14.04.2014 • Bangladesh

« Depuis la catastrophe du Rana Plaza, les ouvrières du textile se sont radicalisées. »

Près d’une année après la catastrophe du Rana Plaza, qu’est-ce qui a changé sur le terrain au Bangladesh ? Au-delà des effets d’annonce et des promesses des grandes marques occidentales, les conditions de travail et de vie des ouvrières du textile ont-elles connu des améliorations concrètes ? Rencontre avec une ouvrière rescapée du drame et deux syndicalistes bangladais, de passage à Paris.

Publié le 14 avril 2014

Le 24 avril 2013, au Bangladesh, s’effondrait l’immeuble du Rana Plaza, qui abritait plusieurs ateliers de confection. 1138 personnes – principalement des ouvrières textiles – ont perdu la vie dans ce qui constitue l’une des plus importantes catastrophes industrielles de l’histoire. Le drame a attiré l’attention des médias et de l’opinion publique internationale sur les conditions de travail des ouvrières du textile au Bangladesh et sur la responsabilité des entreprises multinationales qui se fournissent dans les usines du pays. Les ateliers du Rana Plaza travaillaient, directement ou indirectement, pour des marques connues de tous – y compris les françaises Carrefour, Auchan et Camaïeu.

Dans la foulée du drame, la plupart des grandes marques de vêtements occidentales se sont engagées, dans le cadre de l’Accord sur la sécurité des usines textiles au Bangladesh, à améliorer les conditions de travail des ouvriers et ouvrières de leurs fournisseurs. Mais, derrière la communication savamment orchestrée des grands groupes, les progrès sur le terrain restent modestes. Certaines entreprises concernées refusent encore, par exemple, de participer au fonds d’indemnisation des victimes du Rana Plaza. Et les autres problèmes, comme celui des salaires ou du partage des responsabilités entre donneurs d’ordre internationaux et patrons d’usines bangladais, restent entiers.

En France, l’ONG Peuples Solidaires et le collectif Éthique sur l’étiquette veulent faire monter la pression sur Carrefour, Auchan et Benetton, qui refusent encore à ce jour de contribuer financièrement au fonds de compensation. Ils ont accueilli à Paris Shila Begum, ouvrière rescapée du Rana Plaza, ainsi que Shahidul Islam Shahid et Safia Pervin de la National Garment Worker’s Federation (NGWF), l’un des principaux syndicats du secteur textile bangladais. Une occasion de faire le point sur les avancées obtenues sur le terrain, près d’un an après le drame.

Qu’est-ce qui a changé concrètement dans le secteur textile au Bangladesh depuis l’effondrement du Rana Plaza ?

Shahidul Islam Shahid : Il y a eu plusieurs développements au Bangladesh suite à la catastrophe du Rana Plaza et à celle de Tazreen quelques mois auparavant [1]. Le principal est que des centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières du textile sont descendus dans les rues pour manifester, contraignant le gouvernement du Bangladesh à adopter un « Plan d’action » pour la sécurité des travailleurs. Dans ce cadre, le gouvernement a lancé un programme d’inspection de toutes les usines textiles, pour évaluer les risques d’incendie ou d’effondrement. Ces inspections ont mené à la fermeture de 200 usines. D’autre part, toujours suite à cette mobilisation, le salaire minimal des ouvriers du textile a été augmenté de 77% [d’environ 28 euros à 50 euros par mois, NdE [2]]. Le gouvernement a également levé toutes les restrictions sur le droit des ouvriers textiles à se réunir et à se syndiquer, et il a introduit plusieurs amendements favorables aux travailleurs dans le code du travail du Bangladesh. Enfin, un fonds de compensation et de réhabilitation des victimes du Rana Plaza et de leurs familles a été mis en place.

Il y a aussi eu des développements au niveau international. Le premier est bien sûr la signature de l’Accord sur la sécurité des usines au Bangladesh par un grand nombre de multinationales occidentales. D’autre part, le président Obama a annoncé un plan d’action pour le Bangladesh et suspendu l’application du « système de préférences généralisées » (SPG) pour les marchandises du Bangladesh sur le marché américain [3]. L’Union européenne a également menacé de suspendre l’application du SPG si les conditions de travail des ouvrières du textile ne s’amélioraient pas au Bangladesh.

Sur le terrain, pour les ouvrières qui travaillent dans les usines, y a-t-il des changements concrets ?

Shahidul Islam Shahid : Certaines choses ont changé. Auparavant, les portes des usines étaient tout le temps fermées à clé, ce qui contribuait à augmenter le nombre de victimes en cas d’accident. Maintenant, elles restent ouvertes. Les directeurs d’usine sont devenus plus prudents et plus soucieux de la sécurité des ouvrières, alors qu’ils refusaient d’aborder ces problèmes. Il y a une raison très simple à cela : tous les propriétaires des usines du Rana Plaza – sauf ceux de nationalité philippine – sont aujourd’hui en prison.

En France, on parle seulement de ce que font (ou ne font pas) les grandes marques occidentales pour les conditions de travail au Bangladesh. Vous semblez suggérer que c’est avant tout la mobilisation des ouvriers et ouvrières qui a permis d’obtenir des changements.

Safia Parvin : Effectivement, suite au drame du Rana Plaza, il y a eu une vague de syndicalisation dans notre organisation. C’est un phénomène qui concerne toute l’industrie textile du pays. Les ouvrières se sont radicalisées, et elles n’ont plus peur.

Shahidul Islam Shahid : Les changements sont le résultat d’une combinaison des deux facteurs : la mobilisation des ouvrières et l’influence des donneurs d’ordre. Les grandes marques occidentales sont celles qui ont le plus profité de la sueur et du sang des ouvrières. Elles doivent donc prendre leurs responsabilités et s’occuper des victimes et des autres ouvrières, au même titre que les propriétaires bangladais des usines.

Comment le mouvement des ouvrières textiles est-il perçu par le reste de la population au Bangladesh ?

Safia Parvin : Le reste du pays est solidaire avec nous. Ils encouragent les ouvrières à se syndiquer et à revendiquer leurs droits.

Aller travailler dans les usines textiles est-il toujours vu comme une opportunité pour les femmes, malgré les catastrophes et les mauvaises conditions de travail ?

Shila Begum : Ces femmes n’ont pas le choix. C’est le seul métier qui leur soit accessible et qui leur offre un minimum d’indépendance financière. Elles n’ont pas le luxe de choisir le métier qu’elles veulent faire.

On a parfois l’impression que les grandes marques occidentales donneuses d’ordre et les patrons d’usine bangladais essaient de se renvoyer mutuellement la responsabilité des problèmes dans les usines textiles. Quel est le juste partage des responsabilités ?

Safia Parvin : C’est une responsabilité partagée. Lorsque des multinationales décident de s’approvisionner au Bangladesh, elles se doivent de faire attention aux conditions de travail et de sécurité de la main d’œuvre là où elles investissent.

Depuis le Rana Plaza, les patrons d’usines bangladais jouent-ils le jeu, ou bien ont-ils tendance à freiner le progrès en matière de conditions de travail et des libertés syndicales ?

Safia Parvin : Je ne dirais pas que les patrons nous empêchent de progresser, mais ils ne nous aident pas non plus. Ils expriment souvent leurs craintes pour l’économie du Bangladesh, en disant à leurs ouvrières que si l’on pose trop de conditions aux entreprises étrangères, celles-ci n’investiront plus dans le secteur textile au Bangladesh, et qu’il n’y aura plus de travail.

Et du côté du gouvernement bangladais ?

Safia Parvin : Le gouvernement bangladais est pris dans un double discours. D’un côté, il nous soutient et nous aide concrètement. De l’autre, il est sur la même ligne que les patrons d’usine. Les patrons d’usines sont très proches des dirigeants politiques bangladais ; parfois ce sont les mêmes personnes.

Les améliorations récentes du code du travail bangladais en termes de droit de réunion et d’association des ouvriers et ouvrières dans leurs usines sont-elles appliquées sur le terrain ?

Safia Parvin : Notre moyen d’action principal reste la manifestation de rue. Ce n’est pas comme en Europe où les travailleurs se réunissent dans l’enceinte même de leur entreprise pour discuter entre eux ou avec la direction. Lorsqu’on nous informe d’une atteinte aux droits des ouvrières dans une usine, nous nous y rendons tous, avec une délégation aussi massive que possible. C’est le principal moyen de faire pression sur les patrons concernés ou sur le gouvernement.

Dans le cadre de l’Accord sur la sécurité, il était prévu qu’un comité de représentant des travailleurs se mette en place dans chaque usine pour assurer le suivi des inspections.

Safia Parvin : Dans le cadre de l’application de l’Accord, des représentants des syndicats (y compris le nôtre) participent aux inspections des usines. Les ouvrières syndiquées dans les usines elles-mêmes contribuent aussi aux inspections. Il est encore trop tôt pour évaluer précisément le nombre d’usines où un comité de suivi des questions de sécurité a effectivement été mis en place. Le processus n’en est qu’à ses premiers pas. Il est clair qu’à ce stade, il y a encore beaucoup d’usines où ce comité n’a pas été mis en place.

Où en est-on sur la question du salaire minimum ? Le groupe H&M a annoncé qu’il allait augmenter les salaires de ses ouvriers textiles et aurait même créé des « usines modèles » au Bangladesh et au Cambodge.

Safia Parvin : L’augmentation du salaire minimal que nous avons obtenue l’année dernière n’est qu’une étape. Nous allons poursuivre la lutte pour obtenir plus. Nous continuerons tant que nous n’aurons pas obtenu un salaire de vie décent [estimé à 250 euros mensuels au Bangladesh, NdE].

Shahidul Islam Shahid : Le patron de H&M s’est rendu à Dhaka pour rencontrer des représentants gouvernementaux et patronaux. Il a proposé que H&M paie directement le salaire des ouvriers dans les usines où le groupe s’approvisionne. Mais les associations professionnelles des propriétaires d’usines s’y sont opposées. Pour notre part, nous saluons les annonces du patron de H&M et nous sommes favorables à la mise en place d’un mécanisme pour que les marques occidentales paient directement les salaires des ouvriers. Mais nous n’avons pas connaissance d’initiatives concrètes à ce stade.

Dans quelle mesure les ouvrières du textile au Bangladesh ont-elles conscience de faire partie d’une économie globalisée, où leurs homologues dans d’autres pays (comme le Cambodge récemment) luttent elles aussi pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail ?

Shahidul Islam Shahid : Lorsque le gouvernement cambodgien a fait ouvrir le feu sur des ouvriers et ouvrières textiles qui manifestaient en fin d’année dernière, nous avons organisé une manifestation de soutien à Dhaka. Le mois dernier, nous avons organisé une rencontre avec des syndicats du Cambodge, d’Indonésie, d’Inde et du Népal. Nous essayons de construire ensemble une lutte au niveau régional, mais cela prendra du temps.

Qu’attendez-vous de l’Europe aujourd’hui ?

Shahidul Islam Shahid : Les grandes marques doivent prendre leurs responsabilités pour compenser les victimes du Rana Plaza et, au-delà, pour améliorer effectivement les conditions de travail et les salaires des ouvrières du textile. Au-delà, la menace de l’Union européenne de suspendre le SGP pour les importations textiles du Bangladesh nous inquiète beaucoup. Cela ne va pas résoudre les problèmes actuels, et cela va engendrer de nouveaux problèmes. Les usines textiles du Bangladesh emploient quatre millions de personnes, dont 85% de femmes, qui ont pour la plupart autour de 20 ans. Aucun autre pays musulman au monde n’a autant de femmes au travail. Le secteur textile a contribué au progrès social de notre pays, en rendant ces jeunes femmes financièrement indépendantes et en leur donnant la capacité de prendre des décisions sur leur propre vie.

Les États-Unis sont un débouché commercial relativement insignifiant pour le Bangladesh par comparaison avec l’Union européenne, qui représente 66% de nos exportations textiles. Si l’Europe suspend l’application du SGP, l’industrie textile du Bangladesh va mourir. En plus de mettre au chômage quatre millions d’ouvrières, cela va renforcer les forces politiques fondamentalistes, qui dénoncent déjà aujourd’hui le secteur textile et la liberté que celui-ci offre aux jeunes femmes. Nous demandons aux gouvernements européens de ne pas suspendre le SGP.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

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Photo : Solidarity Center cc

Notes

[1Incendie survenu dans une usine textile de Dhaka le 24 novembre 2012, qui a fait 117 victimes.

[2Les syndicats revendiquaient dans un premier temps un salaire minimal de 100 dollars par mois, c’est-à-dire 76 euros.

[3Dispositif mis en place dans le cadre du GATT et de l’Organisation mondiale du commerce pour faciliter l’entrée sur les marchés occidentaux et supprimer les droits de douane sur certaines marchandises en provenance des pays en développement. La mise en place du SPG a été l’une des conditions de l’essor du secteur textile au Bangladesh.

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