirau a permis à GDF Suez d’amasser des montagnes de crédits carbone, qui lui permettent de continuer tranquillement à polluer ailleurs.
Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? « Le cas de Jirau représente le ‘ground zero’ du greenwashing, dénonce Christian Poirier, de l’ONG Amazon Watch. Si GDF Suez parvient à inclure Jirau ou d’autres grands barrages tropicaux dans le périmètre de son obligation verte, il y a un risque de baisse généralisée des standards sociaux et environnementaux, comme cela a été le cas avec l’HSAP. Si GDF Suez parvient à faire financer Jirau par ce biais, le message sera que l’on peut faire financer n’importe quoi. »
À peine lancé, déjà dévoyé
De nombreux acteurs, y compris chez les écologistes, placent pourtant beaucoup d’espoirs dans le développement des obligations vertes. Le marché représentait 4,5 milliards d’euros en 2012 ; on s’attend à ce qu’il atteigne 28 milliards d’euros en 2014, et 100 milliards en 2016. De plus en plus de grandes entreprises comme EDF et GDF Suez, mais aussi Unilever ou Toyota, se sont lancées sur le créneau, naguère réservé à une poignée d’institutions financières internationales, notamment la Banque mondiale. Quelques jours avant le Sommet sur le climat de l’ONU qui s’est tenu à New York en septembre dernier, le Secrétaire général de l’organisation Ban Ki-Moon avait cité les « obligations vertes » comme l’un des rares domaines où l’on pouvait espérer des progrès à court terme.
Mais en l’absence de normes suffisamment fortes et acceptées de tous, ce produit financier reste sujet à tous les abus et à toutes les manipulations [11]. Particulièrement si on le laisse entre les mains de multinationales, comme GDF Suez, qui ont tout intérêt au statu quo énergétique. Craignant une répétition du fiasco des marchés carbone, 118 organisations de la société civiles ont adressé une lettre ouverte à Ban Ki-Moon pour lui demander de privilégier l’investissement public et le mettre en garde contre l’usage des « financements climatiques » pour payer des « énergies sales ».
« Le marché des obligations vertes n’en est qu’à ses premiers pas, et on voit déjà des obligations prétendument ‘vertes’ mises en relation avec des barrages destructeurs, déplore Ryan Brightwell du réseau Banktrack. Pour que ce marché ait une quelconque crédibilité comme moyen de lutter contre le changement climatique, les émetteurs doivent respecter des critères clairs et fondés scientifiquement quant à ce que l’on peut considérer comme ‘vert’ – tenant compte de l’ensemble des impacts sociaux et environnementaux des projets financés, et avec un ‘reporting’ transparent et public. »
Avec son obligation verte, GDF Suez est encore loin d’une telle manière de faire. Les associations demandent toujours que l’entreprise exclue Jirau et tout autre grand barrage du périmètre de ses investissements, et qu’elle s’engage à mettre en œuvre une procédure transparente et contradictoire d’allocation des fonds. Pour soutenir ces revendications, rendez-vous sur le site des Prix Pinocchio. Les votes sont ouverts jusqu’au 17 novembre.
Olivier Petitjean
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Photo : Dean Beyett CC (une). Planète Amazone.